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Full text of "La grande mascarade parisienne. Texte et dessins par A. Robida"

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I 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


UNE   VIE 
DE    POLICHINELLE 


1)65-82  —  IMPRIMERIE    D.    BARD1N    ET    C%    A    SAINT-GERMAIN. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


UNE  VIE 

DE  POLICHINELLE 


TEXTE    ET    DESSINS 


^.     ROBIDA 


PARIS 

LIBRAIRIE    ILLUSTRÉE  I        LIBRAIRIE  M.  DREYFOUS 


7,    RUE    DU   CROISSANT. 


FAUBOURG    MONTMARTRE,    l3. 


PQ 

>73 


LA  GRANDE  MASCARADE 

PARISIENNE 


PREMIÈRE     PARTIE 


UNE  VIE  DE  POLICHINELLE 

i 

L'hôtel  Hippocrate  un  lendemain  de  carnaval.  —  Le  testament  de  feu  Bad:nard.  — 
Étrange  mission  dévolue  à  M.  Antony  Caiasscl.  —  L'alnum  aux  soii_n::-iix-sept 
portraits  compromettant*. 

Ils  étaient  deux,  l'un  gros  et  rond,  l'autre  long  et 
sec,  l'un  rouge  et  chauve,  l'autre  jaune  et  chevelu,  mais 
tous  les  deux  sanglés  dans  une  redingote  noire,  tous  les 
deux  majestueusement  cravatés  de  blanc,  tous  les  deux 
portant  haut  le  nez  surmonté  de  lunettes.  —  une  paire 
à  branches  d'or,  une  paire  à  branches  d'argent.  —  et 
tous  les  deux  porteurs  d'un  grand  portefeuille  noir  bourré 
de  papiers,  évidemment  timbrés. 

Le   premier,  le  gros  rond,  rouge  et  chauve.   : 
autre  que  M*  Tiparel,  notaire,  52.  rue  du  Bac,  la  meilleure  étude  de  Paris;  le 
second,  le  monsieur  long,  sec,  jaune  et  chevelu,  avait  le  droit  d'insor.: 
Liv.  i. 


M»  Taparel 

et  M.   N 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


ses  cartes  de  visite  le  nom  harmonieux  de  Nestor  Miradoux,  avec  cette  qua- 
lification :  Principal  clerc  de  M*  Taparel. 

La  porte  devant  laquelle  Me  Ta;  arel  et  M.  Miradoux  s'étaient  arrêtés 
indécis  était  celle  de  l'hôtel  Hippocrate,  rue  de  l'École  de  médecine,  l'hôtel 
meublé  le  moins  sérieux  de  ce  folâtre  quartier  des  Écoles. 

—  M.  Antony  Cabassol?  demanda  enfin  M8  Taparel  en  franchissant  la 
porte. 

—  Au  troisième,  porte  n°  24,  répondit  une  voix  s'échappant  d'une  sorte 
de  cage  vitrée. 

—  Il  n'est  pas  sorti?  demanda  M.  Miradoux. 

Un  ricanement  fut  la  seule  réponse  qui  sortit  de  la  cage. 

M°  Taparel  et  M.  Miradoux,  toujours  solennels,  s'engagèrent  dans  un 
couloir  et  gravirent  l'escalier  du  premier  étage  ;  au  bruit  de  leurs  pas,  une 
porte  s'ouvrit  sur  le  palier,  une  longue  pipe  sortit,  tandis  qu'une  voix  de 
basse  disait  au  bout  de  la  pipe  : 

—  Eh  bien,  Jules,  et  ces  bocks?  animal. 

Me  Taparel  et  M.  Miradoux  négligèrent  de  répondre. 
Une  autre  porte  s'était  ouverte,  et  du  fond  d'un  couloir  une  voix  de 
femme  s'écriait  : 

—  Garçon,  nos  bottes  ! 

M0  Taparel  et  M.  Miradoux,  mettant  encore  plus  de  solennité  sur  leur 
figure,  entamèrent  l'ascension  du  second  étage.  Des  portes  s'cuvraienl  aussi 
dans  les  couloirs  de  ce  second  étage,  et  l'on  entendait  des  frottements  de 
jupes;  deux  femmes  les  attendaient  sur  le  palier,  penchées  au-dessus  de  la 
rampe.  Me  Taparel,  qui  s'avançait  le  premier,  vit  avec  inquiétude  qu'elles 
étaient  légèrement  décolletées.  L'une  de  ces  dames  n'avait  qu'un  jupon  et 
pas  même  de  camisole  pour  cacher  les  opulences  de  son  corsage  ;  elle  tenait 
à  la  main  un  pot  à  eau  et  une  serviette. 

—  Comment,  ce  n'est  pas  Jules  !  dit  la  première  en  voyant  poindre  les 
lunettes  d'or  et  la  cravate  blanche  de  Me  Taparel. 

—  En  voilà  une  boite!  le  garçon  est  toujours  sorti.  Vous  ne  l'avez  pas 
rencontré?  demanda  la  seconde. 

—  Non,  madame  !  répondit  le  notaire. 

—  Garçon  !  cria  une  voix  d'homme. 

—  Des  petites  nèfles  !  répondit  une  demoiselle  qui  venait  J'entr'ouvrir 
une  porte  pour  chercher  ses  bottines  sur  le  paillasson. 

Me  Taparel  toussa  légèrement  dans  sa  cravate  pour'raffermir  sa  solennité, 
et  prit  la  rampe  du  troisième  étage. 

—  Oh!  là,  là,  fit  d'une  voix  aiguë  la  dame  ou  demoiselle  qui  venait  de 
chercher  inutilement  ses  bottines.  Viens  donc  voir,  Charles,  je  parin  que 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


c'est  le  paternel  à  Chose,  de  là  haut,  qui  vient  pour  embêter  son  fils...  gare 
là-dessous! 

Il  y  eut  des  froufrous  de  robes  en  hiiut,  une  porte  se  referma  vivement. 

Il  n'y  avait  personne  sur  le  palier.  M0  Taparel  en  eut  quelque  satisfaction. 

—  Le  n°  24,  voyons,  fit-il  en  s'engageant  dans  le  couloir,  voilà  16,  17,  18. 

La  porte  du  18  était  grande  ouverte,  M°  Taparel  et  M.  Miradoux  ne  purent 
faire  autrement  que  d'apercevoir  «ne  petite  blonde  boulotte)  qui  se  carrait 


Si  je  m'en  «liais  comme  ça  prendre  le  tramway! 


les  mains  dans  les  poches  devant  une  armoire  à  glace,  dans  un  costume  de 
Pierrette  un  peu  frippé,  en  criant  à  pleine  gorge  : 

—  Dis  donc,  Coco,  zut  pour  le  mercredi  des  Gendres  !  si  je  m'en  allais 
comme  ça  prendre  le  tramway?  Dis,  Coco? 

Un  peu  plus  loin,   dans  la  chambre  n°  22,  un  jeune  homme  brossait 
mélancoliquement  un  paletot. 

—  Garçon,  dit-il  en  entendant  les  pas  du  notaire,  si  vous  entendez  un 
marchand  d'habits,  vous  me  l'enverrez. 

M0  Taparel  avait  trouvé  le  n°  24  et  frappait  à  la  porte.  Rien  ne  répondit. 
Me  Taparel  frappa  trois  fois  sans  plus  de  succès. 

—  La,  clef  est  sur  la  porte,  entrons,  fit-il  à  la  fin,  je  ne  pense  pas  qu'ici 
cela  soit  considéré  comme  une  indiscrétion. 

Et  les  deux  habits  noirs  s'insinuèrent  dans  une  chambre  qui  leur  parut  sur- 
tout meublée  d'un  nombre  infini  de  photographies  épinglées  au  papier  de  tenture. 

—  Il  n'y  a  personne,  fit  Miradoux. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Et  les     bocks,  animal? 


Un  ronflement  formidable  répondit  à  cette  affirmation.  Le  notaire  et  son 
principal  clerc  tournèrent  leurs  regards  vers  le  lit.  Il  était  en  désordre, 

comme  toute  la  chambre,  d'ailleurs,  mais 
l'auteur  du  ronflement  ne  s'y  trouvait  point. 
M0  Taparel  et  M.  Miradoux  levèrent  les  yeux 
au  plafond,  puis  les  ramenèrent  au  plancher, 
le  ronflement  continuait  toujours,  clair  et 
distinct. 

—  Cela  vient  de  par  là,  pourtant,  dit  le 
notaire  en  retournant  vers  le  lit. 

—  Ah  I  fit  Miradoux  en  découvrant  dans 
la  ruelle  deux  jambes  sortant  de  l'ombre, 

voici  probablement  les  jambes  de  M.  Cabassol,  il  sera  tombé  derrière  son 
lit,  l'infortuné  jeune  homme  I 

—  Vite  !  retirons-le  de  cette  fâcheuse  position  !  dit  le  notaire  en  s'attelant 
aux  jambes  de  l'infortuné  Cabassol. 

Le  ronflement  s'arrêta  subitement. 

—  Cornéliel  c'est  mal  ce  que  tu  fais  là...  tu  m'abandonnes!  murmura  le 
ronfleur  d'une  voix  pleurarde. 

La  moitié  du  corps  de  Cabassol  était  sortie  de  la  ruelle,  mais  Cabassol  se 
débattait  pour  ne  pas  quitter  son  asile. 

—  Aidez-moi,  Miradoux,  dit  le  notaire.  A  nous  deux 
nous  en  viendrons  à  bout. 

Et  le  ronfleur,  malgré  sa  résistance,  fut  bientôt 
amené  au  jour  et  assis  sur  son  lit,  où  il  resta  en  con- 
templant avec  des  yeux  étonnés  ces  visiteurs  inatten- 
dus. 

Me  Taparel  et  son  principal  clerc  s'aperçurent  alors 
que  M.  Cabassol  portait  un  costume  étrange,  composé 
d'un  maillot  bariolé  de  dessin?  aux  vives  couleurs,  de 
couvertures  effilochées,  de  colliers  de  dents  d'animaux, 
de  plumes  et  de  perruques  suspendues  à  la  ceinture. 
Sur  la  figure  de  Cabassol  quelques  restes  de  tatouages  déteints  se  voyaient 
encore,  mais  disparaissaient  rapidement  sous  les  frottées  énergiques  dont  il 
se  bourrait  pour  achever  de  se  réveiller. 

--  Pardon  de  vous  avoir  dérangé,  dit  enfin  le  notaire,  mais  est-ce  bien 
à  M.  Antony  Cabassol  que  j'ai  l'honneur  de  parler? 

—  A  lui-même,  fit  d'un  signe  de  tête  le  sauvage  Cabassol. 

—  Très  bien  !  Je  suis  Me  Taparel,  notaire  à  Paris,  et  je  viens  vous  entre- 
tenir d'une  affaire  importante  ! 


Garçon,  nos  bottes  ! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Les  couloirs  de  l'hôtel  Hippocrate. 

Cabassol,  tout  à  fait  réveillé,  bondit  et  se 
trouva  sur  ses  jambes. 

— Notaire,  n'est-ce  pas? balbutia-t-il, notaire, 
pas  huissier? 

—  Notaire  à  Paris,  prononça  Miradoux. 
Cabassol  poussa  un  soupir  de  satisfaction. 

—  Asseyez-vous,  je  vous  prie,  dit-il  en  se 
précipitant  vers  un  fauteuil  rouge  et  vers  une 
chaise  qu'il  traîna  devant  ses  visiteurs. 

—  Vous  êtes  bien,  reprit  le  notaire  en  ouvrant  sa  serviette  bourrée  de 
papiers,  vous  êtes  bien  monsieur  Georges-Antony  Cabassol,  étudiant  en... 

—  En?  répéta  Cabassol. 

—  Oui,  étudiant  en  quoi? 

Cabassol  sembla  chercher  dans  ses  souvenirs. 

—  Voyons,  étudiant  en  droit  ou  en  médecine?  ah!  voilà,  je  ne  suis  pas 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


encore  décidé...  j'attends...  je  consulte  mes  goûts...  il  n'y  a  que  quatre  ans 
que  je  suis  à  Paris  ! 

—  Soit,  mettons  simplement  étudiant,  poursuivit  Me  Taparel,...  né  à 
Castelnaudary  et  cousin  de  M.  Badinard. 

—  Oh!  cousin  éloigné,  très  éloigné!  Les  Badinard  sont  imbéciles  de 
père  en  fils;  j'ai  diné  une  fois  chez  lui  à  Saint-Germain  dans  son  castel, 
comme  il  disait,  ce  crétin  de  marchand  d'huiles... 

—  ...  Et  cousin  de  feu  M.  Badinard,  reprit  le  notaire  en  appuyant  sur 
le  mot  feu. 

—  Ah!  fit  Cabassol,  feu  M.  Badinard... 

—  En  qualité  de  notaire  et  d'exécuteur  testamentaire  de  feu  M.  Badinard, 
je  viens  vous  prier  de  vouloir  bien  m'accompagner  jusqu'à  mon  étude  pour 
y  entendre  la  lecture  du  testament  dudit.  En  me  chargeant  de  l'exécution 
de  ses  dernières  volontés,  M.  Badinard  m'a  recommandé  de  vous  aller 
chercher  moi-même  à  votre  domicile  et  de  vous  emmener  sans  perdre  ui.e 
minute,  et  toute  affaire  cessante  dans  mon  cabinet.  Le  testament  ainsi  qu'une 
petite  boîte  y  annexée  vous  attendent,  et  je  ne  doute  pas  que  la  communica- 
tion des  dernières  volontés  de  feu  votre  cousin  ne  vous  soit  agréable... 

Antony  Cabassol  était  retombé  sur  son  lit. 

—  Pardon,  monsieur,  balbutia-t-il,  vous  êtes  notaire,  c'est  une  noble 
fonction  qui  vous  revêt  d'un  caractère  sacré...  mais...  ce  que  vous  me  dites.., 
ça  n'est  pas  une  blague? 

L'air  indigné  de  M*  Taparel  et  de  M.  Miradoux  convainquirent  Cabassol. 

—  Ali!  ce  pauvre  cousin,  feu  Badinard!...  Et  moi  qui  n'en  savait  rien! 
J'ai  dîné  chez  lui  il  y  a  dix-huit  mois,  et  je  me  souviens  maintenant  qu'il 
me  considérait  avec  un  air  tout  particulier...  qu'il  m'interrogeait  paternel- 
lement sur  mes  habitudes,  sur  mes  aptitudes,  et  même,  je  me  souviens,  sur 
mes  succès  auprès  des  ...  si  bien  que  je  l'appelais  le  cousin  Batifolard!... 
Pauvre  Badinard  !  belle  famille  !  tous  très  forts...    ; 

—  De  père  en  fils  !  dit  le  notaire. 

—  Partons,  messieurs,  reprit  Cabassol,  allons  à  l'étude... 

—  Un  instant!  vous  êtes  encore  en  sauvage... 

—  Ah!  c'est  vrai...  j'oubliais...  c'était  hier  le  mardi  gras;  il  y  avait  bal 
chez  Raphaël  Taupin,  un  peintre  distingué  de  mes  amis,  et  j'y  suis  allé  en 
gue  rier  apache.  J'ai  eu  beaucoup  de  succès  ;  mon  costume  était  assez  réussi 
comme  vous  pouvez  le  voir...  Ah!  si  j'avais  seulement  un  ulster! 

—  -  Comment,  un  ulster? 

—  Oui,  ce  serait  plus  commode,  car,  s'il  faut  tout  vous  avouer,  ce  costume 
d'apache  compose  à  lui  tout  seul  toute  ma  garde-robe  actuelle,  le  reste  est 
où  vous  savez  ! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


-^-  Comment  où  je  sais? 

—  Au  clou,  parbleu!  Voilà  ce  que  c'est  :  mon  costume  à  moi  ne  coûtait 
pas  grand'chose  comme  exécution  :  des  idées  artistiques,  du  bon  goût,  et 
c'était  tout;  mais  il  y  avait  celui  de  Cornélie... 

—  Cornélie? 

—  Oui,  Cornélie,  ma  faiblesse  actuelle...  Je  rougis  de  vous  faire  tous  ce* 
aveux!... 

—  Au  contrairp,  jeune  homme,  au  contraire!  ne  rougissez  pas...  Cor- 


Cabassol  contemplait  avec  des  yeux  étonnés  ces  visiteurs  inattendus. 

nélie!  ah  !  il  y  a  une  Cornélie,  c'est  très  bien,  c'est  excellent,  en  qualité 
d'exécuteur  testamentaire  de  feu  Badinard,  cela  me  ravit.  Du  haut  du  ciel 
il  doit  être  content  de  vous  ! 

—  Alors,  je  puis  vous  avouer  Cornélie?  Il  y  avait  donc  le  costume  de 
Cornélie,  un  délicieux  costume  de  cantinière  apache,  allant  porter  l'eau  de 
feu  ians  le  sentier  de  la  guerre  !  C'est  pour  cette  cantinière  apache  que  j'ai 
dû  me«re  toute  ma  garde-robe  au  clou. 

Depui.  une  minute,  M.  Miradoux  baissait  la  tête  et  regardait  sous  le  lit. 

—  Qu  ea-ce  que  vous  cherchez?  demanda  Cabassol. 

—  Mais..  Cornélie? 

—  Hélas  !  'c  croyais  être  revenu  avec  elle,  mais  je  m'aperçois  que  je 
dois  l'avoir  laisse  au  bal  chez  Taupin. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Alors,  comment  faire  si  vous  n'avez  pas  d'autre  costume? 
Gabassol  courut  vers  une  commode  et  bouleversa  les  tiroirs. 

—  Je  n'ai  que  cela,  dit-il  en  revenant  avec  quelques  petits  papiers,  voici 
trois  reconnaissances  ! 

Nous  sommes  sauvés   alors,  s'écria  le   notaire;  M.  Miradoux,  mon 

principal  clerc,  va  courir  dégager  votre  garde-robe,  c'est  un  peu  en  dehors 
des  habitudes  notariales,  mais  enfin,  il  le  fautl 

M.  Miradoux  prit  les  reconnais- 
sances, reçut  quelques  indications  du 
jeune  homme  et  partit  vivement. 
Après  trois  grands  quarts  d'heure 
d'attente  il  reparut,  suivi  d'un  com- 
missionnaire, porteur  d'un  fort  pa- 
quet. 

Cabassol,  débarbouillé  et  débar- 
rassé de  ses  tatouages,  fut  bien  vite 
habillé. 

—  Et  maintenant,  messieurs,  je 
suis  à  vous,  dit-il. 

Et,  ouvrant  la  porte,  il  laissa  pas- 
ser le  notaire  et  son  principal  clerc. 
L'hôtel  Hippocrate  était  un  peu  plus  tranquille.  Jules,  le  garçon,  était 
revenu  avec  les  bocks  des  uns  et  les  bottines  des  autres. 

—  Jules,  dit  solennellement  Gabassol  en  passant,  si  Gbrnélie  revient, 
vous  lui  direz  que  je  suis  parti  pour  Gastelnaudary,  et  soyez  sévère. 

M°  Taparel  avait  sa  voiture  à  la  porte,  les  trois  hommes  y  prirent  place 
et  roulèrent  vers  la  rue  du  Bac.  En  route,  Gabassol,  anxieux,  ne  parla  que 
de  son  cousin  feu  Badinard,  et  chercha  à  deviner  l'importance  du  legs  que 
ce  cher  Badinard  devait  lui  avoir  réservé. 

En  arrivant  les  trois  hommes  traversèrent  l'étude  au  grand  émoi  des 
clercs,  évidemment  instruits  de  la  situation,  et  pénétrèrent  dans  le  cabinet 
du  notaire. 

—  Monsieur  Antony  Cabassol,  donnez-vous  la  peine  de  vous  asseoie 
prononça  cérémonieusement  M0  Taparel. 

Et,  sans  se  presser,  le  notaire  marcha  vers  une  grande  caisse  de  fer, 
l'ouvrit,  en  tira  quelques  papiers,  ainsi  qu'une  boîte  fermée  par  Je  grands 
cachets  rouges,  et  vint  s'asseoir  devant  son  grand  bureau. 

—  Mais,  dit  timidement  Gabassol,  et  les  autres...  les  autres  /arents? 

—  Dans  un  préambule  au  testament  que  je  vais  avoir  l'hrnneur  de  vous 
lire,  préambule  contenant  mes  instructions,  M.  Badinard  a~carté  formelle- 


Ju)ps  était  revenu  avec  lea  bocks. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


Portrait  authentique  de  M' 

Liv*.  2. 


rd,  entouré  de  qu 


elgjiea  ligures  tirées  de  l'album  de  cette  dame. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


ment  tous  ses  autres  parents  et  amis,  et  il  a.  exprimé  la  volonté  que  son  testa- 
ment vous  fût  lu  à  vous  seul,  en  présence  de  M.  Miradoux,  mon  principal 
clerc. 

Cabassol  se  cramponna  aux  bras  de  son  fauteuil. 

—  Je  commence  donc,  dit  le  notaire 
en  tirant  d'une  enveloppe  une  feuille  de 
papier  timbré  : 

«    CECI    EST   MON    TESTAMENT 

«  Moi,  Jean  Timoléon  Badinard,  sain 
d'esprit,  mais  cloué  par  la  goutte  dans 
mon  fauteuil,  je  déclare  ici  avoir  le  cœur 
navré  et  me  sentir  l'âme  profondément 
abattue  par  des  désillusions  conjugales. 

«  Je  viens  de  découvrir  caché  dans 
un  guéridon  de  la  chambre  de  ma  femme, 
un  album  contenant  soixante -dix -sept 
photographies  masculines,  portant  pour 
la  plupart  des  mentions  et  des  dédicaces, 
qui  me  semblent  compromettantes.  Ma 
femme  m'avait  paru  jusqu'ici  au-dessus 
du  soupçon,  elle  s'est  toujours  montrée, 
dans  le  cours  de  cinq  années  de  vie  con- 
jugale, d'un  caractère  si  parfaitement  dé- 
sagréable que  je  me  croyais  à  l'abri  des 
risques  ordinaires.  Je  me  trompais,  elle 
me  trompait! 

«  Après  de  mûres  réflexions,  et  dans 
l'impossibilité  où  je  suis,  vu  ma  goutte, 
de  courir  sus  aux  soixante-dix-sept  per- 
sonnages de  l'album,  aux  soixante-dix- 
sept  infâmes  qui  l'ont  si  affreusement 
compromise  à  mes  yeux,  j'ai  résolu  de 
tirer  d'eux  une  vengeance  aussi  éclatante  que.  possible  par  procuration.  En 
conséquence,  je  donne  et  lègue  à  M.  Antony  Cabassol,  mon  cousin,  toute 
ma  fortune  particulière,  montant  à  quatre  millions  clairs  et  nets,  à  la  con- 
dition expresse  que  ce  jeune  homme  se  fera  mon  vengeur  et,  sans  mar- 
chander ses  peines  et  ses  soins,  infligera  la  peine  du  talion  à  chacun  de  mes 
soixante-dix-sept  rivaux. 


V 

La  cantinière  apache. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


u  OEil  pour  œil,  dent  pour  dental  Photographie  pour  photographie  1  Mon 
sérail  qu'un  jour  chacun  de  mes  soixante-dix-sejpit  ennemis  découvrît 
dans  le  guéridon  de  son  épouse  —  ou  de  sa  maîtresse,  le  portrait  de  Gabassol, 
mou  vengeur  ! 

u  !■  trois  .unir,-  à  M.  Antony  Gabassol  pour  compromettre 
soixante-dix-sept  personnes,;  je  charge  M1'  Taparel,  fflop  ami,  de  surveiller 
ses  opérations  et  de  lui  délivrer  largement  les  fonds  nécessaires,  au  fur  et  à 
mesure  «les  nécessités  de  ma  vengeance. 

a  S'il  se  montre  indigne  de  ma  confiance  et  s'il  ne  fournit  pas  au  bout 
des  brois  années  Boixante:dix-sept  vengeances  constatées,  ma  fortune,  frais 
déduits,  devra  servir  à  élever  dans  un  endroit  sain  et  désert,  à  vingt-cinq 
lieues  environ  de  Paris,  et  autant  que  possible  près  d'un  cours  d'eau  et  dans 
un  site  agréable,  un  REFUGE  pour  les  maris  maltraités  par  le  sort. 

«  Je  nomme  M0  Taparel  et  son  principal  clerc,  M.  Nestor  Miradoux,  mes 
exécuteurs  testamentaires,  et  je  les  charge  de  veiller  à  la  stricte  exécution  de 
mes  volontés. 

«  Saint-Germain,  le  18  aeût  18..... 

«    TlMOLÉON   BADINARD.    » 

Me  Taparel  se  tut.  Gabassol  se  passait  de  temps  en  temps  la  main  sur  le 
front  et  se  pinçait  comme  pour  bien  s'assurer  de  la  réalité  de  sa  préser  je  dans 
Le  cabinet  d'un  notaire  chargé  de  lui  annoncer  de  pareilles  choses. 

—  Eh  bien,  monsieur  Antony  Gabassol,  dois-je  conclure  de  votre  silence, 
demanda  le  notaire,  que  vous  acceptez  le  legs  de  feu  Badinard  et  les  graves 
obligations  qui  en  résultent  ? 

—  Si  j'accepte  ï  s'écria  Gabassol  en  sautant  sur  son  fauteuil,  si  j'accepte 
ce  legs  et  cette  noble  mission  !  Avez-vous  jamais  pu  douter  un  instant  que 
j'hésiterais  à  me  faire  le  vengeur  d'une  infortune  imméritée,  j'en  suis  sûr  I 

—  Très  bien!  j'aime  cette  chaleur,  et  je  suis  heureux  pour  mon  ami  feu 
Badinard  de  vos  belles  dispositions...  Je  vais  donc  vous  donner  communica- 
tion de  l'album  aux  soixante-dix-sept  photographies.  D'après  mes  instruc- 
tions, cet  album  ne  doit  pas  sortir  de  mon  étude,  vous  prendrez  note  des 
noms  et  qualités  des  personnages  photographiés,  et  vous  graverez  leurs  traits 

votre  mémoire.  Chaque  victoire  que  vous  remporterez  devra  être  cons- 
par  un  acte  notarié,  soit  par  une  lettre  de  la  personne  compromise, 
ou  même  une  photographie  avec  dédicace  flatteuse,  que  nous  annexerons  àla 
phot   \  l'album. 

asol  frappa  Bur  la  table  d'un  air  déterminé. 
M    Taparel  lit  sauter  les  cachets  du  paquet  contenaifl  les  photographies. 
L'album  apparut  revêtu  d'une  couverture  coquette  et  galante.  Au  centre  du 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


13 


Moi,  Jean-'l'liimoléuu   Bndinard 


maroquin  rose,  se  trouvait  un  cœur  doré  servant  de  cible  aux  flèches  de  quatre 
amours  disposés  aux  quatre  coins. 

—  Oh!  oh  !  fit  le  notaire,  la  reliure  est  significative.  Pauvre  Badinard  ! 


'!;h'">  '    ' 

L'album  de  Mfc»   Badin.ird. 

L'album  possédait  cent  quarante  cases,  soixante-dix-sept  seulement  se 
trouvaient  occupées  par  des  cartes  photographiques.  Les  trois  hommes,  pen- 
chés sur  la  table,  parcoururent  rapidement  le  volume. 


14  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Belle  collection  1  dit  enfin  M«  Taparel. 

—  Remarquable  collection,  affirma  M.  Miradoux. 

Il  y  avait  un  peu  de  tout  parmi  la  collection  des  ennemis  de  Badinard, 
sur  lesquels  le  vengeur  testamentaire  allait  avoir  à  se  précipiter  ;  des  mili- 
taires, des  diplomates,  des  Parisiens,  des  étrangers,  des  jeunes  gens  et  des 
hommes  mûrs,  des  moustaches  naissantes  et  des  crânes  chauves,  de  tout  enfin, 
jusque  un  gômmeux  nègre. 

Des  dédicaces  brûlantes  accompagnaient  la  plupart  de  ces  photographies. 

A  Elle 

son 

Félicien  Cabuzac! 

Si  je  t'aime,  ça  ne  se  demande  pas! 

Hans  Klopmann. 

Le  diable  emporte  ma  femme,  à  toi  mon  cœur  ! 

Achille  Vauberné. 

0  amour!  amour!  amour!  toujours!  toujours!  toujours! 
Ou  du  moins  le  plus  souvent  possible. 

Ve  Exupère  de  Champbadour. 

Moi  petit  nègre,  mangerais  bonne  blanche  à  tous  repas! 

LlLI-BoCANDA, 
ambassadeur  de  Zanguebar. 

En  avant!!! 

Capitaine  Bignol. 

Corpo  di  bacebo  !  si  jamais  les  horreurs  de  la  guerre  m'amenaient 
sous  vos  fenêtres,  j'enfoncerais  tout,  je  n'écouterais  ni  larmes  ni  prières 
et  ne  vous  ferais  pas  de  quartier.  Vous  en  valez  la  peine  ! 

Major  Buffarelli. 

A  toi  mon  âme  ! 

Cotignac  (du  Tarn). 

Ton  œil  est  un  poignard  enfoncé  dans  mon  âme. 

Ramon  Carabellas. 

Je  n'accorde  ma  mandoline 
/  Que  pour  chanter  ta  crinoline! 

Célestin  Bedarrous, 

poète  lyrique. 

Etc.,  etc.,  etc. 

Gabassol,  le  notaire  et  le  principal  clerc  se  regardèrent  pleins  d'indigna- 
tion. 

—  Oh  !  oh  ! 

—  Saperlipopette! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


15 


—  Sacrebleu  ! 

Ce  sacrebleu  venait  de  Gabassol  qui  jugeait  convenable  d'être  plus  indigné 
que  les  autre?. 

—  Sacrebleu  !  !  ! Je  propose,  messieurs,  d'ouvrir  les  hostilités  immé- 
diatement... 

—  Bravo  !  vous  n'avez  d'ailleurs  pas  de  temps  à  perdre,  soixante-dix-sept 
vengeances  en  trois  ans,  cela  fait_vingt  et  une  et  demie  par  an,  c'est  un  chiffre 
imposant  îllpeiitseprésnnterdesdifficultésàsurmonter,  desobslaclesàfranchir. 


OtAfifiC  />«*  Uwk?i5«(£ 


<â^ 


Refuge  pour  les  maris  maltraités  par  le  sort  (projet). 


—  Voulez- vousv  m'accorder  la  permission  d'émettre  un  avis?  s'écria 
M.  Nestor  Miradoux,  eh  bien,  mon  avis  serait  que  M.  Gabassol  entamât  plu- 
sieurs affaires  à  la  fois  pour  mener  les  choses  plus  rondement  ! 

-—  Vous  avez  raison  !  je  vais  choisir  dans  l'album  un  lot  de  quatre  per- 
sonnages, et  je  me  mettrai  immédiatement  en  campagne  ! 

—  C'est  cela,  dit  le  notaire,  M.  Nestor  Miradoux,  dont  je  connais  l'expé- 
rience et  les  hautes  capacités,  fera  toutes  les  courses  nécessaires,  toutes  les 
démarches  qu'il  faudra  pour  faciliter  votre  tâche,  dès  à  présent,  il  ne  va  plus 
que  s'occuper  de  la  succession  Badinard. 


10 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Cabassol  ouvre  les  hostilités  et  débute  en 
révolutionnant  Bullier.  —  Un  notaire  qui 
se  dérange. 


L'héritier  de  feu  Badinard  était  un 
jeune  homme  énergique.  Une  situation 
si  nouvelle  pour  lui,  tout  à  l'heure 
encore  réduit  par  le  manque  d'ar- 
gent, à  rester  dans  ses  appartements 
en  costume  d'apache,  n'avait  jeté 
dans  son  âme  qu'un  trouble  momen- 
tané; maintenant  il  avait  repris  toute 
son  assurance  et  voulait  se  montrer  à 
la  hauteur  des  circonstances. 

Assis  calme  et  ferme  devant  le  bu- 
A  Buiiier.  reau  de  MB  Taparel,  il  feuilletait  l'al- 

-  bum  aux  photographies  pour  y  cher- 
cher ses  quatre  premières  victimes.  Tout  à  coup  il  poussa  une  exclamation 
d'étonnement. 

—  En  voilà  un  que  je  connais,  dit-il,  en  montrant  la  photographie  d'un 
jeune  homme  barbu,  ornée  de  cette  dédicace  : 

A  ELLE 

L'amour  a  mordu  mon  cœur  comme  un  bocal  de  sangsues! 

Paul  Matassin. 

—  Vous  le  connaissez,  demanda  Me  Taparel,  c'est  un  pharmacien? 

—  Non,  c'est  un  étudiant  en  médecine,  un  de  mes  amis Mais,  rassurez- 

rous,  du  moment  où  il  s'agit  de  l'exécution  de  mon  mandat,  je  ne  connais 

plus  d'amis,  Badinard  sera  vengé!...  que  dis-je  ?  il  l'est  déjà! J'ai  dans 

ma  poche  une  lettre  de mais,  non  je  ne  l'ai  pas  sur  moi,  mon  paletot  vient 

de  chez  ma  tante,  et  naturellement,  avant  de  l'y  conduire,  j'en  avais  retiré 
les  papiers  compromettants.  La  lettre  est  chez  moi,  à  l'hôtel  Hippocrate. 

—  Allons-y!  dit  le  notaire,  il  me  serait  doux  d'inscrire  déjà  une  vengeance 
pour  la  satisfaction  des  mânes  de  Badinard! 

—  Soit,  nous  allons  chercher  cette  preuve.  Je  termine  ma  liste;  si  vous  le 
voulez  bien,  je  commencerai  mes  opérations  par  les  personnages  suivants  : 

«  M.  Paul  Matassin. 

«  L'ambassadeur  de  Zanguebar. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


17 


«  Le  vicomte  Exupère  de  Champbadoûr. 
«  Don  Ramon  Carabellas. 

—  Très  bien  !  dit  le  notaire,  voici  maintenant  une  avance  de  cinquante 
mille  francs  pour  l'entrée  en  campagne.  "Vous  allez  prendre  un  appartement 


M.  Paul     Matassin  et  Cornélie. 


dans  un  beau  quartier,  et  organiser  votre  maison.  J'ai  jeté  les  yeux  sur  un 
entresol  rue  Saint-Georges,  nous  le  verrons  ensemble  et  s'il  vous  convient, 
vous  l'arrêterez  ;  quant  aux  menus  détails  de  votre  installation,  je  m'en  occu- 
perai  Badinard  sera  content  ! 

—  Je  m'en  rapporte  à  vous,  l'entresol  me  convient  I 

—  Bien  !  mon  tapissier  va  être  prévenu,  tout  sera  prêt  pour  ce  soir.  Si 

Liv.  3. 


18  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


vous  le  voulez,  aoUa  retournerons'  d'abord  à  l'hôtel  Hippocrute Pendant 

ce  temps,  M.  Miradoux  s'occupera  des  recherches  nécessaires  sur  M.  <!* 
Champbadour  et  M.Garabellas;  L'ambassade  de  Zangucbarest  facile  à  trouver, 
tout  ira  bien  ! 

—  Tout  ira  bien  !  s'écria  Gabassol  en  insérant  dans  un  portefeuille,  qui 
n'avait  jamais  été  à  pareille  fête,  les  cinquante  premiers  billets  de  mille  francs 
de  la  succession. 

—  Si  voulez  me  faire  l'honneur  de  partager  notre  modeste  déjeuner, 
reprit  le  notaire,  madame  Taparel  sera  heureuse  de  connaître  l'homme 
auquel  notre  ami  Badinard  a  légué  le  soin  de  sa  vengeance... 

Cabassol  s'inclina.  M.  Nestor  Miradoux  était  compris  dans  l'invitation. 

—  Madame  Taparel,  dit  le  notaire  dans  le  cours  du  repas,  vous  voyez  en 
m  m-  trois  hommes  attachés  désormais  à  une  œuvre  formidable  :  M.  Cabassol 
esl  Le  vengeur,  mais  nous  sommes  ses  collaborateurs;  M.  Nestor  Miradoux  est 
chargé  de  préparer,  M.  Cabassol  d'exécuter  et  moi  je  suis  le  notaire,  le  fonc- 
tionnaire public  dont  la  haute  et  délicate  mission  sera  d'apprécier  et  de 
constater.  Les  devoirs  de  ma  charge  me  forceront  souvent  à  m'absenter  pour 
accompagner  M.  Cabassol  dans  le  monde,  autant  pour  l'aider  de  mes  conseils 
que  pour  accomplir  les  conditions  de  surveillance  imposées  par  le  testament 
de  Badinard.  Il  faut  nous  attendre  à  bien  des  dérangements,  mais  les  affaires 
sont  les  affaires,  nous  en  serons  récompensés  plus  tard  par  la  satisfaction  du 
devoir  accompli  ! 

Immédiatement  après  le  déjeuner,  Me  Taparel  fit  atteler  sa  voiture, 
el  après  avoir  donné  ses  dernières  instructions  à  M.  Miradoux,  il  partit  avec 
Cabassol  pour  l'hôtel  Hippocrate. 

—  En  vérité,  dit-il  à  Cabassol,  en  montant  l'escalier,  j'avais  mal  jugé  cet 
hôtel,  il  est  très  tranquille... 

—  Patriarcal!  ajouta  Cabassol. 

Jules,  le  garçon  de  l'hôtel  Hippocrate,  était  en  train  de  lire  les  journaux 
d'un  locataire  dont  il  faisait  la  chambre;  en  entendant  la  voix  de  Cabassol,  il 
accourut  : 

—  Monsieur,  dit-il,  Cornélie  n'est  pas  venue...  vous  savez,  moi  je  trouve 
pas  ça  joli  ! 

Cabassol  et  le  notaire  entrèrent  dans  la  chambre. 

—  Voyons,  dit  Me  Taparel,  voyons  cette  preuve  de  la  première  vengeance. 
Comme  il  faut  procéder  par  ordre,  j'inscris  en  tète  de  ma  liste,  le  nom  de 
M.  Paul  ftCatassin  et  j'attends  pour  constater!... 

Cabassol  se  dirigea  vers  sa  commode  et  bouleversa  les  tiroirs.' 

—  C  est  la,  dit-j],  que  je  range  mes  lettre-  ci  papiers,  mais  je  ne  sais 
jamais  dans  quel  tiroir,  Julesbouleverse  tout  pour  lire  ma  correspondance... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


19 


voyons,  voyons. ..des  billets  pour  l'Odéon,  c'est  pas  ça...  ah!  des  photogra- 
phies, non  ce  sont  les  anciennes...  ah!  voilà,  des  lettres  d'elle,  tenez,  il  n'y  a 
qu'à  choisir!  , 

Et  il  lendit  un  paquet  de  lettres  défraîchies  à  Me  Taparel. 

—  Le  devoir  m'oblige  à  tout  lire,  répondit  le  notaire,  je  suis  obligé  de  me 
montrer  indiscret... 

Mou  petit  Cabassol, 
A  demain  trois  heures  au  Lux.,  sous  la  statue  de  la  reine  Blanche,  etc.,  etc. 

Mon  cher, 
J'ai  une  couturière  qui  m'embête  pour  trente-cinq  francs,  je  compte,  etc. 

Mon  cher  Toto, 
Tu  es  si  gentil  que  je  t'adore... 


J'ai  une  couturière  qui  m'embête  pour  35  francs. 


—  Mais,  il  y  a  des  notes  au  crayon  en  marge,  des  protestations  :  blague! 
blague!  blague!  -   -  C'est  de  vous? 

—  Non,  c'est  Jules,  le  garçon,  un  vieux  philosophe,  qui  a  la  manie  d'an- 
noter  ma  correspondance...  je  le  laisse  faire,  il  connaît  si  bien  les  femmes! 

—  Ah!  très  bien...  voici  une  lettre  concluante  pour  nous,  M.  Paul  Matas- 
sin  y  est  nommé  : 


20 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Mon  "vieux  Cabassol, 

Enfin,  je  respiré!...  je  vais  donc  pouvoir  t'aime?  sans  remords...  Ça  me  faisait 
de  la  peine  de  tromper  ton  ami  Matassin,  bête,  mais  bon  garçon.  11  s'en  Va  pour 
quinze  jours  dans  son  pays.  Je  ne  le  tromperai  pas,  puisqu'il  ne  sera  plus  là! 
Ça  t'ait  quinze  jours  de  tranquillité! 

Je  t'adore  de  plus  en  plus  ! 

Ta  Cornélie. 


—  C'est  parfait,  s'écria  le  notaire,  c'est  parfait,  mais  Cornélie,  n'est-ce  pas 
le  petit  nom  de  la  cantinièré  apache  avec  qui  vous 
fûtes  hier  au  bal? 

—  C'est  elle-même.  Lorsque  Paul  Matassin  est 
revenu,  Cornélie  lui  a  déclaré  que  c'était  fini,  que 
pendant  son  absence  son  cœur  avait  tourné  et  que 
présentement  il  brûlait  d'une  belle  flamme  pour 
votre  serviteur.  Hier  donc,  il  y  avait  deux  mois 
que  Cornélie  m'adorait  ouvertement,  lorsque  nous 
sommes  allés  au  bal,  costumés  en  apaches.  Je 
dois  vous  dire  que  Paul  était  de  la  partie,  —  car 
nous  ne  nous  sommes  pas  brouillés,  —  il  étah  en 
sapeur. . . 

—  Attendez  !  exclama  le  notaire,  qu'est  deve- 
nue Cornélie  depuis  hier?  quand  nous  vous  avons 
réveillé  ce  matin,  vous  la  réclamiez... 

—  Mais  oui,  figurez-vous  que  le  punch  de  uns 
Paul  éuit  en  sapeur.              amis  étail  h  forl  et  h  abondant  qu'il   m'avait  un 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


21 


peu  troublé  les  esprits,  je  erovais  être  revenu  ce  malin  avec  Gornélie  et  je 
me  trompais...  C'est  la  faute  à  Paul  Matassin... 

—  Malheureux!  Il  n'y  a  rien  de  fait.  Paul  Matassin  vous  a  enlevé Cornélie, 
vous  n'avez  pas  vengé  Badinard... 

—  Sapristi!  vous  avez  raison,  tout  est  à  recommencer!  mais  rassurez- 
vous,  je  vais  retrouver  Gornélie,  j'ai  Gabassol  et  Badinard  à  venger,  elle  me 
raimera!  à  nous  deux,  Matassin! 

Un  peu  contrariés  de  ne  pouvoir  enregistrer  un  premier  succès,  Me  Tapa- 


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Le  fastueux  Cabassol  s'était  fait  habiller  par  un  tailleur  à  la  mode. 


rel  et  notre  ami  Gabassol  reprirent  leur  voiture  pour  aller  visiter  le  petit 
entresol  que  le  prévoyant  notaire  avait  retenu  pour  le  légataire  de  Badinard. 
M.  Miradoux  avait  déjà  prévenu  tout  le  monde,  le  tapissier  était  là,  surveil 
lant  la  besogne  d'une  brigade  d'ouvriers;  on  apportait  le  mobilier,  on  posait 
les  glaces,  on  clouait  les  tentures,  on  disposait  les  menus  bibelots  et  les  objets 
d'art. 

Gabassol  n'eut  qu'à  s'extasier,  Me  Taparel  faisait  bien  les  choses.  Gela 
tenait  du  conte  de  fées;  à  six  heures  du  soir  les  ouvriers  avaient  terminé,  le 
nid  de  Gabassol  était  prêt;  à  six  heures  et  demie,  se  présentèrent  un  valet  de 


28 


LA    GRANDI-     MASCARADE    PARISIENNE 


chambre  et  un  petH  groom  engagés  par  Miradoux,  et  à  sept  heures  le  dîner  vint, 

envoyé-d'nn  grand  restaurant  par  l'aimable  Miradoux. 

Le  lendemain,  vers  trois  heures,  Cabassol  fit  irruption  dans  le  cabine!  de 
M  Taparel.  Il  était  rayonnant  et  transformé,  transformé  parce  que  sa  pre- 
mière pensée  le  matin  avait  été  de  se  faine  babiller  par  un  tailleur  à  la  mode, 
et  rayonnant  parce  qu'il  avait  pu  retrouver  Paul  Matassin  et  faire  passer  un 
mol  à  Cornélie  par  l'entremise  de  Jules,  le  garçon  de  l'hôtel  llippocrate. 

Jules,  bon  diplomate,  avait  parlé  de  la  tuile  dorée  tombée  sur  la  tête  de 
Gabassol,  il  apportait  cette  réponse  de  la  traîtresse  Cornélie:  «  Ce  soir,  a 
Bul lier!  » 

—  Bravo!  s'écria  Me   Taparel,  à  Bullier,  nous  irons  à  Bullier! 

—  Comment,  vous  viendriez... 

—  Mais,  et  mon  mandat  d'exécuteur  testamentaire?  Je  n'ai  pas  l'habitude 
de  jongler  avec  les  devoirs;  j'irai  à  Bullier.  Sans  vouloir  me  montrer  très 
formaliste,  je  désire  constater  régulièrement.  Donc  à  ce  soir,  à  Bullier.  Aurez- 
vous  l'obligeance  de  venir  me  prendre?  Nous  n'emmenons  pas  Miradoux; 
d'ailleurs  il  est  occupé,  il  a  rendez-vous  chez  l'ambassadeur  de  Zanguebar. 
Mon  second  clerc  recherche  M.  de  Champbadour  et  le  troisième  est  sur  la 
piste  de  don  Ramon  Carabellas  ;  vous  voyez  que  toute  mon  étude  s'occupe  de 
vous.  La  succession  Badinard  prime  toutes  les  autres  affaires! 

Cabassol  passa  le  reste  de  son  après-midi  à  fumer  d'excellents  cigares  sur 
le  boulevard  en  roulant  des  plans  fastueux  et  rosés  dans  sa  tête.  Il  dîna  chez 
Brébant  et  s'en  fut  ensuite  prendre  Me  Taparel.  Il  trouva  celui-ci  prêt  à 
partir. 

—  Faites-moi  passer  pour  un  oncle  de  province,  glissa  Me  Taparel  à 
l'oreille  de  Cabassol  au  moment  de  passer  la  porte  mauresque  illuminée,  de 
l'établissement  cher  aux  indigènes  de  la  rive  gauche. 

Cabassol  jouissait  d'une  certaine  notoriété  parmi  les  habitués  et 
surtout  parmi  les  habituées,  car  il  recueillit  de  nombreux  sourires  et  de 
chaleureuses  poignées  de  main  accompagnées  de  quelques  :  Oiïres-tu  un  bock? 

L'orchestre  entamait  un   quadrille  brillant.  Dans  ce  dernier  asile  de  la 


bet  apparaissaient  au-dessus  des  tètes. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


23 


chorégraphie  française,  une  dizaine  de  messieurs  et  une  dizaine  de  dames 
levaient  la  jambe  d'une  façon  tout  à  fait  indépendante.  Ltrs  messieurs  imitaient 
les  élégantes  contorsions  de  la  grenouille  expirante,  mais  les  dames  étaient 
plus  intéressantes  à  contempler;  au-dessus  des  têtes  de  la  ligne  de  curieux 
rangés  autour  des  danseurs,  des  jambes  apparaissaient  de  temps  en  temps, 
se  dressant  tout  à  coup  parmi  le  tourbillonnement  des  jupes  et  des  jupons 
blancs  à  petits  plis,  comme  des  spécimens  de  l'art  du  bonnetier  :  bas  rayés, 
bas  quadrillés,  bas  couleur  chair  à  coins  brodés,  etc. 

Cubassol  tira  M0  Taparel  de  la  contemplation  de  ce  déhanchement  musical 
et,  tout  en  se  laissant  raconter  quelques  souvenirs  émus  de  la  Closerie  de 


Popularité  de  Cabassol.  —  Payes-tu  un  bock? 


Lilas  de  1850,  entraîna  le  notaire  vers  le  coin,  non  moins  encombré,  non 
moins  bruyant,  où  l'on  bavardait  autour  des  bocks,  entre  jeunes  dames  à 
franges  ébouriffées  sur  des  nez  insolents  et  tapageurs  et  vétérans  barbus  du 
quartier,  poètes  naturalistes  et  peintres  impressionnistes. 

—  Voilà  Paul  Matassin  !  dit  tout  bas  Cabassol. 

—  Et  Gornélie  ? 

—  Elle  est  là. 

—  Bien.  Abordons-les,  mais  sans  avoir  l'air  de  les  chercher. 
Paul  Matassin  avait  aussi  vu  Cabassol  et  le  hélait  déjà. 

—  Hé,  guerrier  apache!  ça  va  bien? 

—  Matassin  et  Cornélie!  En  croirai-je  mes  yeux?  s'écria  Cabassol  en 
levant  les  bras  en  l'air.  Et  bien,  vil  séducteur,  et  les  devoirs  de  l'amitié?  Et 
vous,  cantinière  apache,  que  faites- vous  de  la  fidélité,  l'austère  fidélité,  la 
tranquillité  des  parents,  la  sécurité  des  foyers? 


u 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Mon  petit  Gabassol,  répondit  Gornélie,  c'est  la  faute  à  l'Observatoire, 
il  y  avait  tant  de  brouillard  que  j'ai  confondu  le  nez  de  Paul  avec  le  vôtre 
Paul  en  a  odieusement  abusé.  Voilà! 

—  Au  musée  de  Gluny,  l'amour!  C'est  fini!  je  ne  crois  plus  à  rien,  du 
moment  où  Gornélie  me  trompe  !  Enfin,  pour  calmer  les  souffrances  de  mon 
malheureux  cœur,  je  vais  m'abreuver  de  houblon  amer.  Allons,  affreux 
Matassin,  et  vous,  ingrate  Cornélie,  souffrez  que  je  vous  présente  mon 
oncle,  mon  vénérable  oncle  de  Gastelnaudary  ! 

—  Dis  donc,  murmura  Gornélie  à  l'oreille  de  Cabassol,  est-ce  de  lui  que 
tu  as  hérité  ? 

—  Ah!  on  sait  déjà... 

—  Oui  ;  l'hôtel  Hippocrate  est  en  révolution,  on  dit  toutes  sortes  de  choses, 
est-ce  vrai? 

—  Tout  est  vrai  !  Et  bien  autre  chose  en  plus. 

—  Tu  sais  que  je  t'ai  toujours  aimé? 

—  Oh  !  oui,  tu  nous  as  toujours  aimés. 

—  Dites  donc,  fit  Me  Taparel  en  s'emparant  de  l'autre  oreille  de  Gabassol, 
Matassin  a  l'air  froid,  on  dirait  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  vous  relaisser 
Cornélie...  Vous  savez  que  cela  ne  ferait  pas  l'affaire,  feu  Badinard  ne  serait 
pas  vengé  !  Il  faut  que  Matassin  soit  ennuyé,  soyons  féroces  ! 

Une  jeune  dame  était  venue  s'asseoir  à  la  gauche  de  Gabassol,  elle  était 
blonde,  elle  avait  un  menton  potelé,  une  bouche  aux  lèvres  moqueuses,  un 
nez  palpitant  et  des  yeux  point  farouches,  le 
tout  souligné  par  les  mèches  folles  d'une  cheve- 
lure abondante  et  encadré  dans  un  immense 
chapeau  doublé  de  soie  rose.  Cabassol  qui  la 
connaissait* un  peu  lui  faisait  déjà  une  cigarette, 
et  lui  avait  permis  de  boire  dans  son  bock. 
Cinq  minutes  après,  une  autre  jeune  dame,  brune 
celle-ci,  avec  autant  de  mèches  noires  que  la 
précédente  possédait  de  mèches  blondes  sous  un 
grand  chapeau  abat-vent,  s'appuyait  sur  les 
épaules  de  Cabassol  et  lui  demandait  aussi  une 
cigarette. 

Bientôt  une  troisième  jeune  dame  à  cheveux 
de  nuance  indécise,  mais  jouissant  d'un  petit  nez  guilleret  qui  donnait  de  la 
joie  rien  ']ii'à  le  regarder,  accapara  la  droite  de  Cabassol,  réussit  à  en  élimi- 
ner le  notaire  et  se  fit  faire  également  une  cigarette  qu'elle  alluma  à  celle  de 
notre  héros. 


["abassol  lui  avait  pecmia  de  boire 
dans  son  bock. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


Liv,  4. 


-  Zut  pour  Matassin!  Cabassol,  c'est  toi  que  j'aime! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


27 


Le  digne  M0  Taparel  se  rappro- 
cha de  Paul  Matassin  pour  ne  pas  le 
laisser  échapper.  Cornélie  paraissait 
contrariée. 

Trop  de  popularité  ,  Cabassol , 
beaucoup  trop  de  popularité  1  Les 
habitants  de  l'hôtel  Hippocrate 
avaient  porté  aux  quatre  coins  du 
quartier  la  nouvelle  de  l'héritage. 
Comme  ils  manquaient  de  détails, 
ils  en  avaient  inventé.  On  parlait 
de  sommes  fantastiques  et  de  projets 
superbes  pour  les  dévorer.  Cabassol 
avait  l'intention  d'acheter  l'Odéon 
pour  en  faire  son  hôtel  et  donner 
des  bals  dans  la  salle.  Cabassol  al- 
lait donner  un  punch  monstre  à 
tout  le  quartier,  dans  le  grand 
bassin  du  Luxembourg,  loué  trè's 
cher  pour  la  circonstance. 

Le  magnifique  Cabassol,  un  peu 
entraîné  par  les  hommages  rendus 
à  son  éclatante  personnalité,  avait 
donné  des  ordres  au  garçon  et  fai- 
sait- servir  des  rafraîchissements 
variés.  11  oubliait  sa  noble  mission, 
le  misérable,  il  trônait  au  milieu 
de  ébouriffements  de  chevelures 
brunes,  blondes  ou  indécises  et  des 
ondulations  des  plumes  des  cha- 
peaux féminins.  Il  continuait  à 
confectionner  d'innombrables  ciga- 
rettes, et  ce,  malgré  les  coups  d'oeil 
désespérés  et  les  hum  !  hum  !  de 
M0  Taparel. 

Il  était  lancé,  il  négligeait  Cor- 
nélie, la  seule,  l'unique  jeune  dame 
intéressante  pour  Me  Taparel,  es- 
clave de  son  devoir.  Quant  à  Paul  Matassin,  délaissé  par  toutes  les  jeunes 
personnes,  il  ri'avait.pas  beaucoup  l'air  de  s'amuser  non  plus. 


Sortie  triomphale  de  Bullier. 


23  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Comme  foui  à  côté  les  cuivres  de  l'orchestre  commençaient  une  polka, 
Mc  Taparel  prit  un  grand  parti. 

—  Mon  neveu  !  dit-il,  il  se  fait  tard,  si  nous  offrions  à  souper  à  ces  dames  ! 
Les   dames  levèrent  la  tête  avec  une   stupeur  évidente.  Jamais   elles 

n'avaient  vu  d'oncle  pareil,  jamais,  jamais,  même  celles  qui  dataient  du 
Prado  de  1860.  C'était  la  première  fois. 

—  C'est  véritablement  ton  oncle,  dis,  Loulou?  demanda  un  chignon  jaune 
doré. 

—  De  Castelnaudary,  répondit  Cabassol. 

—  A  la  bonne  heure!  ils  vont  bien  à  Castelnaudary.  Est-ce  qu'ils  sont 
tous  comme  ça? 

—  Mon  oncle,  répondit  Cabassol  élevant  la  voix,  au  nom  de  toutes  ces 
aimables  jeunes  personnes  j'accepte  votre  invitation  ;  prenez  le  bras  de 
Matassin,  je  veux  qu'il  soit  des  nôtres  ! 

—  Où  soupons-nous?  demanda  une  dame,  à  la  brasserie? 

—  Allons  donc  !  répondit  Me  Taparel,  une  soupe  au  fromage,  jamais  de 
la  vie!  c'est  un  vrai  souper,  de  l'autre  côté  de  l'eau,  dans  un  cabaret  des 
boulevards.  Est-ce  accepté  ? 

—  Accepté  !  répondirent  les  jeunes  personnes  en  se  levant. 
Me  Taparel  avait  offert  son  bras  à  Cornélie  et  il 

entraînait  Paul  Matassin.  Cabassol  le  suivit,  escorté 
de  toutes  ces  dames.  Cette  sortie  ne  s'effectua  point 
sans  un  grand  tapage  de  tables  remuées  et  de  chaises 
renversées.  L'orchestre  s'interrompit  de  lui-même 
au  milieu  de  sa  polka,  on  monta  sur  les  tables  pour 
voir  passer  le  cortège.  Les  municipaux  de  service 
ouvraient  de  grands  yeux. 

—  Combien  de  voitures,  mon  empereur?  deman- 
dèrent les  gamins  à  la  porte. 

—  Six,  répondit  majestueusement  Taparel. 

Les  municipaux  ouvraient  ,         _  >  .       • 

de  grands  yeux.  Et  le  notaire  ht  monter  Cabassol  et  Matassin  avec 

Cornélie  et  une  petite  dame  dans  la  première  voiture. 

—  J'ai  mon  plan,  dit-il  tout  bas  à  Cabassol. 

M.  Taparel  s'en  fut  successivement  à  chacune  des  cinq  autres  voitures 
et  parla  ainsi  aux  cochers  : 

—  Quarante  francs  de  pourboire  !  Voici  mes  ordres  :  Vous  suivrez  la 
première  voiture  pendant  cinq  minutes,  puis  vous  tournerez  à  droite  ou  à 
gauche,  vous  prendrez  les  petites  rues  et  vous  irez  déposer  votre  chargement 
60us  l'arc  de  Triomphe  de  l'Étoile.  Est-ce  compris? 

—  Compris,  bourgeois  I 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


29 


Jlliuilip'li 


_.  Et  maintenant,  s'écria  ostensiblement  M«  Taparel,  au  boulevard, 
mais  par  le  plus  long,  pour  nous  ouvrir  l'appétit  1  _ 

«  Les  passagères  des  einq  voitures  l'appelèrent  et  s'engagèrent  a  ne  une 
petite  place  près  d'elles  à  ce  modèle  des  oncles  passés,  présents  et  futurs 
mile  notle  grimpa  sur  le  siège  de  la  voiture  de  Cabassol,  en  déclarant 
qu'il  préférait  faire  le  voyage  en  lapin.  ■        „„n„i,H„„    Au 

Les  voitures  s'ébranlèrent  au  milieu  des  hourras  de  la  populat,o„_  Au 
carrefour  de  l'Odéon,  la  première  voiture  seule  s'engagea  dans  la  rue  Dau- 
phine,  les  autres  prirent  les  petites  rues  et  disparurent. 

Sur  le  siège,  le  notaire  se  frottait  les  mains. 

ri T—  après  la  voiture  arrivait  à  la  porte  d'un  des  grands 
restaurants  du  boulevard.  M-  Taparel  rabattit  son  chapeau  sur  ses  yeux, 


30  .  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


releva   le  collet  de  son  pardessus  pour  ne  pas  être  reconnu  par  quelque 
client  indiscret,  et  grimpa  lestement  l'escalier  des  cabinets  particuliers. 

,  —  Ouf!  fit-il  en  se  laissant  tomber  sur  le  sopha  capitonné,  ouf!  ce  n'a 
pas  été  sans  peine...  Ah!  Badinard,  du  haut  du  ciel,  tu  dois  être  content, 
ton  exécuteur  testamentaire  se  donne  du  mal  ! 

Cabassol  et  Paul  Matassin  retiraient  leurs  pardessus,  les  dames  accro- 
chaient leurs  chapeaux  aux  patères. 

—  Allons  !  mes  enfants,  dit  le  notaire,  à  table,  et  faites  le  menu. 

—  Oui,  mon  oncle,  répondit  tout  le  monde  à  la  fois,  oui,  notre  oncle, 
le  plus  aimable  des  oncles! 

—  Garçon,  s'écria  Cabassol,  bisque  d'écrevisses,  perdreau  truffé,  homard 
et  Champagne  frappé. 

—  C'est  cela,  fit  Mc  Taparel,  Champagne  frappé,  beaucoup  de  Champagne, 
mon  neveu,...  et  pense  à  Badinard!  ajouta-t-il'  d'une  voix  grave. 

—  Farceur  !  s'écria  Cornélie  en  frappant  sur  le  crâne  dénudé  de  Me  Taparel. 

Me  Taparel  s'occupa  spécialement  de  Paul  Matassin  et  lui  versa  du  Cham- 
pagne avec  tant  de  sollicitude  qu'au  bout  d'un  quart  d'heure  Paul  le  faisait 
monter  en  grade  et  l'appelait  papa.  Cornélie  était  heureuse,  elle  avait  profité 
d'un  moment  d'expansion  de  Cabassol  pour  lui  parler  d'un  bracelet  qui,  selon 
son  expression,  lui  tapait  dans  l'œil  depuis  six  semaines,  et  Cabassol,  contrai- 
rement à  ses  anciennes  habitudes,  ne  lui  avait  pas  prêché  le  mépris  de  la  bi- 
jouterie. 

Bientôt  le  souper  devint  tumultueux.  Cornélie  était  tendre  ;  son  amie,  qui 
répondait  au  doux  nom  de  Veloutine  ou  Valentine,  on  ne  savait  pas  exac- 
tement, chantait  Coco  dans  le  Trocadéro  avec  des  larmes  dans  la  voix. 

Paul  pleurait  dans  le  sein  de  M  Taparel  et  lui  faisait  des  confidences  au 
sujet  de  Cornélie  dont  l'infidélité  chronique  lui  torturait  le  cœur  et  qu'il  se 
proposait  décidément  de  remplacer  par  une  jeune  personne  plus  candide. 

—  Baste  !  aimez-la  tout  de  même,  lui  répondait  le  notaire,  elle  est  un  peu 
légère,  mais  elle  est  charmante 

—  Elle  est  charmante  !  répétait  Paul  en  versant  de  nouvelles  larmes  dans 
son  verre. 

Me  Taparel  tout  en  se  réservant  le  plus  possible  commençait  à  sentir  un 
certain  mal  de  tète  le  gagner  peu  à  peu  ;  mais  il  se  raidissait  contre  l'étour- 
dissement  en  pensant  à  Badinard  et  à  ses  devoirs  d'exécuteur  testamentaire. 

Tout  à  coup  Paul  Matassin  poussa  un  cri  de  désespoir  et  se  laissa  choir 
dans  les  bras  du  notaire.  Cabassol  venait  de  jurer  solennellement  à  Cornélie 
de  faire  déposer  à  ses  pieds  le  lendemain  même  le  bracelet  de  ses  rêves,  et 
Cornélie  l'embrassait  par-dessus  la  table  sans  le  moindre  égard  pour  la  douleur 
de  Paul. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  31 


—  Cabassol!  je  m'en  aperçois  maintenant,  c'est  toi  que  j'aime  !  Zul  pour 
Matassin  ! 

—  Elle  l'aime  !  s'écria  le  notaire  en  se  débarrassant  de  l'étreinte  de  Paul, 
elle  l'aime!...  Vengé!...  11  est  vengé.  Je  constate!...  Et  d'un  ! Et  main- 
tenant, messieurs,  tout  à  la  joie  !  Garçon,  encore  du  Champagne  ! 


Farceur!  s'écria  Cornélie  en  frappant  sur  le  crâne  de  Mc  Taparel. 


—  Ah  !  murmurait  Cornélie  qui  n'avait  rien  compris  naturellement  à  la 
joie  du  notaire,  ils  vont  bien  les  oncles  de  Castelnaudaçy  ! 

Paul  Matassin,  pour  endormir  sa  douleur,  voulait  se  noyer  clans  le  Cham- 
pagne ;  au  bout  de  cinq  minutes  il  glissa  sous  la  table.  La  jeune  personne  qui 
avait  chanté  Coco  dans  le  Trocadéro  pleurait  aussi  avec  une  extinctir.i  de 
voix.  Cabassol  dormait  sur  la  nappe,  et  Cornélie,  tendrement  appuyée  sur  son 
épaule,  rêvait  au  fameux  bracelet. 

Seul,  Me  Taparel  était  encore  debout  et  à  peu  près  lucide.  Il  promena  un 
regard  triomphant  sur  le  champ  de  bataille  et  leva  les  bras  en  l'air. 
—  0  Badinard  !  s'écrie-t-il,  tu  es  vengé  d'un  de  tes  77  ennemis  ! 

Et  le  digne  notaire,  avec  la  satisfaction  du  devoir  accompli,  allongea  ses 
jambes  sur  le  sopha,  disposa  quelques  coussins  sous  sa  tête,  dénoua  sa  cravate 
se  coiffa  d'un  foulard,  et  s'endormit. 

Le  silence  régna  dans  le  cabinet  tout  à  l'heure  si  tapageur,  silence  troublé 
seulement  par  les  sanglots  étouffés  de  Paul  et  par  les  ronflements  de  Cabasso 
et  de  mademoiselle  Veloutine. 

A  six  heures  du  matin  les  garçons  entrèrent  et  réveillèrent  les  dormeurs. 

—  Un  fiacre  !  murmura  le  notaire  d'une  voix  éteinte,  après  avoir  soldé 
une  respectable  addition. 


32 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Les  trairons  tirent  avancer  un  fiacre  et  aidèrent  les  soupeurs  à  descendre. 
Comédie  el  Yeloutine  se  soutenaient  à  peine,  Paul  dormait  debout,  et  Gabassol 
ne  valait  guère  mieux  ;  quant  à  Me  Taparel,  cette  vic- 
time de  l'austère  devoir,  il  avait  un  mal  de  tète  for- 
midable et  le  froid  lui  faisait  claquer  les  dents  malgré 
le  foulard  qu'il  avait  conservé  sous  son  chapeau. 

—  Où  vont  ces  messieurs?  demanda  le  garçon  qui 
les  mettait  en  voiture. 

Me  Taparel  donna  son  adresse  d'une  voix  mou- 
rante et  se  glissa  dans  le  fiacre   entre  Veloutine  et 
Cornélie.. 
m«  Taparel  avait  un  mai  de  Le  fiacre  s'ébranla  ;  il  avait  à  peine  fait  dix  tours 

tète  formidable.  .  ,  ...  .     , 

de  roue  que  chacun  avait  repris  son  somme  interrompu, 

On  fut  bientôt  rue  du  Bac  où  demeurait  Me  Taparel.  Le  cocher  descendit 

de  son  siège  et  sonna  lui-même.  11  faisait  petit  jour,  le  concierge  était  debout. 

Ce  fonctionnaire  faillit  s'évanouir  à  la  vue  du  notaire  que  le  cocher  tirait  du 

fiacre. 

—  Souper  d'affaires!  prononça  le  notaire  en  essayant  de  reprendre  sa 
solennité,  souper  à  la  chambre  des  notaires... 

Cabassol,  Matassin  et  les  deux  dames  étaient  descendues  de  voiture  et 
pénétraient  dans  la  maison  à  la  suite  du  notaire.  Madame  Taparel  entendant 
du  bruit  dans  l'escalier,  ouvrit  elle-même  et  poussa  une  exclamation... 

—  Affaire  Badinard!  murmura  son  mari...  affaire  Badinard! 

Gabassol  s'inclina,  tant  bien  que  mal,  devant  l'épouse  de  Me  Taparel,  Paul 
passa  le  dernier  avec  Cornélie  et  Veloutine,  un  peu  surprises  à  la  vue  de  la 
respectable  notairesse  qui  était  tombée  dans  un  fauteuil  et  paraissait  sur  le 
point  de  s'évanouir. 

—  Passons  à  l'étude,  balbutia  le  notaire,  c'est  une  affaire  d'étude... 

Et  prenant  une  lampe,  il  ouvrit  la  porte  de  communication  avec  l'étude. 
Ses  compagnons  le  suivirent  et  s'installèrent  du  mieux  qu'ils  purent  sur  les 
chaises  des  clercs.  Paul  Matassin  et  les  deux  jeunes  dames  se  trouvaient  dans 
un  état  d'ahurissement  impossible  à  décrire. 

—  Elle  esl  forte  celle-là!  En  voilà  un  oncle!  murmurait  Cornélie  à 
l'oreille  de  Veloutine. 

Le  notaire  était  rentré  dans  ses  appartements  ;  on  pouvait  l'entendre  donner 
des  explications  embarrassées  sur  sa  conduite  à  la  pauvre  Mme  Taparel. 
Enfin  il  revint  en  poussant  des  soupirs  de  soulagement;  sans  doute  il  avait 
réussi  à  lui  faire  comprendre  que  les  affaires  sont  les  affaires.» 

.M  Taparel  se  mit  au  bureau  du  principal  clerc  et  tira  un  papier  de.  son 
portefeuille. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


33 


—  N°  1,  dit-il,  M.  Matassin...  Rayé! 

Et  comme  M.  Paul  le  regardait  sans  comprendre. 

—  Souvenez-vous  de  Badinard  !  dit  le 
notaire  avec  sévérité. 

Un  assez  long  silence  suivit  ces  paro- 
les mystérieuses;  chacun  semblait  mal  à 
l'aise,  sauf  Cabassol  qui  dormait  déjà  du 
sommeil  du  juste  sur  un  bureau. 

—  Oh  I  que  j'ai  mal  à  la  tête  !  exclama 
>mfinMe  Taparel. 

—  Je  voudrais  bien  du  thé!  gémit 
Mlle  Gornélie. 

—  Mon  enfant,  je  n'ai  rien  à  vous  re- 
fuser ;  je  vais  dire  à  la  cuisinière  de  nous 
préparer  une  forte  infusion,  ça  nous  fera 
du  bien  à  tous. 

Une  bonne  tasse  de  thé  bouillant  ra- 
nima un  peu  les  esprits  des  victimes  de 
Badinard,  le  notaire  avait  toujours  mal 
à  la  tête,  mais  il  se  sentait  plus  solide, 


Le  mystère  de  l'Arc  de  triomphe. 


Liv.  5. 


:;i 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Paul  allait  à  peu  près  bien,  quant  aux  deux  jeunes  dames,  les  couleurs  leur 
revenaient  à  vue  d'oeil. 

Seul  Gabassol  dormait  toujours. 

A  huit  heures,  un  peu  avant  l'arrivée  des  clercs,  M0  Taparcl  empila  dans 


La  Cn  du  souper. 


une  voiture  ceux  qu'il  appelait  ses  clients  pour  détourner  les  soupçons  de 
son  concierge.  Gabassol,  toujours  endormi,  fut  conduit  dans  le  cabinet  du 
notaire  où  il  put  continuer  son  somme  en  toute  tranquillité. 

Qu'étaient  devenues  cependant  les  vingt-deux  dames  invitées  à  un  souper 
monstre  et  empilées  dans  les  cinq  voilures  retenues  par  Me  Taparel?  Nous 
avons  dit  que,  sur  les  instructions  du  notaire,  les  cinq  cochers,  au  lieu  de 
suivre  la  première  voiture,  étaient  partis  en  file,  dans  les  petites  rues  pour 
gagner  les  Champs-Elysées.  Ces  dames  ne  s'étaient  aucunement  aperçues  de 
la  manœuvre,  elles  riaient  d'avance  en  pensant  au  souper  de  l'oncle  de 
C  i-te]naudary.  En  apercevant  les  premiers  arbres  des  Champs-Elysées,  elles 
eurent  un  moment  d'étonnement,  mais  se  rappelèrent  que  l'oncle  avait  parlé 
d'une  petite  promenade  pour  ouvrir  L'appétit. 

—  Nous  allons  faire  une  partie  de  campagne!  se  crièrent-elles  de  voiture 
à  voiture. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


35 


Et  les  rires  recommencèrent  avec  quelques  chansons  répétées  en  chœur 
d'une  voix  aiguë. 

Tout  à  coup  les  voitures  s'arrêtèrent,  les  cochers  descendirent  et  ouvrirent 
les  portières. 


—  Nous  sommes  arrivées? 


Surprise  de  madame  Tapa; 


—  Je  ne  vois  pas  de  restau- 
rant? 

—  Allons  !  les  petites  mères, 
c'est  pour  vous  dégourdir  les 
jambes! 

Quand  tout  le  monde  fut  des- 
cendu, les  cochers  sautèrent  vi- 
vement sur  leurs  sièges  et  repar- 
tirent au  galop. 

—  Eh  bien,  et  Gabassol? 

—  Et  l'oncle? 

Vingt-deux  exclamations  re- 
tentirent, vingt-deux  cris  de 
désespoir. 

Le  lendemain,  les  journaux 
du  matin  mettaient  les  popula- 
tions en  rumeur  par  de  sinistres 
petites  notes  en  tête  des  faits 
divers  : 


LE   MYSTÈRE    DE   L'ARC  DE    TRIOMPHE. 


A  la  dernière  heure,  on  nous  apporte  la  nouvelle  d'une  aventure  mysté- 
rieuse et  probablement  tragique:  Des  sergents  de  ville  appelés  par  des  cris 
lamentables  aux  environs  de  l'Arc  de  triomphe  se  sont  trouvés  en  présence 
de  vingt-deux  jeunes  dames  en  proie  à  la  plus  profonde  douleur.  D'après 
leurs  déclarations,  elles  avaient  été  amenées  là  en  voiture  par  une  bande  de 
malfaiteurs,  et  abandonnées  après  des  scènes  de  violence  épouvantables;  tout 
le  quartier,  ordinairement  tranquille,  est  en  proie  à  la  terreur.  A  demain  des 
détails  plus  circonstanciés. 


36 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


VINGT-DEUX  VICTIMES. 


Au  moment  où  nous 
mettons  sou?  presse,  la 
préfecture  de  police  est 
en  rumeur  par  suite  de 
la  découverte  d'un  épou- 
vantable crime  ou  plu- 
tôt d'une  série  de  crimes 
commis  dans  la- soirée 
sous  les  arbres  des 
Cbamps-Élysées.  Ces 
borreurs  rappelleraient 
les  agissements  de  Trop- 
mann  —  en  plus  grand  ! 
—  Ce  scélérat  aurait-il  ohé!  ohé!  iui  qu'a...  qui  qu'a  vu  cooo? 

lait  école?  On  parle  de  vingt-deux  victimes.  Nous  lançons  nos  reporters 
en  campagne.  Nous  connaissons  suffisamment  leur  flair  et  leur  habileté 
pour  être  certain  qu'ils  seront  bientôt  sur  la  pisle  des  atroces  criminels  de 
cette  nuit. 


UNE  TÉNÉBREUSE  AFFAIRE. 


Une  tentative  d'enlèvement  sans  précédent  a  été  déjouée  cette  nuit  par  la 
police.  Vingt-deux  dames  appartenant,  dit-on,  au  meilleur  monde,  doivent 
la  vie,  plus  encore,  peut-être,  à  la  vigilance  des  autorités.  Enlevées  brutale- 
ment, jetées  dans  des  fiacres  suspects,  elles  roulaient  épouvantées  dans  la 
direction  du  bois  de  Boulogne.  Des  passants  attardés  dans  les  Champs-Ely- 
sées ont  entendu  leurs  cris  et  donné  l'alarme. 

Une  enquête  est  ouverte.  Nous  en  dirons'  les  résultats  demain  à  nos  lec- 
teurs. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


37 


III 


Une  soirée  à  l'ambassade  de  Zanguebar.  —  Le  Crocodile  d'argent.  —  Négociation   d'un 
emprunt  hypothéqué  sur  trois  cents  lieues  carrées  de  serpents  à  sonnettes. 


—  Monsieur  Cabassol!  monsieur  Cabassoll 

—  Heinl  qu'est-ce  que  voulez?...  Jules!...  Cornélie... 

Ce  n'était  ni  Jules  ni  Cornélie,  c'était  M.  Nestor  Miradoux  qui  secouait 


L'ambassadrice  de  Zanguebar. 


Cabassol  pour  le  faire  sortir  d'un  sommeil  durant  depuis  plus  de  six  heures. 
Cabassol  se  redressa  enfin  et  abandonna  le  fauteuil  de  M0  Taparel.  Étonné 
d'abord,  il  regarda  M.  jVÇiradoux  sans  le  reconnaître.  Enfin  il  se  rappela  tout, 
l'héritage,  le  notaire,  Bullier,  Paul  et  la  première  vengeance. 

—  Je  vous  demande  pardon,  dit-il,  il  me  semble  que  je  me  suis  endormi. 

—  Oui,  un  peu,  fit  le  principal  clerc,  mais  vous  n'avez  pas  de  temps  à 
perdre,  il  y  a  du  nouveau  !... 

—  Quoi  donc  ? 

—  Pendant  que  vous  vous  occupiez  de  la  première  affaire,  je  n'ai  pas 
perdu  mon  temps,  j'ai  découvert  l'adresse  du  vicomte  de  Champbadour.  Je 


rapporte  <l«>s  indications  précieuses  sur  la  vicomtesse  de  Champbadour  :  cette 
dame  se  promène  tous  les  matins  de  neuf  à  dix  heures,  à  cheval,  au  Bois; 
c'esl  là  qu'on  peut  la  rencontrer.  Enfin  j'ai  obtenu  pour  vous  et  Me  Taparel 
une  invitation  pour  ce  soir  à  l'ambassade  de  Zanguebar... 


-D 


éja 


—  Oui,  j'avais  un  prétexte,  l'ambassadeur  cherche  à  traiter,  pour  le  prince 
de  Zanguebar,  d'un  emprunt  hypothéqué  sur  trois  cents  lieues  carrées  de  forêts 
vierges  avec  leurs  arbres,  leurs  lianes  et  leurs  animaux.  J'ai  parlé  adroite- 
ment de  vous  et  de  M0  Taparel,  je  vous  ai  annoncé  comme  étant  les  lumières 
de  la  finance,  les  flambeaux  de  l'économie  politique.  Alors  l'ambassadeur  m'a 
remis  pour  vous  deux  invitations  à  son  grand  dîner  diplomatique  de  ce  soir. 

Et  Nestor  Miradoux  tira  de  sa  poche  une  jolie  carte  sur  bristol  portant  en 
tête  les  armes  de  Zanguebar.  En  même  temps  il  laissa  tomber  un  objet  métal- 
lique que  Cabassol  ramassa. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

—  Ça?  c'est  une  décoration  que  m'a  donnée  l'ambassadeur  de  Zanguebar. 
Il  a  été  si  content  qu'il  a  été  chercher  cela  dans  son  bureau,  qu'il  en  a  orné  ma 
boutonnière  en  me  disant  :  «  Vous  g'and  homme  !  vous,  ami  de  Zan- 
gueba,  ze  fais  vous  zevalier  du  Gocodile  d'azent  !  »  Et  voilà,  je  suis  chevalier 
du  Crocodile  d'argent,  ça  se  porte  à  la  boutonnière,  et  c'est  en  nickel. 

—  Avez- vous  de  la  chance  ! 

—  Oui,  mais  le  secrétaire  de  l'ambassade  a  couru  après  moi  et  m'a 
réclamé  48  fr.  50  pour  droits  de  chancellerie,  et  j'ai  donné. 40  sous  de  grati- 
fication au  concierge. 

—  N'importe,  chevalier,  recevez  mes  félicitations!  Et  Me  Taparel? 

—  Me  Taparel  est  un  peu  indisposé,  il  est  retiré  dans  ses  appartements,  il 
vous  prie  de  l'excuser...  mais  à  six  heures  il  sera  sur  pied,  et  vous  pourrez  le 
prendre  en  passant  pour  aller  à  l'ambassade. 

Cabassol,  en  sortant  de  chez  le  notaire,  allait  machinalement  se  diriger 
vers  l'hôtel  Hippocrate. 

—  Suis-je  bête!  se  dit-il  en  se  rappelant  son  entresol  de  la  rue  Saint- 
Georges,  je  retournais  vers  ma  pauvre  petite  chambre...  Eh!  sapristi,  j'y 
pense,  la  rive  gauche  m'est  désormais  interdite.  Et  les  petites  clames  de  Bullier, 
les  cinq  voitures  que  ce  brave  Me  Taparel  a  envoyées  à  l'Arc  de  triomphe  ! 
On  m'arracherait  les  yeux  si  l'on  me  tenait!  Allons  rue  Saint-Georges  et  pré- 
parons-nous pour  la  soirée  zanguebarienne. 

Il  s'était  passé  tant  de  choses  depuis  la  veille  que  Cabassol  avait  oublié  le 
numéro  de  sa  demeure  ;  il  parcourut  toute  la  rue  Saint-Georges  sans  recon- 
naître sa  porte.  Comme  il  hésitait  entre  trois  ou  quatre  maisons,  il  prit  le 
parti  de  s'informer  près  des  concierges. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


39 


A  l'étude.  —  En  voilà  un  oncle!  murmurait  Cornclie. 


—  M'.  Gabassol,  s'il  vous  plaît? 
--  Nous  n'avons  pas  ça  ici. 

Il  alla  plus  loin. 

—  M.  Gabassol? 

—  M.  de  Gabassol,  à  l'entresol,  la  porte  à  gauche. 

—  Merci  ! 

Gabassol  sonna  enfin  chez  lui  et  reconnut  avec  satisfaction  son  groom. 
Les  quelques  heures  qui  lui  restaient  furent  consacrées  à  la  toilette.  Gabassol 
voulait  être  étincelant  pour  paraître  devant  une  ambassadrice.  A  cinq  heures, 
habillé,  barbifié,  coiffé  en  parfait  gommeux  avec  trois  mèches  tombant  en 
pointe  au  milieu  du  front,  Gabassol  fit  venir  une  voiture  et  se  dirigea  vers 
l'étude  de  Me  Taparel. 

Cette  fois,  il  traversa  l'étude  en  homme  nourri  dans  le  sérail  et  entra  chez 
le  notaire. 

L'étude  le  connaissait  bien,  on  ne  parlait  que  de  lui  et  des  dérangements 
que  la  succession  Badinard  causait  à  Me  Taparel,  jadis  si  casanier.  Un  jeune 
clerc  avait  trouvé  sur  son  bureau  des  épingles  à  cheveux,  un  autre  avait,  en 
arrivant  le  matin,  ramasse  une  jarretière  rose,  sous  sa  chaise!  C'en  était  assez 
pour  bouleverser  ces  jeunes  imaginations.  En  interrogeant  adroitement  le 
concierge,  on  avait  appris  le  retour  de  Mc  Taparel  à  six  heures  du  matin,  avec 
des  clients  et  des  clientes  d'allures  bizarres.  Étrange  !  étrange  !  Et  toutes  ces 


courses  !  tout  ce  remue  ménage'  d'une  étude  jadis  si  tranquille  !  Le  principal 
clerc  M.  Miradoux  savait  tout,  mais  il  était  impénétrable. 

Me  ïaparel  terminait  sa  toilette. 

—  Je  suis  à  vous,  mon  cher  ami,  dit-il  en 
entendant  la  voix  de  Cabassol,  je  suis  à  vous. 
J'explique  à  Mme  ïaparel  que  ce  soir  l'affaire 
Badinard  nous  conduit  dans  le  grand  monde 
et  que  nous  n'aurons  pas  les  ennuis  de  la  soirée 
d'hier. 

—  Madame,  s'écria  Cabassol,  je  vous  con- 
jure d'oublier  les  bizarreries  de  notre  arrivée 

un  jeune  clerc  avait  ramassé  une       ce  matin  ;  hier,  c'était  une  soirée  irrégulière, 

jarretière  rose.  ;     . 

tout  à  fait  irrégulière,  les  exigences  de  notre 
tâche  nous  avaient  conduits,  votre  mari  et  moi,  dans  un  monde  un  peu... 
dans  un  monde  légèrement... 

—  Oh!  fît  Mmc  Taparel  en  baissant  les  yeux,  épargnez-moi  ces  détails! 

—  Bref,  dans  un  quart  ou  un  huitième  de  monde  à  peu  près!  Mais  aujour- 
d'hui, madame,  c'est  dans  la  haute  aristocratie,  dans  les  salons  diplomati- 
ques, dans  le  grand  monde  enfin,  que  la  succession  Badinard  nous  entraîne! 

—  Monsieur  Cabassol,  vous  me  tranquillisez!  au  moins  M.  Taparel  n'aura 
pas  sujet  de  s'exposer  à  une  autre  migraine... 

Mc  Taparel  ayant  complété  par  un  nœud  majestueux  sa  solennelle  cra- 
vate blanche,  on  pouvait  partir. 

—  Ah  !  mon  jeune  ami,  s'écria  le  notaire  en  montant  en  voiture,  j'ai 
passé  une  journée  cruelle,  le  notariat,  comme  la  religion,  a  ses  martyrs! 

L'hôtel  de  l'ambassade  zanguebarienne  était  situé  avenue  de  Friedland, 
au  fond  d'un  petit  jardin  bien  ombragé.  En  l'honneur  de  ses  hôtes,  l'ambas- 
sadeur avait  suspendu  sous  les  arbres  des  guirlandes  de  lanternes  vénitien- 
ru  -  et  japonaises,  et  caché  sous  un  massif  une  demi-douzaine  de  musiciens 
qui  jouaient  sur  des  pistons  et  des  trombones  criards  les  airs  nationaux 
français  et  zanguebariens.  De  loin  l'hôtel  avec  ses  lanternes,  son  orchestre, 
avait  une  apparence  de  petit  Mabille  ;  le  cocher  de  Cabassol  n'eut  pas-  à 
chercher  le  numéro,  il  s'arrêta  devant  la  grille  grande  ouverte,  au  milieu 
d'un  groupe  de  badauds  émerveillés. 

Un  suisse  posté  devant  la  grille  frappa  un  coup  de  sa  grosse  canne. 
Il  était  superbe  ce  suisse  :  de  sa  face  on  ne  voyait  que  deux  yeux  blancs 
roulant  avec  impétuosité  et  l'ouverture  rouge  d'une  bouche  fendue  par  un 
large  sourire;  au-dessus  de  cette,  boule  noire  se  dressait  un  immense 
chapeau  rouge  galonné  d'or  et  garni  de  plumes  blanches.  Le  reste  de  l'in- 
dividu était  perdu  dans  une  grande  houppelande  également  rouge  et  or, 


LA    GRANDE   MASCARADE   PARISIENNE 


m^    il»  •■■■     *\  imMl 


Soirée  diplomatique   à  1  ambassade  do  Zanguebar. 


Liv.  6. 


timbrée  sur  la  poitrine  d'une  plaque   aux  armes  de  Zaagiîebar,  crocodile 
d'or  sous  croissant  rouge. 

Le  coup  de  canne  du  suisse  avait  amené  deux  valets  de  pied  à  boule 
noire  et  livrée  rouge,  qui  débarrassèrent  MM.  Cabassol  et  Taparel  de  leurs 
pardessus  et  les  introduisirent  dans 
un  salon  luxueux.  L'ambassadeur  vint 
au-devant  de  ces  messieurs  avec  un 
sourire  absolument  semblable  à  celui 
de  son  superbe  suisse. 

—  Bonsoir,  messieurs!  dit-il,  vous 
bien  gentils,  bien  aimables  pou  Zan- 
gueba,  venez  quQ.  je  vous  pésente  à 
l'ambassadice  I 

—  Excellence,  c'est  le  plus  cher 
de  mes  vœux!  répondit  M0  Taparel. 

Dans  le  fond  du  salon,  au  milieu 
d'un  cercle  d'invités  des  deux  sexes 
mais  tous  également  noirs,  l'ambas- 
sadrice causait  dans  un  langage  bi- 
zarre tenant  le  milieu  entre  le  fran- 
çais et  le  zanguebarien.  Les  hommes 
étaient  irréprochables  de  tenue,  tous 
vêtus  de  l'habit  noir,  tous  cravatés  de 
blanc,  et  tous  admirablement  coiffés 
par  des  artistes  qui  avaient  dû  passer 
beaucoup  de  temps  et  user  pas  mal 
de  pommade,  pour  donner  à  leurs 
chevelures  crépues  le  tour  exigé  par 

la  mode,  c'est-à-dire  une  raie  au  milieu  de  la  tête  et  quelques  mèches  pla- 
quées sur  le  front. 

Les  femmes,  très  élégantes  aussi,  étaient  plus  bizarres  d'apparence,  leurs 
épaules  noires  sortaient  de  corsages  à  teintes  éclatantes,  de  robes  collantes 
roses  ou  jaunes  enrichies  de  bandes  de  dentelles;  mais,  dans  ces  groupes 
à  têtes  noires,  ce  qui  tirait  l'œil  avec  le  plus  d'intensité,  c'était  l'éclatante 
blancheur  des  mains,  couvertes  de  splendides  gants  blancs;  hommes  et 
femmes  gesticulant  avec  animation,  on  voyait  sans  cesse  passer  et  repasser 
toutes  ces  mains  aux  doigts  déliés,   blanches  comme  des  mains  de  plâtre. 

—  Gère  amie  !  zézaya  gaiement  l'ambassadeur,  permettez-moi  de  vous 
pésenter  MM.  Cabassol  et  Taparel,  deux  éminentes  personnalités  de  la 
finance... 


Le  suisse  de  l'Ambassade. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Madame!  firent  Cabassol  et  Taparel  en  s'inclinant  profondément 
devant  un  groupe  de  dames  dont  les  visages  et  les  épaules  offraient  toutes 
les  différentes  nuances  des  noirs,  depuis  le  pur  cirage  jusqu'au  gris  tirant 
sur  la  sépia. 

—  Laquelle  est  l'ambassadrice?  pensait  Cabassol,  ô  mon  Dieu!  faites 
qu'elle  soit  au  moins  passable  ! 

Une  dame  modelée  dans  une  robe  d'un  jaune  éclatant,  soutachée  de  vert 
tendre  et  garnie  de  rubans  roses,  adressa  le  plus  gracieux  des  sourires  aux 
deux  éminentes  personnalités  de  la  finance  et  répondit  en  minaudant  et 
en  scandant  chaque  parole  d'un  léger  coup  d'éventail  : 

—  C'est  bien  aimable  à  vous,  messieurs,  d'embellir  notre  réunion... 
vous  charmants!... 

Les  deux  hommes  s'inclinèrent 
plus  profondément. 

—  Elle  nous  trouve  charmants, 
murmura  le  notaire. 

—  O  doux  espoir!  murmura  Ca- 
bassol enchanté  de  voir  que  l'am- 
bassadrice était  d'un  noir  un  peu 
moins  foncé  que  l'ambassadeur. 

Et  il  appuya  la  main  sur  son  cœur 
en  jetant  à  l'aimable  dame  un  re- 
gard qu'il  fit  aussi  brûlant  que  pos- 
sible. 

—  Asseyez-vous,  messieurs,  je 
vous  prie,  poursuivit  l'ambassadrice, 
vous  charmants,  je  vous  assure,  vous 

sympathiques  au  Zanguebar,  Zanguebar  heureux! 

—  Oh  oui  !  fit  audacieusement  Cabassol,  nous  sympathiques  au  Zangue- 
bar, et  surtout  à  Zanguebariennes...  si  jolies! 

—  Zembo!  s'écria  l'ambassadrice  en  se  levant,  Zembo  !  je  vous  prie?  que 
signifie?  vous  pas  poli,  vous  oubliez  de  décorer  ces  messieurs!...  c'est  mal  ! 

—  Oh  !  pardon  !  fit  l'ambassadeur  en  se  précipitant,  excusez  ce  petit 
oubli...  ze  suis  distrait...  le  plaisir  de  recevoir  ces  messieurs  me  troublait... 
mille  excuses  !  mille  excuses  ! 

Et  le  bon  ambassadeur  faisant  des  gestes  de  désespoir,  fouilla  rapidement 
dans  toutes  ses  poches  en  paraissant  y  chercher  quelque  chose.  Enfin  il  en 
tira  deux  petits  crocodiles  semblables  à  celui  de  Miradoux.  et,  tout  en  conti- 
nuant à  s'excuser,  il  se  mit  en  devoir  d'en  accrocher  un  à  la  boutonnière  de 
chacun  de  ses  invités 


Les  artistes  avaient  dû  passer  beaucoup 
de  temps. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Grand  diner  à  l'ambassade  de  Zanguebar. 


—  Ze  vous  fais  zevalier!  dit-il  en  frappant  gravement  sur  l'épaule  de 
Cabassol,  zevalier  de  l'o'd'e  du  Gocodile  d'azent!... 

Pendant  que  l'ambassadeur  répétait  la  même  cérémonie  avec  le  digne 
Me  Taparei,  Cabassol  prodiguait  les  remerciements  et  les  galanteries  à 
madame  l'ambassadrice. 

—  Croyez,  madame,  à  toute  ma  joie  d'approcher  de  la  plus  séduisante 
des  ambassadrices,  de  la. fleur  tropicale  implantée  des  rives  du  Zanguebar 
dans  nos  salons  parisiens  qu'elle  réchauffe  de  sa  grâce  et  de...  Je  le  disais 
encore  la  semaine  dernière,  notre  Europe  périrait  de  froid  et  d'ennui  si,  de 
temps  en  temps,  les  contrées  plus  favorisées  du  Ciel  ne  lui  envoyaient 
quelques  beautés  écloses  sous  les  rayons  ardents  de  leur  soleil,  dans 
la  verdure  des  forêts  vierges  ! 

—  Oh  !  vous  flatteur  !  répondit  à  la  fois  tout  le  cercle  des  dames,  en 
jouant  modestement  de  l'éventail. 

—  Moi  juste  !  s'écria  Cabassol. 

Un  majestueux  valet,  aussi  nègre  que  l'ambassadeur,  vint  majestueu- 
sement glousser  quelque  chose  à  la  porte  du  salon.  Cabassol  comprit  que 
cela  voulait  dire  : 

—  Madame  est  servie  1 

Aussitôt  toute  la.  société  se  leva  pour  passer  à  la  salle  à  manger.  Cabassol 
offrit,  avec  une  désinvolture  tout  à  fait  ancien  régime,  le  bras  à  l'ambassa- 
drice. Me  Taparei  n'eut  pas  la  peine  d'offrir  le  sien  à  personne,  une  dame 


46  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


d'un  noir  intense  s'empara  de  son  bras  gauche,  et  une  dame  au  teint  cho- 
colat se  saisit  de  son  bras  droit. 

La  table  était  somptueusement  servie,  mais  rien  n'égalait  le  luxe  de 
valets  déployé  par  l'ambassadeur  :  chaque  convive  en  avait  un  ou  deux 
derrière  sa  chaise,  quand  ce  n'était  pas  trois,  tous  plus  nègres  les  uns  que 
les  autres  et  tous  couverts  de  la  superbe  livrée  rouge  et  or,  avec  des  petits 
crocodiles  sur  les  boutons. 

—  Ce  sont  mes  secrétaires  et  mes  attachés,  dit  l'ambassadeur  à  Cabassol  ; 
les  affaires  de  la  chancellerie  expédiées,  ils  cherchent  à  se  rendre  utiles. 

Les  convives  s'étaient  assis,  l'ambassadeur  promena  un  regard  circu- 
laire sur  la  table  et  frappa  sur  un  timbre  colossal,  qui  résonna  comme  un 
tam-tam. 

—  Boum  !  fit  intérieurement  Cabassol  après  avoir  sauté  sur  sa  chaise. 

Ce  signal  sembla  éleetiàser  tous  les  secrétaires  dorés  à  boule  noire  ;  ils  se 
précipitèrent  dans  tous  les  sens  dans  un  désordre  qui  parut  combler  de 
satisfaction  l'heureux  ambassadeur. 

—  Est-ce  qu'ils  vont  faire  de  la  gymnastique  ?  se  demanda  Cabassol 

—  Ahl  ça,  est-ce  qu'ils  vont  nous  jouer  une  pantomime,  se  disait  Me  Taparel 
légèrement  inquiet. 

Mais  un  secrétaire  plus  doré  que  les  autres,  plus  couvert  de  passemen- 
teries et  d'aiguillettes,  et  de  plus  coiffé  d'une  perruque  poudrée  à  blanc, 
venait  d'entrer  apportant  le  potage  avec  la  solennité  d'un  magistrat  chargé 
de  présenter  sur  un  coussin  de  velours  les  clefs  de  sa  ville  à  un  monarque. 

Le  potage  fut  servi  au  milieu  d'un  tourbillonnement  de  têtes  noires  et  de 
livrées  rouges. 

Cabassol  l'aborda  avec  une  certaine  défiance,  mais  dès  la  première  cuillerée 
il  eut  la  satisfaction  de  constater  que  la  cuisine  de  l'ambassade  n'avait  rien 
de  trop  zanguebarien. 

—  Hein  !  pas  mauvais  ?  demanda  le  majordome  en  se  penchant  avec  un 
large  sourire  sur  l'épaule  de  Cabassol. 

—  Bono,  bono,  répondit  notre  héros. 

Les  boules  noires  des  secrétaires  se  balafrèrent  d'ouvertures  rouges  et 
blanches,  un  rire  joyeux  leur  fendit  la  bouche  jusqu'aux  oreilles,  et  ils  redou- 
blèrent de  précipitation  dans  leur  service. 

Le  beau  majordome  à  la  perruque  poudrée  les  surveillait  et  les  encou- 
rageait par  de  grands  coups  de  poing  dans  le  dos.  Cabassol  remarqua  qu'il 
portait  sur  la  poitrine  un  crocodile  d'argent  semblable  à  celui  que  l'ambas- 
sadeur venait  de  leur  décerner.  Le  majordome  était  décoré  aussi  1 

—  Esselent,  ce  suprême  volaille,  dit  une  dame,  esselent  ! 

—  Charmant  !  répondit  une  autre. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


47 


—  On  croirait  manger  de  la  femme,  fit  un  nègre  avec  un  galant  sourire. 

—  Oh  !  fît  la  première  dame  en  essayant  de  rougir. 

—  De  l'ambassadrice  !  s'écria  Gabassol.  c'est  fin  et  délicat. 

Ce  fut  au  tour  de  l'ambassadrice  de  minauder  en  se  cachant  derrière  son 
éventail. 


Zo  vous  fais  zevalier  ! 


—  Est-ce  que  l'on  mange  encore  quelquefois  son  semblable  à  Zanguebar? 
demanda  le  notaire. 

—  Oh  !  dit  l'ambassadeur,  vieille  coutume  !  abandonnée  !  hommes  mal 
élevés  quelquefois  encore,  mais  bien  rare,  et  puis  pas  manger  semblable, 
manger  femmes! 

—  Oui,  fit  l'ambassadrice,  eux  aimer  femmes,  beaucoup!  mais  défendu! 

—  Croyez  bien  que  je  le  regrette,  madame,  manger  ce  que  l'on  aime,  ce 
doit  être  délicieux. 

Et  Cabassol  prenant  la  main  de  l'ambassadrice  y  déposa  un  baiser,  en 
même  temps  qu'il  lui  marchait  sur  le  pied. 

L'ambassadeur  voyant  la  conversation  mise  sur  le  Zanguebar  s'empressa  de 
saisir  l'occasion  pour  placer  quelques  mots  relatifs  à  l'affaire  de  l'emprunt. 

—  Beau  pays  le  Zangueba  !  dit-il  avec  emphase,  des  a'b'es  g'os  comme 
l'obélisse  de  Pa'is,  des  lions  g'ands,  t'es  g'ands,  et  mézants  !  des  se'pents, 
des  cocodile?,    un  beau  ciel,  touzous   bleu  et  touzous  zaud  !    Beau   pays, 

p'ince  puissant,  mais  besoin  d'azent,  pou  payer  fusils  et  femmes Ça  t'es 

zer,  t'èa  Ter! 


48  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Avez- vous  des  chemins  de  fer  ?  demanda  Me  Taparel. 

—  Des  chemins  de  fer?  oh!  beaucoup,  beaucoup,  mais  en  p'ojet,  vous 

pensez  bien  !  et  nous  en  avons  même  trop Alors,  le  p'ince  de  Zangueba 

a  pensé  à  une  chose  bien  simple...  besoin  d'azent?  un  emp'unt!  bien  simple! 

—  Bien  simple  !  firent  Taparel  et  Cabassol. 

—  Vous  app'ouvez,  n'est-ce  pas  ?  un  petit  emp'unt,  quelques  millions, 
avec  belles  ga'anties...  t'ois  cents  lieues  ca'ées  de  territoire,  les  plus  belles 
p'ovinces  du  Zangueba,  terre  fertile,  t'op  fertile  même,  a'b'es  poussent 
t'op!  ciel  bleu... 

—  Ah  !  le  ciel  en  est  aussi? 

—  Oui,  ciel  bleu,  —  t'op  bleu!  soleil  t'op  zaud!  des  rivières,  —  trop  de 
rivières,  elles  débo'dent  touzous  !  végétation  splendide,  —  t'op  de  vézétation, 
on  peut  pas  passer  !  Et  du  zibier,  des  lions,  des  éléphants,  des  rhinocéros, 
des  hippopotames  les  plus  g'ands  et  les  plus  beaux  de  l'Afrique,  les  plus 
mézants.  Oh!  pas  de  pays  pour  rivaliser  avec  Zangueba  pour  les  animaux. 
Et  des  se'pents  !  Que  je  regrette  de  ne  pas  avoir  un  se'pent  de  mon  pays  pour 
vous  faire  voir!  en  cinq  minutes,  ils  avalent  un  cheval!  oh!  les  se'pents  de 
Zangueba,  touchez  pasl  touchez  pas!  Et  les  cocodiles...  c'est  la  gloire  de 
ma  pat'ie!  aussi  voyez,  Zangueba  a  mis  le  cocodile  dans  ses  armes!  il  y 
en  a  t'op  ! 

—  C'est  splendide  !  s'écria  Cabassol,  monsieur  l'ambassadeur,  vous  m'é- 
merveillez !  qu'est-ce  que  le  bois  de  Boulogne  à  côté  du  Zanguebar  I... 

—  C'est  de  l'herbe,  de  la  toute  petite  herbe  ! 

—  C'est  magnifique  !  s'écria  le  notaire,  trois  cents  lieues  comme  ça  !  Et  les 
habitants  ? 

—  Les  habitants?  il  y  en  a  pas  !  ou  s'il  y  en  a  eu,  c'est  peut-être  dans  les 
temps  anciens,  mais  vous  pensez  bien  que  les  lions,  les  rhinocéros,  les  se'- 
pents et  les  cocodiles  les  ont  mangés  !  On  n'y  va  plus  pour  ne  pas  être  mangé, 
c'est  même  ce  qui  fait  la  valeur  de  la  ga'antie,  pour  not'e  emp'unt,  car  puis- 
qu'il n'y  va  pe'sonne,  on  est  certain  que  pe'sonne  ne  p'endra  le  pays  !  Les 
voisins  du  Zangueba  voudraient  bien  p'endre  le  pays,  mais  le  Zangueba  est 
tranquille,  les  lions  et  les  cocodiles  les  manzeraient  si  eux  essayaient! 

—  Garantie  superbe,  belle  ceinture  de  défense!  prononça  un  monsieur 
d'un  noir  pur,  au  bout  de  la  table. 

—  Vous  entendez  ce  que  dit  monsieur,  il  s'y  connaît,  lui  militaire,  lui 
général  de  la  république  de  Haïti? 

—  Garantie  splendide  !  s'écria  Cabassol,  je  ne  doute  pas  que  les  avantages 
de  l'affaire  et  l'énumération  des  garanties  de  la  garantie  hypothécaire  n'en- 
traînent les  souscripteurs  !  Monsieur  l'ambassadeur,  moi  je  vous  garantis  un 
grand  succès  !  madame  l'ambassadrice,  permettez-moi  de  boire  au  Zanguebar, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


49 


à  son  ciel  trop  bleu,  à  son  soleil  trop  chaud,  à  ses  serpents  trop  méchants,  à 
ses  lions,  à  ses  crocodiles,  à  son  prince,  à  son  emprunt,  à  son  ambassadeur  et 
surtout  àsa  charmante  ambassadrice  ! 

—  Zembo!  s'écria  l'ambassadrice,  à  quoi  pensez-vous,  mon  ami?  vous 
distrait  !  décorez  ces  messieurs  ! 

—  Pardon,  madame,  nous  le  sommes  déjà,  fit  observer  le  notaire. 


rs  les  secrétaires  de  l'ambassade  de  Zanguebar. 


—  Oui,  mais  du  Crocodile  d'argent,  deuxième  classe,  il  faut  commencer 
par  là,  mais  maintenant  c'est  le  Crocodile  d'or  !  première  classe  I 

L'ambassadeur  s'était  levé,  et  il  fouillait  dans  ses  poches.  Enfin  il  trouva  ce 
qu'il  cherchait,  deux  petits  crocodiles  d'or  suspendus  à  des  rubans  bleus. 
Cabassol  et  Taparel  s'étaient  levés,  la  serviette  à  la  main. 

—  Alors,  nous  montons  en  grade?  demanda  Cabassol. 

—  Oui,  la  deuxième  classe,  c'était  indigne  de  vous,  ze  vous  fais  zevalier  du 
Cocodile  d'or  ! 

Cabassol  et  Taparel  s'inclinèrent. 

—  Tout  mon  cœur  est  au  Zanguebar  et  à  sa  gracieuse  ambassadrice,  mur- 
mura Cabassol  en  se  rasseyant;  mais  je  vous  prie,  madame,  un  petit  renseigne- 

Liv.  7. 


ment?  J'ai  remarqué  que  vous  dites  de  temps  en  bemps.Zemôo,  cela  veut  dire, 
n'est-ce  pas,  quelque  chose co mine  sapristi? 

—  Mais  non  !  mais  non!  Zembo,  c'est  le  nom  de  mon  mari,  ce  n'est  pas 

sapristi  !  » 

—  Ah  !  sapristi,  mais  alors...  voyons  votre  mari  s'appelle  bien  Zembo?  il 
ne  s'appelle  pas  Bocanda? 

Bocanda  était  le  nom  que  Cabassol  se  rappelait  avoir  lu  sous  la  photogra- 
phie de  l'ambassadeur  de  Zanguebar  ornant  l'album  de  Mmc  Badinard. 

—  Ce  n'est  pas  lui  !  Bocanda  est  le  nom  de  notre  prédécesseur,  l'ambassa- 
deur d'il  y  a  deux  ans,  répondit  l'ambassadrice. 

— >■  De  votre  prédécesseur!  murmura  Cabassol  d'une  voix  étranglée  par 
l'émotion,  de  votre  prédécesseur  ! 

—  Eh  bien,  eh  bien,  vous  troublé  !  vous  malade? 

—  Non,  madame!  pas  du  tout,  au  contraire!  c'est  le  plaisir,  l'émotion,  le 
Crocodile  d'or  !  c'est  l'orgueil  d'être  fait  chevalier  de  première  classe  de  l'ordre 
du  Crocodile  d'or...  Mais,  je  vous  prie,  votre  prédécesseur,  Son  Excellence 
M.  Bocanda,  qu'est-il  devenu?...  il  est  à  Paris? 

-  Oh  non  !  il  a  été  disgracié  !  il  est  resté  huit  ans  à  Paris  sans  parvenir  à 
négocier  l'emprunt  qui  doit  servir  à  rendre  au  Zanguebar  et  à  son  prince  leur 
splendeur  d'autrefois  ;  alors  il  a  été  rappelé  au  Zanguebar  et... 

—  Et? 

—  Et,  pour  lui  témoigner  son  mécontentement,  le  prince  l'a  nommé  gou- 
verneur d'une  province  éloignée,  justement  les  trois  cents  lieues  de  forêts 
vierges  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure. .. 

—  Les  trois  cents  lieues  de  crocodiles  et  de  rhinocéros... 

—  Précisément. 

—  Excusez  ma  curiosité,  madame,  un  de  mes  parents  a  beaucoup  connu  Son 
Excellence  M.  Bocanda  ;  les  crocodiles  et  les  rhinocéros  n'ont-ils  pas  mangé 
leur  gouverneur  ? 

—  Pas  encore  !... 

—  Ah!  je  respire... 

—  Pas'  encore.. .  mais  jamais  un  gouverneur  n'a  pu  durer  plus  de  trois  ans, 
il  n'a  encore  fait  que  la  moitié  de  son  temps. 

Cabassol  resta  quelques  minutes  sans  mot  dire.  Le  vengeur  de  Badinard 
se  heurtait  dès  le  commencement  à  une  difficulté  imprévue.  Zanguebar  était 
loin  et  surtout  malsain.  Allait-il  donc  falloir  entreprendre  le  voyage  pour 
retrouver  M.  Bocanda  dans  ses  forêts  vierges,  au  milieu  de  ses  crocodiles  et  de 
ses  rhinocéros?  Quelle  catastrophe  !  trois  mois  de  voyage  pour  aller,  trois  mois 
pour  revenir,  cela  faisait  déjà  six  mois;  et  le  temps  de  chercher  M.  Bocanda 
parmi  .-es  administrés. à  la  dent  cruelle,  et  le  temps  de  venger  M.  Badinard  ?  Et 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


5] 


les  dangers  sans  nombre,  les  feligues,  les  fièvres  et  les  lions?  Décidément  la 

situation  de   vengeur  testamentaire  n'était  pas  une  sinécure  !  Tout  à   coup 

Cahassol  se  rasséréna,  une  idée  lui  était  venue. 

Tous  les  nègres  se  ressemblent,  un  ambassadeur  de  Zanguebar  ressemble 

â  un  autre  ambassadeur  de  Zanguebar,  la  preuve  c'était  que  Son  Excellence 

M.  Zembo  avait  absolument  la  même  tête  que  le  Bocanda  de  la  photographie. 

Pourquoi  se  tourmenter,  pourquoi  s'élancer  à  la  poursuite  de  M.  Bocanda? 

c'était  comme  représentant  du  prince  de  Zanguebar  que  S.  Exe.  Bocanda  avait 

offensé  Badinard,  eh  bien,  c'est  sur  un  re- 
présentant du  prince  de  Zanguebar  que 
l'on  vengerait  Badinard. 

Ce  sophisme  apporta  quelque  satisfac- 
tion à  l'âme  troublée  de  Gabassol.  11  res- 
pira ;  mais  en  respirant  il  regarda  du  côté 
de  Me  Taparel  pour  voir  s'il  n'avait  rien 
entendu  de  la  conversation  de  l'ambassa- 
drice. 

Non.  Me  Taparel  était  entrepris  par 
l'ambassadeur  et,  il  subissait  une  descrip- 
tion enthousiaste  et  imagée  du  beau  Zan- 
guebar. Il  n'avait  rien  entendu. 

Tout  était  donc  pour  le  mieux,  mais  il 
fallait  se  hâter,  il  fallait  mener  les  choses 
tambour  battant  pour  ne  pas  lui  laisser 
l'occasion  de  reconnaître  l'erreur  de  per- 


Beau  pays  le  Zanguebar  1 


52  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


sonne.  Notre  héros  Gabassol  avait  déjà  pu  reconnaître  chez  Me  Taparel  un 
formalisme  un  peu  excessif  dû  à  ses  vingt-cinq  années  de  notariat;  ce  for- 
malisme sans  nul  doute  l'eût  porte  à  exiger  de  Gabassol  le  voyage  de  Zanguebar 
et  à  lui  faire  affronter  les  crocodiles  et  les  rhinocéros  de  Son  Excellence 
M.  Bocanda. 

—  Ah  1  grand  Dieu  1  pensa  Gabassol,  je  me  vois  d'ici  naviguant  avec 
Me  Taparel  flanqué  de  M.  Miradoux,  débarquant  chez  le  prince  de  Zanguebar  et 
cherchant  à  travers  les  forêts  vierges  mal  habitées,  les  traces  de  M.  Bocanda  ! 
Non,  non,  non,  je  ne  veux  pas  donner  aux  crocodiles  de  Zanguebar  du 
Gabassol  à  manger;  je  vengerai  Badinard  à  Paris!  De  l'audace!  de  l'audace f 
encore  de  l'audace! 

Et  il  entama  immédiatement  les  hostilités  en  marchant  légèrement  sur  le 
pied  de  l'ambassadrice.  Celle-ci  se  retournant  vivement,  Cabassol  mit  la  main 
sur  son  cœur  et  dit,  en  lui  lançant  une  œillade  enflammée  : 

—  Il  faut  que  l'emprunt  de  Zanguebar  réussisse,  il  le  faut!  Je  tremble  en 
pensant  qu'en  cas  de  non-réussite,  le  prince  confierait  sans  doute  à  M.  i'am- 
bassadeur  quelque  poste  au  sein  des  forêts  vierges.  Je  frémis  à  l'idée  que 
notre  charmante  ambassadrice  risquerait  de  se  trouver  un  jour  exposée  à  des 
désagréments  avec  les  affreux  crocodiles  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure! 

Madame  l'ambassadrice,  pour  toute  réponse,  sourit  à  Gabassol  et  lui  laissa 
effleurer  furtivement  de  sa  moustache  son  gant  blanc  comme  la  neige. 

Me  Taparel,  se  retournant  en  ce  moment,  surprit  un  regard  triomphant 
de  Cabassol  et  quelques  signes  d'une  douce  confusion  sur  la  figure  de 
l'ambassadrice.  Le  bon  notaire,  enthousiasmé,  abandonna  quelque  peu  la 
conversation  de  S.  Exe.  M.  Zembo,  pour  faire  de  son  côté  les  doux  yeux  à 
l'ambassadrice  et  pour  lui  marcher  aussi  sur  le  pied,  en  signe  d'encoura- 
gement. 

Cependant  le  dîner  tirait  à  sa  fin.  Les  secrétaires  se  multipliaient;  à 
les  voir  courir,  paraître  et  disparaître,  en  exécutant  des  prodiges  d'adresse 
pour  ne  pas  se  jeter  les  uns  sur  les  "autres  avec  les  plats,  on  les  eût  pris  pour 
de  simples  clowns.  Le  sang  des  tropiques  les  travaillait. 

Enfin,  le  dessert  ayant  été  absorbé,  madame  l'ambassadrice  proposa  de 
passer  au  salon.  Cabassol  se  précipita  pour  lui  offrir  son  bras  et  fut  assez 
heureux  pour  obtenir  la  préférence  sur  un  autre  invité,  le  général  haïtien, 
qui  s'était  levé  en  même  temps  que  lui. 

L'ambassadrice,  jouant  nonchalamment  de  l'éventail,  prit  le  bras  de 
Cabassol  pendant  que  le  pauvre  général  s'en  allait  tout  déconcerté  s'adresser 
à  une  autre  dame. 

L'ambassadeur  et  Me  Taparel,  les  mains  derrière  le  dos,  avaient  repris 
leur  conversation  géographico-financière. 


LA    GRANDE    MASCARADE.   PARISIENNE 


53 


L'ambassadrice  compromise.  —  Un  rival  de  Haïti.  —  Nou- 
veaux désagréments  causés  par  l'affaire  Eadinard  à  l'in- 
fortuné M"  Taparei. 


Déjà  une  dame  et  un  monsieur,  également  foncés  en  couleur,  s'étaient 
approchés  du  piano. 

—  Est-ce  que  nous  allons  avoir  une  petite  Bamboula?  se  demanda  Ca- 
bassol.  • 

Mais  la  dame  et  le  monsieur,  dédaignant  la  bamboula  de  leurs  pères,  se 
lancèrent  à  quatre  mains  à  travers  une  rêverie  mélancolique  de  Chopin;  un 
groupe  se  forma  autour  du  piano  pour  profiter  des  propriétés  éminemment 
digestives  de  cette  douce  et  poétique  musique. —  L'ambassadeur  et  le  notaire 
continuaient  leur  promenade,  les  mains  derrière  le  dos. —  Cabassol,  donnant  le 
bras  à  l'ambassadrice,  la  conduisit  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  sous  les 


54  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


grandes  feuilles  des  plantes  exotiques,  et  mit  la  conversation  sur  les  nuits 
zanguebariennes,  sur  leurs  splendeurs  et  sur  leurs  dangers. 

La  musique  continuait,  entraînant  doucement  les  invités  à  travers  les 
domaines  éthérés  du  rêve;  une  délicieuse  somnolence  s'emparait  de  tout  le 
monde,  les  tètes  se  penchaient,  seul  le  bruissement  des  éventails  accompagnait 
les  rythmes  étranges  et  crépusculaires  du  compositeur  polonais.  L'ambas- 
sadeur avait  abandonné  le  notaire;  enlevé  par  la  musique,  il  était  allé  flirter 
avec  une  jeune  Africaine  noire  comme  la  nuit. 

Cabassol  causait  toujours  ;  il  avait  repris  le  bras  de  l'ambassadrice  et  se 
promenait  avec  elle  dans  les  salons.  Là,  sous  l'abri  des  plantes  tropicales,  il 
pouvait  presser  tendrement  son  bras  sous  le  sien  et  même  effleurer  de  temps 
en  temps  les  doigts  de  l'aimable  dame,  sauf  à  recevoir  quelques  légers  coups 
d'éventail  sur  les  siens.  —  Peu  à  peu  il  l'entraînait  vers  la  serre,  éclairée  par 
des  lampes  à  verres  bleus  de  façon  à  imiter  le  clair  de  lune. 

—  Quelle  retraite  embaumée  !  murmura-t-il  en  s'asseyant  sur  un  banc  de 
léger  bambou  à  côté,  tout  à  côté,  de  l'ambassadrice;  comme  cela  doit  vous 
rappeler  le  Zanguebar  et  ses  forêts  vierges...  Ah!  madame,  que  ne  suis-je 
moi-même  un  homme  de  ces  terres  ensoleillées,  un  enfant  de  ce  ciel  trop  bleu, 
au  lieu  d'être  le  fils  de  ce  Paris  qui  me  semble  maintenant  froid,  morne 
et  désolé  !  C'est  là-bas  que  j'aurais  dû  naître,  car  je  me  sens  une  âme  brûlante, 
un  cœur  tropical  comme  celui  d'un  Zanguebaricn  ! 

—  Vous  trop  aimable.,,  vous  plaisantez!  balbutia  l'ambassadrice  en 
agitant  son  éventail. 

—  Moi,  je  plaisante!  s'écria  Cabassol,  pouvez-vous  avoir  la  cruauté  de  dire 
cela... 

Si  Cabassol  n'avait  pas  pas  été  aussi  occupé,  il  aurait  pu  entendre  comme 
le  bruit  d'une  altercation  à  la  porte  de  la  serre.  Le  piano  continuait  toujours 
dans  le  salon,  et  dans  le  jardin,  l'orchestre  loué  par  l'ambassadeur  jouait  des 
airs  d'Oflenbach  et  de  Lecoq  pour  se  réchauffer.  Cette  musique  avait  du  bon, 
elle  couvrait  la  voix  de  Mc  Taparel  disputant  l'entrée  de  la  serre  au  général 
haïtien. 

Me  Taparel  avait  suivi  de  loin  la  conversation  animée  de  Cabassol  avec 
l'ambassadrice;  dès  qu'il  les  avait  vus  pénétrer  dans  la  serre,  il  s'était  dirigé 
du  même  côté  pour  défendre  la  succession  Badinard  contre  les  insdiscrets. 

Un  autre  aussi  n'avait  pas  un  seul  instant  perdu  de  vue  l'ambassadrice, 
cet  autre,  c'était  le  général  haïtien  à  l'œil  jaloux.  Lui  aussi  paraissait 
avoir  le  cœur  féri  par  la  gracieuse  zanguebarienne,  et  déjà  il  avait  paru  sup- 
porter difficilement  les  galanteries  prodiguées  à  son  idole  par  l'audacieux 
Cabassol. 

Le  notaire  et  le  général  haïtien  s'étaient  donc  heurtés  à  la  porte  de  la  serre, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


55 


le  soupçonneux  général  aurait  voulu  passer,  mais  le  notaire  s'était  cramponné 
à  son  bras. 

—  Que  pensez-vous,  mon  cher  général,  lui  dit-il,  des  ravages  du  pliil- 
loxéra? 

—  Je  n'aime  que  le  cognac,  répondit  brusquement  le  général. 

—  Pardon,  est-il  vrai,  comme  je  me  le  suis  laissé  dire  dans  un  cercle 


W^iT-Ts*- 


Cabassol  avait  repris  le  braô  de  l'ambassadrice. 

bien  informé,  que  la  situation  à  Haïti  devient  de  jour  en  jour  plus  alarmante? 

—  Au  contraire. 

—  Permettez,  cela  dépend  !  au  point  de  vue  conservateur,  non  pas  ;  sous 
un  autre  point  de  vue,  peut-être,  d'une  autre  façon  encore,  c'est  différent.  La 
situation  est  embrouillée,  mais  claire  :  ça  va  mal  si  vous  êtes  pour  le  pouvoir, 
ça  va  bien  si  vous  n'êtes  pas  pour  lui,  ça  va  mieux  si  vous  êtes  pour  le  pré- 
tendant que  vous  croyez  avoir  le  plus  de  chances, Tout  est  bien  si...  tout 

est  mal  si  vous  êtes  de  l'opinion  contraire...  Je  ne  veux  pas  vous  influencer, 
mais  il  me  semble  que  le  nœud  de  la  politique  est  là  !  Toute  la  politique  est 
là,  dans  tous  les  pays  du  monde,  aussi  bien  à  Haïti  que  dans  la  lune 

—  Parfaitement  raison,  mais 

—  Vous  voilà  bien,  vous  les  vieux  partis,  toujours  des  objections... 

—  Mais  non  ! 

—  Mais  si,  vous  êtes  pour  les  mesures  de  rigueur,  je  vous  voir  venir... 
tenez,  général,  vous  êtes  un  sabreur... 


56  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Pardon,  laissez-moi  passer  ! 

—  Non  pas  !  songez avez-vons  seulement  une  bonne  constitution... 

—  Je  me  porte  bien,  mais... 

—  Vous  plaisantez,  je  veux  dire,  une  constitution  politique.  Soulouque 
n'eu  avait  pas 

Dans  la  serre  le  dialogue  entre  Cabassol  et  l'ambassadrice  devenait  de  plus 
en  plus  brûlant. 

—  Et  que  sont  les  obstacles  pour  un  homme  comme  moi!  le  fer,  le  feu, 
l'eau,  les  éléments  déchaînés,  foutes  les  brutalités  de  la  nature,loutes  les  féro- 
cités des  hommes  blancs  ou  noirs,  je  braverais  tout,  je  défierais  tout,  si  je 
pouvais  un  jour  espérer 

—  Taisez- vous! 

—  L«s  défenses  des  éléphants 

—  Je  vous  en  prie  !.... 

—  La  corne  des  rhinocéros 

—  De  grâce!.... 

—  Le  venin  des  serpents  à  sonnettes 

—  Oh  ! 

—  La  griffe  des  lions 

—  Ah  ! 

—  Les  dents  des  crocodiles  !  !  ! 

—  Grâce  !  Cabassol,  je  t'aime  !  !  ! 

Au  même  instant  un  grand  fracas  de  vitres  cassées  retentit  à  l'entrée  de  la 
»serre,  la  porte  s'ouvrit  violemment,  renversant  quelques  vases  de  faïence 
artistique  garnis  de.  fleurs.  Deux  hommes  parurent  l'un  poussant  l'autre,  et 
faisant  tous  deux  une  grande  dépense  de  cris  et  de  gestes. 

C'étaient  Me  Taparel  et  le  général  haïtien,  l'un  s'obstinant  à  passer  et 
l'autre  à  le  retenir. 

—  Laissez-moi  passer  ! 

—  Permettez!  cette  question  politique  est  d'une  importance...  pour  l'ave- 
nir de  Haïti... 

—  Laissez-moi..... 

—  Jamais  ! 

M8  Taparel  bondit  en  avant  comme  s'il  était  lancé  par  une  catapulte.  La 
catapulte  c'était  le  général  haïtien,  qui  n'avait  pu  se  retenir  en  entendant 
l'ambassadrice  murmurer  le  "  Cabassol,  je  t'aime  !  !  !  » 

La  fli  armante  ambassadrice,  terrifiée  par  cette  invasion,  se  jeta  dans  les 
bras  de  Cabassol  à  moitié  évanouie  et  tout  à  fait  échevelée. 

—  Oh  !  !  !  rugit  ]<■  général  haïtien  en  se,  dressant  les  bras  en  l'air  devant  ce 
tableau  douloureux  pour  lui. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


L'ambassadrice  de  Zanguebar  compromise  par  Cabassol. 


Liv.  8. 


—  Oh  !  fit  Cabassol  légèrement  troublé. 

—  Oh  !  fit  le  notaire  en  se  frottant  les  mains. 

—  Oh!  fit  l'ambassadrice  d'une  voix  à  peine  perceptible. 

Mais  le  bruit  des  vitres  cassées  et  les  éclats  de  voix  du  général  avaient 
appelé  l'attention  des  invités  du  salon.  S'arrachant  aux  enivrantes  extases  du 
piano,  toute  la  société  accourait  croyant  à  un  accident.  Me  Taparel  vit  le  péril, 
il  comprit  que  l'ambassadeur  allait  s'apercevoir  du  trouble  de  la  pauvre 
ambassadrice  et  s'enquérir  de  la  cause  de  cette  émotion 

Me  Taparel  prit  un  parti  héroïque  pour  détourner  le  danger. 

—  Général  !  cria-t-il  d'une  voix  formidable,  vous  m'en  rendrez  raison  ! 
Ces  brutalités  de  corps  de  garde  ne  sont  pas  de  mise  dans  les  salons!... 
nous  ne  sommes  pas  chez  Soulouque  !...  Quoi!  au  cours  d'une  paisible 
discussion  politique,  lorsque  je  vous  fais  part  de  mes  idées  sur  l'avenir  de 

la sur  les  choses  générales sur  le en  particulier  et vous  vous 

emportez 

—  C'est  vous  !  rugit  le  général. 

—  C'est  affreux,  vousdis-je,  c'est  inconvenant,  c'est  inouï 

—  Pourquoi  me 

—  Dans  les  annales  du  parlementarisme  on  n'a  jamais  vu  ça!  vous  me 
direz  que  chez  vous mais  ce  n'est 

pas  une  raison Enfin  c'est  scanda- 
leux!.... 

—  Messieurs,  je  vous   prie fit 

l'ambassadeur 

—  Jamais  !  s'écria  le  notaire Gé- 
néral I  vous  m'en  rendrez  raison  ! 

—  Tout  de  suite  !  répondit  le  général, 
vos  armes?... 

—  Toutes  1  répondit  le  notaire  avec 
un  geste  superbe. 

—  J'ai  servi  dans  l'artillerie,  mais  je 
ne  veux  pas  profiter  de  mes  avantages 
pour  vous  proposer  l'obusier  de  monta- 
gne  Donc  1  toutes  les  armes,  le  canon 

seul  excepté  ! 

—  Gela  m'est  égal  ! 

—  C'est  bien,  nos  témoins  s'enten- 
dront pour  le  reste,  j'ai  là  deux  amis  de 

Haïti  qui  voudront  bien  m'assister  dans  cette  circonstance. 

—  Je  vais  mettre  vos  témoins  en  rapport  avec  les  miens.  Voici  M.  Cabassol, 


Général,  vous  m'en  rendrez  raison  I 


CO  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


je  vais  chercher  un  second  témoin....  Voyons,  un  de  ces  messieurs.  ...  Ah  ! 
voici  mon  affaire. 

Et  Me  Taparel  se  dirigea  vers  le  seul  invité  de  l'ambassade  qui  ne  fût  ni 
blanc  ni  nègre.  C'était  un  brave  Chinois,  à  la  figure  honnête  et  douce,  qui 
n'avait  pas  dit  un  mot  pendant  le  repas,  et  que  le  bruit  de  l'altercation  avait 
réveillé  dans  le  fauteuil  où  il  sommeillait  bercé  par  la  musique 

—  Permettez,  fit  l'ambassadeur,  laissez-moi  vous  présenter  ! M.  Tchou- 

li-tching,  jeune  savant  de  Pékin,  venu  pour  étudier  les  arts  et  les  sciences  de 
la  belle  Europe;  Me  Taparel,  une  sommité  du  monde  des  affaires! 

Mc  Taparel  et  M.  Tchou-li-tching  s'inclinèrent. 

Me  Taparel  mit  rapidement  le  jeune  Chinois  au  courant  du  service  qu'il 
réclamait  de  lui,  puis  il  l'aboucha  avec  Cabassol. 

Qu'allez- vous  faire?  dit  tout  bas  Cabassol  au  belliqueux  notaire,  un 

duel,  un  vrai  duel? 

—  Il  le  faut  bien,  pour  détourner  autant  que  possible  l'attention  de  l'am- 
bassadeur, voyez  de  quel  œil  il  regarde  l'ambassadrice,  comme  il  l'interroge 
sur  les  causes  de  son  trouble...  Voyez,  voyez,  il  a  des  soupçons,  elle  est  com- 
promise aux  yeux  de  toute  la  colonie  zanguebarienne...  Allons,  allons,  il 
nous  faut  maintenant  terminer  cette  désagréable  affaire  avec  le  général 
haïtien en  douceur,  vous  savez,  en  douceur  1 

—  Un  instant...  Voyons,  la  trouvez-vous  suffisamment  compromise? 

—  Oui,  Badinard  est  vengé! 

—  Très  bien!  alors  je  vais  arranger  l'affaire...  Pendant  que  vous  allez 
prendre  congé  de  l'ambassadeur,  je  vais  m'entendre  avec  les  témoins  de 
votre  adversaire. 

Maître  Taparel,  laissant  les  témoins  discuter  les  conditions  de  la  rencontre, 
s'en  fut  présenter  ses  excuses  à  l'ambassadeur  pour  le  regrettable  incident 
qui  terminait  si  mal  une  aussi  délicieuse  soirée. 

L'ambassadrice  était  encore  toute  troublée  de  l'aventure  et  dissimulait  ses 
inquiétudes  sous  un  jeu  fébrile  de  l'éventail.  L'ambassadeur  semblait  inquiet 
et  la  regardait  les  sourcils  froncés. 

—  Jouons  serré  !  se  dit  le  notaire. 

—  Monsieur,  un  mot,  s'il  vous  plaît!  dit  l'ambassadeur  en  l'interrompant 
dès  ses  premières  paroles...  moi,  pas  content,  moi  furieux!... 

—  Aïe!  se  dit  le  notaire,  serait-ce  un  second  duel? 

—  Moi  furieux!  vous  pas  gentil!  Comment  au  moment  où  Zanguebar 
compte  su"  vous,  pour  l'emprunt,  vous  allez  vous  battre  en  duel,  vous  cou- 
per en  morceaux...  C'est  mal,  bien  mal!  vous,  existence  précieuse! 

—  Monsieur  l'ambassadeur,  croyez  je  suis  profondément  touché,  je  suis 
ému,  vous  le   voyez,    mais   l'honneur  l'ordonne,   il   me  faut  aller  su»-  le 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


61 


terrain...  mais  ne  craignez  rien  pour  l'emprunt,  avec  la  simple  énumération 
des  garanties,  il  se  fera  tout  seul. 

Gabassol  pendant  ce  temps  glissait  quelques  paroles  gracieuses  à  l'am- 
bassadrice et  se  disposait  à  la  retraite.  Nos  deux  amis  se  dirigeaient  vers  la 
porte,  lorsque  un  mot  de  la  séduisante  Zanguebarienne  les  rappela. 

—  Zembo!  mon  ami,  à  quoi  pensez-vous?... 


0  muso  du  notariat,  que  dois-tu  penser  de  tout  cela 


—  Pardon,  madame,  fit  Gabassol.  mais  nous  le  sommes   déjà  crocodile 
d'or,  première  classe  ! 

—  Oui,  mais  zevaliers  seulement,  ce  n'est  pas  assez,  ze  vous  fais  offi- 
ciers I  zangez  les  décorations... 

—  Madame,  nous  sommes  confus!  * 

Et  la  toute  gracieuse  ambassadrice  se  mit  en  devoir  d'orner  de  ses  mains 


Manches  —  elles  étaient  admirablement  gantées  —  la  boutonnière  de  nos  amis-, 
avec  des  crocodiles  d'or  plus  grands  et  plus  ornementés  que  ceux  de  simples 
chevaliers. 

Naturellement,  nos  amis  ne  voulurent  pas  s'éloigner  avant  d'avoir 
acquitté  les  droits  de  la  chancellerie,  afférents  à  leurs  promotions  succes- 
sives dans  l'ordre  du  Crocodile  d'or  ;  cela  ne  monta  pour  les  deux  décorations 
qu'à  175  fr.,  que  Me  Taparel  remit  au  secrétaire  de  l'ambassade  en  échange 
des  deux  brevets.  Les  insignes,  étant  en  doublé,  coûtèrent  35  fr.,  cela  faisait 
210  fr.,  plus  cent  sous  de  gratification  au  concierge.  C'était  pour  rien. 

—  Où  allons-nous?  demanda  Me  Taparel  à  Cabassol  en  quittant  l'ambas- 
sade. 

—  Nous  allons  chez  Brébant...  votre  duel  est  difficile  à  organiser,  nous 
n'avons  pu  rien  terminer  encore,  et  nous  allons  continuer  la  discussion  en 
soupant  légèrement. 

En  effet  le  bon  Chinois,  le  second  témoin  de  Me  Taparel,  les  attendait  à  la 
porte  sur  le  trottoir  ;  à  quelques  pas  de  lui,  le  général  haïtien  et  ses  témoins 
attendaient  aussi. 

Bientôt  deux  voitures  se  dirigèrent  au  galop  vers  le  boulevard. 

—  Sapristi!  disait  Me  Taparel,  j'aurais  pourtant  bien  voulu  prendre 
quelques  minutes  de  repos  avant  de  croiser  le  fer  avec  ce  général... 

—  Il  est  furieux,  il  veut  se  battre  tout  de  suite,  moi  j'essaye  de  gagner 
du  temps. 

—  Vous  savez,  mon  cher  ami,  je  ne  tiendrais  pas  à  un  duel  à  mort,  je  n'ai 
aucune  soif  de  sa  vie;  ce  que  je  voulais,  c'était  détourner  les  soupçons  de 
l'ambassadeur  et  couvrir  notre  retraite... 

—  Oui,  mais  vous  avez  été  un  peu  vif  avec  le  général...  il  veut  une  satis- 
faction ;  il  faudra,  je  le  crains,  une  petite  effusion  de  sang... 

—  De  son  sang,  alors  ! 

—  Oui,  de  son  sang.  En  attendant,  vous  allez  souper  pour  prendre  des 
forces. 

—  Ouf!  fit  le  notaire,  la  succession  Badinard  m'en  fait  voir  de  cruelles  !... 
si  je  n'avais  pas  à  un  haut  degré  le  sentiment  de  l'honneur  professionnel, 
je  pourrais  murmurer...  Mais,  vous  voyez,  je  ne  murmure  pas!...  0  muse 
du  notariat,  que  dois-tu  penser  de  tout  cela  ! 

Tout  en  disant  qu'il  ne  murmurait  pas,  le  brave  notaire  ne  fit  que  gémir 
pendant  tout  le  trajet  sur  les  désagréments  de  l'affaire  Badinard  et  en 
particulier  sur  celui  d'avoir  à  s'aligner  sur  le  terrain,  lui  simple  exécuteur 
testamentaire,  lui  pacifique  homme  d'étude,  avec  un  sabreur  exotique. 

Le  second  témoin  du  notaire,  le  jeune  Chinois,  trouvant  sans  doute  ces 
lamentations  monotones,  s'était  endormi  dans  le  fond  du  coupé. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  63 


Les  deux  voitures  arrivèrent  chez  Brébant,  sans  s'être  perdues,  comme 
l'espérait  secrètement  Mc  Taparel.  Le  notaire  et  ses  témoins  s'enfermèrent 
dans  un  cabinet  et  le  général  haïtien  avec  les  siens  dans  un  autre 

—  Eh  bien,  qu'allons-nous  faire?  demanda  Mc  Taparel. 

—  Souper  d'abord,  puis  discuter  avec  nos  adversaires,  rédiger  des  procès 
verbaux...  Il  faut  faire  les  choses  régulièrement.  Voyons,  êtes- vous  fort;'t 
l'épée? 

—  Je  ne  sais  pas,  je  n'ai  «jamais  essayé. 

—  Et  au  pistolet? 


—  Carabine  rayée,  accepté  !  écrivit  Calassol. 

—  J'ai  possédé  dans  ma  jeunesse  un  pistolet  à  pierre,  mais  je  n'ai  jamais 
réussi  à  le  faire  partir,  parce  que  le  silex  était  égaré. 

—  Bon,  pas  de  science  du  tout.  Mais  l'intuition?  Vous  sentez-vous  l'in- 
tuition ? 

—  Dame,  je  ne  sens  rien  pour  le  moment,  mais  cela  peut  se  révéler 
sur  le  terrain. 

—  Donc  vous  n'avez  pas  de  préférence  pour  une  arme  quelconque,  et  vous 
nous  laissez  carte  blanche!  Attendons  les  propositions  de  nos  adversaires... 

Le  garçon,  en  apportant  les  écrevisses,  remit  à  Gabassol  un  petit  papier 
de  la  part  du  cabinet  ennemi. 
Il  contenait  ces  simples  mots  : 

BOIS  DE  VINCENNES,   SEPT  HEURES   DU   MATIN. 

— -  Accepté  I  écrivit  Cabassol  en  renvoyant  le  papier. 

—  Il  est  une  heure  et  demie,  je  pourrai  dormir  un  peu,  fit  le  notaire 


64 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Dix  minutes  après  le  garçon  revenait  avec  une  seconde  note  : 

«  Notre  adversaire,  dans  sa  provocation,  a  prononcé  les  mots  :  toutes 

les  armes!  Cependant  nous  tenons  à  préciser.  Acceptez-vous  la  carabine 

rayée  de  précision? 

—  De  précision  me  semble  inutile,  dit  négligemment  le  notaire. 

—  Carabine  rayée,  accepté  !  écrivit  Cabassol. 

Le  temps  d'avaler  un  léger  doigt  de  Champagne, 
et  le  garçon  revint  avec  une  nouvelle  note  diploma- 
tique, aussi  laconique  que  les  autres. 

REVOLVER   A    DOUZE    COUPS. 

—  Tous  chargés?  demanda  Me  Taparel. 

—  Je  ne  sais  pas,  répondit  le  garçon. 

—  Accepté  !  écrivit  héroïquement  Cabassol. 
La  quatrième  note  arriva  au  bout  de  cinq  minutes 

avec  ce  mot. 

B0WIE-KN1FE   DE   44   CENTIMÈTRES. 

—  J'aimerais  mieux  la  taille  au-dessous,  fit  ob- 
server Me  Taparel. 

—  Baste  1  fit  Cabassol,  ne  lésinons  pas;  dans  ces 
circonstances-là  quelques  centimètres  de  plus  ou  de 
moins  font  très  peu  de  chose.  Accepté!  Et  mainte- 
nant, achevons  tranquillement  de  souper,  car  je 
suppose  que  c'est  fini.  Monsieur  Taparel,  un  peu  de 
cette  mayonnaise? 

—  Allons,  fit  M0  Taparel,  un  peu  de  gaieté  ce  soir,  en  attendant  la  séance  de 
découpage  avec  ce  féroce  Haïtien  ! 

Au  moment  où  il  allait  vider  son  verre,  le  garçon  rentra  avec  une  nouvelle 
note  ainsi  conçue  : 

IIACDE    DE  MARINE   AMÉRICAINE. 


Le  second  témoin  de 
M»  Taparel. 


—  Encore  !  s'écria  le  notaire  bondissant  de  son  siège. 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  dit  Cabassol  en  le  rasseyant  de  force,  attendez,  je 
vais  leur  répondre  ! 

Et  il  parafa  la  proposition  haïtienne  d'un  accepté  énergique  suivi  de  ces 
mots  : 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


COUTEAU   A    SCALPER  ! 


—  Allez!  dit-il  au  garçon. 

Le  Chinois,  qui  n'avait  pas  encore  prononcé  une  parole,  frappa  sur  l'épaule 
de  Me  Taparel  et  lui  dit  en  cherchant  ses  mots  : 

—  Pardon  1  je  voudrais  dire  une  petite  chose... 

—  Tiens  !  vous  parlez  français  ! 
voyons,  vous  voulez  peut-être  proposer 
une  arme  de  votre  pays... 

—  Non  1  je  suis  un  paisible  lettré, 
j'étudie  la  littérature  et  pas  la  coutellerie, 
je  voulais  dire,  votre  adversaire  est  un 
homme  terrible,  il  est  de  Haïti,  haï-t-ill 
hai-t-ill 

—  Oh!  fit  Me  Taparel. 

—  Gomment!  s'écria  Cabassol,  c'est 
pour  apprendre  ces  choses-là  que  votre 
gouvernement  vous  envoie  ici  avec  une 
petite  pension  ;  mais  vous  pervertirez 
votre  pays  à  votre  retour  1 


Arrivée  de  la  noce  Cabuzac  au  restaurant 


LlV.   9. 


66 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Le  jeune  Chinois  rougit  et  s'inclina  modestement. 
—  Carabine,  revolver,  bowie-knife,  hache  de  marine  et  couteau  à  scalper... 
énumérait  le  notaire,  un  arsenal  complet...  Ah!  l'affaire  Badinard!...  Mais, 
dites-moi,  messieurs,  vous  oubliez  de  fixer  la  distance  entre  les  combattants... 
Vous  savez,  ne  lésinez  pas,  donnez-nous  nos  aises  ! 

—  Mais,  comme  vous  n'êtes  pas  sûr  de  votre  adresse,  à  votre  place  je  pré- 
férerais cinq  ou  six  pas  ! 

—  Non,  non,  fit  le  notaire,  la  carabine  porte  à  mille  mètres,  je  veux  le 
compte... 

L'arrivée  4u  garçon  l'interrompit. 

—  Bigre!  murmura  M0  Taparel,  notre  féroce 
haï-t-il  va  proposer  à  bout  portant  ! 

Le  garçon  portait  cérémonieusement  un  grand 
papier  sur  un  plateau.  Cabassol  s'en  saisit  rapi- 
dement et  le  déploya. 

C'était  un  plan  du  bois  de  Vincennes. 

Aux  deux  extrémités  du  bois  se  voyaient  une 
grosse  croix  à  l'encre  rouge,  et,  dans  le  bas,  les 
Haïtiens  avaient  écrit  : 

CHOISISSEZ. 


Le  garçon  revint  avec  la  naine 
encore  plus  grave. 


—  Comprends  pas?  écrivit  Cabassol  en  ren- 
voyant la  carte. 

Le  garçon  revint  bientôt  avec  la  mine  encore 
plus  grave  qu'auparavant. 

—  Messieurs,  dit-il,  je  suis  chargé  de  vous  fournir  les  explications.  Vos 
ennemis  veulent  le  duel  à  l'américaine,  la  chasse  à  l'homme  à  travers  le  bois  ! 
Les  deux  adversaires  entreront  dans  le  bois  de  Vincennes,  l'un  par  Saint- 
Mandé  et  l'autre  par  Joinville,  à  sept  heures  moins  un  quart,  les  montres 
réglées  l'une  sur  l'autre  ;  à  sept  heures,  la  chasse  commencera,  ils  se  cher- 
cheront et  tireront  à  volonté.  Voilà  I 

—  C'est  un  peu  fatigant,  dit  le  notaire. 

—  On  ne  tire  pas  sur  les  témoins,  surtout?  fit  Cabassol. 

—  Je  ne  crois  pas,  monsieur. 

—  Eh  bien?  demanda  Cabassol  au  notaire. 

—  Accepté!  s'écria  Me  Taparel,  accepté!  je  choisis  le  côté  de  Saint-Mandé... 

—  Alors,  reprit  le  garçon,  tout  est  réglé.  Maintenant,  ces  messieurs  deman- 
dent que  deux  des  témoins,  un  de  chaque  côté,  soient  délégués  pour  aller  cher- 
cher chez  un  armurier  les  armes  et  les  cartouches. 


—  J'y  vais  !  dit  Gabassol  en  se  levant,  mon  cher  monsieur  Taparel,  vous 
pouvez  vous  en  rapporter  à  moi,  je  prendrai  ce  qu'il  y  aura  de  mieux. 

Me  Taparel  et  le  Chinois  restèrent  seuls. 

—  Si  nous  faisions  un  petit  somme  ?  proposa  Me  Taparel. 

—  Si  nous  en  piquions  un?  répondit  le  Chinois. 

Me  Taparel  regarda  d'un  œil  inquiet  le  naturel  de  l'Empire  du  milieu,  qui 
riait  silencieusement. 

Le  Chinois,  étendu  sur  le  divan,  ronfla  bientôt,  mais  le  digne  notaire  tenta 
vainement  de  clore  la  paupière;  les  affaires  d'honneur  sont  rares  dans  le 
notariat,  profession  pacifique  ;  c'était  la  première  fois  que  la  liquidation  d'une 


En  route  pour  le  champ  de  bataille. 

succession  le  conduisait  sur  le  terrain.  Cependant  il  n'y  avait  pas  à  reculer 
l'honneur  professionnel  exigeait  qu'il  fit  bonne  contenance  sous  la  carabine 
et  le  bowie-knife  du  Haïtien. 

—  Et  dire,  songeait  tristement  M6  Taparel,  que  pendant  que  nous  nous 
préparons,  le  Haïtien  et  moi,  à  nous  livrer  à  une  orgie  de  sang,  dans  les 
cabinets  voisins  on  soupe  joyeusement  !  Il  y  a  tout  à  côté  une  dame  qui  rit 
sans  se  douter  de  nos  idées  de  carnage...  c'est  peut-être  la  dernière  fois  que 
j'entends  des  rires  féminins!...  ÔBadinard,  tu  le  vois,  ton  notaire,  ton  exécu- 
teur testamentaire  pousse  la  fidélité  au  devoir  professionnel  jusqu'au  sacri- 
fice! je  vais  périr  peut-être à  la  fleur  de  l'âge,  victime  du  devoir  et  mar* 

tyr  du  notariat!...  Es-tu  content  de  moi,  ô  Badinard,  client  difficile  à  con- 
tenter?... oh,  ce  Haïtien Quel  tigre  avec  son  arsenal!...  Quel  anihrcpp- 


63 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


phage!...  Ah,  si  la  chambre  des  notaires  savait  à  quelles  opérations  de  dé- 
coupage je  vais  employer  ma  matinée.. .mais  buvons  pour  écarter  ces  images... 

La  mission  de  Gabassol  demanda  une  bonne  heure  ;  il  était  bien  près  de  trois 
heures  du  matin  quand  il  rentra  dans  le  cabinet,  chargé  d'un  belliqueux  bagage. 

—  Voilà!  fit-il  en  faisant  résonner  sur  le  parquet  la  crosse  d'une  carabine, 
Voilà!  voilà,  et  voilà! 

Et  il  déposa  sur  la  table  un  superbe  revolver,  un  bowie-knife  à  la  lame  féroce 
une  hachette  et  une  lardoire  que  l'armurier  avait  décorée  du  nom  de  couteau 
à  scalper. 


Des  légions  de  noirs  Haïtiens  passaient  devant  ses  yeux  troubléi. 


—  Vous  n'avez  pas  prévenu  la  police,  surtout  ?  demanda  le  notaire,  qui  se 
rattachait  à  un  dernier  espoir. 

—  Soyez  tranquille  !  je  n'ai  rien  dit,  vous  ne  serez  pas  troublé  dans  votre 
massacre  du  Haïtien  !  Et  maintenant  j'ai  commandé  une  voiture  pour  six 
heures,  vous  pouvez  essayer  de  dormir  jusque-là.  Installons-nous  le  plus  com- 
modément possible  et  prenons  des  forces,  nous  en  aurons  besoin! 

Bientôt  le  silence  le  plus  complet  régna  dans  le  restaurant  ;  à  côté,  dans 
le  cabinet  haïtien  on  dormait  sans  doute  aussi,  pour  se 
préparer  à  la  terrible  lutte  du  réveil.  Seul  Me  Taparel 
cherchait  vainement  le  sommeil,  il  avait  beau  essayer, 
pour  se  refroidir  le  sang,  de  se  réciter  toutes  les  for- 
mules d'actes  notariés  possibles,  et  même  d'inventer 
des  complications  d'affaires  entre  des  personnages  ima- 
ginaires, rien  n'y  faisait;  le  revolver,  les  cartouches  et 
les  "couteaux  déposés  devant  lui  sur  la  table  le  rame- 
naient toujours  à  la  désolante  réalité. 
Lt  générai  naitien.  Devant  ses  yeux  troublés  passaient  des  légions  de 


__ 


- 1 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


G9 


noirs  Haïtiens  brandissant  des  armes  épouvantables  rougies  par  le  sang  des 
notaires... 

Cabassol,  à  six  heures  sonnantes,  se  réveilla  et  sonna  pour  avoir  l'addition. 

—  Et  ces  messieurs  d'à  côté?  demanda-l-il  au  garçon. 

—  Partis  il  y  a  une  demi-heure,  répondit  le  garçon.  Vous  savez  qu'ils 
vont  jusqu'à  Joinville? 


Dans  les  cabinets  voisins  on  soape  joyeusement! 


—  C'est  vrai,  allons,  en  route  ! 

Le  cocher  parut  un  peu  surpris  à  la  vue  de  l'arsenal  ambulant  qui  s'ins- 
tallait dans  sa  voiture. 

—  Ah!  ah  !  dit-il,  on  va  se  cogner,  je  connais  ça  !  Et  ben,  vous  avez  de 
la  veine,  bourgeois,  je  porte  chance!  il  n'y  a  pas  huit  jours  que  j'ai  chargé 
des  messieurs  pour  un  duel  au  pistolet  à  Meudon,  et... 

—  Et?  demanda  le  notaire  d'une  voix  pleine  d'émotion. 


70 

LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 

y 


—  Mon  bourgeois  n'a  pas  écoppé... 

—  Et  mon  bourgeois  n'a  pas  écoppé  ;  au  contraire,  il  a  flanqué  une  balle 
dans... 

—  Dans...  l'adversaire? 

—  Non,  dans  les  quilles  d'un  de  ses  témoins. 

—  Vingt  francs  de  pourboire  !  s'écria  le  notaire,  rempli  d'un  doux  espoir. 
Le  cocher,  électrisé,  lança  ses  chevaux  à  toute  bride  et  partit  en  sifflant 

une  fanfare  guerrière. 

—  Ah  !  gémit  M0  Taparel,  qu'a  dû  penser  Mme  Taparel  en  ne  me  voyant 
pas  rentrer  cette  nuit!... 

—  Tranquillisez-vous,  répondit  Gabassol,  je  lui  ai  télégraphié  ces  simples 
mots  : 

«  Retenu  par  affaire  Badinard.  Complications  d'un  caractère  particulier 
exigent  ma  présence.  Tout  va  bien.  » 

Taparel. 

—  Merci.  Je  vois  que  je  puis  maintenant  être  tout  entier  au  général 
haïtien. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


71 


Félicien  Cabuzac. 


Un  duel  féroce  au  bois  de  Vincennes.  —  La  troisième  vengeance.  —  Le  plus  beau  Jour 
de  la  vie  de  M.  Félicien  Cabuzac  est  troublé  par  des  discussions  violentes. 


L'aube  se  levait  à  peine,  une  aube  pâle  et  triste  de  mars,  lorsque  le  cocher 
débarqua  ses  bourgeois  à  l'entrée  du  bois  de  Vincennes.  —  Le  notaire  paya  le 
cocher  d'avance  pour  le  cas  où  les  hasards  du  combat  l'entraîneraient  trop 
loin  pour  retrouver  la  voiture,  puis  il  ceignit  une  ceinture  bleue  apportée 
par  Gabassol,  y  passa  le  revolver,  la  hachette,  le  bowie-Knife  et  le  couteau 
à  scalper  et  jeta  sa  carabine  sur  l'épaule. 

—  Bonne  chance  I  cria  l'automédon  ;  faites  comme  l'autre  de  la  semaine 
dernière  ! 

—  Quelle  heure  avons-nous?  fit  Gabassol  en  tirant  sa  montre,  voyons, 
sept  heures  moins  deux  minutes.  Allons,  maître  Taparel,  voilà  le  moment, 
chargez  la  carabine  et  le  revolver!  A  l'heure  qu'il  est,  votre  adversaire  se 
prépare  à  se  jeter  sous  bois  pour  marcher  à  votre  rencontre...  allons,  voici 
sept  heures  !  en  avant  !  Utilisez  chaque  mouvement  de  terrain,  rangez-voua 


72 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


derrière  chaque  arbre,  sautez  de  buisson  en  buisson!...  de  l'œil  et  du  jar- 
ret!... En  avant!  nous  vous  suivons  à  vingt  mètres  sur  le  côté. 

Mp  Taparel,  enfonçant  son  chapeau  sur  ses  yeux  d'un  geste  énergique,  se 
jeta  dans  le  fourré.  —  Les  témoins  lui  laissèrent  prendre  une  petite  avance 
et  se  glissèrent  à  sa  suite  sous  les  arbres.  —  Pendant  dix  minutes  on  avança  sans 
prononcer  une  parole.  Me  Taparel  marchait  avec  la  prudence  d'un  Peau- 
Rouge,  sans  faire  crier  une  branche  d'arbre,  sans  déranger  une  touffe  d'herbe, 
se  rasant  derrière  chaque  pli  de  terrain,  et  sautant  comme  un  cabri,  quand  il 
avait  à  traverser  un  espace  découvert. 

Tout  à  coup  Cabassol  et  le  jeune  Chinois  le  perdirent  de  vue  ;  ils  atten- 
dirent cinq  ou  six  minutes,  puis  ils  se  risquèrent  en  avant. 

Me  Taparel  était  invisible.  Cabassol  l'appela  doucement,  mais  rien  ne 
répondit. 

—  Avançons,  dit  tout  bas  Cabassol. 

Le  Chinois  l'arrêta  brusquement  et  lui  montra  un  objet  étrange,  à  une 
vingtaine  de  mètres,  au  milieu  d'un  buisson. 

—  Qu'est-ce  que  cela? 

—  C'est  sa  tête  !  murmura  le  Chinois  d'une 
voix  entrecoupée. 

—  Sapristi,  c'est  sa  tête...  ah!  mais,  est-ce 
que  le  Haïtien  l'aurait  déjà... 

La  tête  siffla  doucement  et  s'agita.  Cabassol 
et  le  Chinois  respirèrent.  Us  se  précipitèrent  en 
avant  et  trouvèrent  Me  Taparel  blotti  au  fond 
d'un  fossé,  la  tête  seule  hors  du  trou, 
demanda  sourdement  Me  Taparel. 


—  C'est  sa  tète!  murmura 
le  Chinois. 


—  Avez-vous  entendu 

—  Quoi? 

—  Le  son  du  cor,  il  me  semblait  qu'il  n'avait  pas  été  question  de  cor  dans 
nos  arrangements. 

—  Mais  non,...  ah!  je  l'entends,  c'est  le  tramway  de  Vincennes... 

—  Ah!  très  bien,  j'ignorais...  maintenant  indiquez-moi  la  direction  de 
Joinville. 

—  Par  là,  sur  la  gauche. 

—  Merci,  je  vais  opérer  un  mouvement  tournant. 

Et  le  notaire  sortit  de  son  fossé  et  se  dirigea  sur  la  droite. 
Cinq  minutes  après,  un  nouveau  sifflement  du  notaire  appela  les  deux 
témoins  qui  s'empressèrent  de  le  rattraper. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

—  Des  maisons,  répondit  tout  bas  le  notaire. 

—  Un  restaurant!  dit  Cabassol...  si  nous  allions  déjeuner  un  peu,  celte 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


~rvEsicÔAR/i/r.  scS. 


Le  repas  de  noces  de  M.  Félicien  Cabuzac  troublé  par  des  discussions  violentes. 


Liv.  10. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


promenade  matinale  m'a  ouvert  l'appétit...  Rentrez  votre  carabine  dans  son 
enveloppe,  cachez  sous  votre  pardessus  votre  attirail  guerrier  et  déjeunons! 
M0  Taparel  accueillit  volontiers  l'idée  de  suspendre  les  hostilités.  Il  dis- 
simula, autant  que  possible,  ses  armes  à  feu  et  ses  armes  blanches  et  gagna 
le  bord  de  la  route. 

—  Un  instant!  dit-il  avant  de  quitter  le  couvert  des  arbres,  allez  donc 
voir  si  le  restaurant  n'est  pas  occupé  par  nos  adversaires. 

—  Mais,  non,  vous  voyez  qu'il  ouvre  à  l'instant  même;  il  n'y  a  personne. 
La  route  fut  traversée  rapidement,  et  les  trois  hommes  pénétrèrent  dans  le 

restaurant. 


Trop  de  Champagne! 


—  Une  omelette  et  du  jambon  !  commanda  Cabassol. 

Les  garçons  du  restaurant  parurent  un  instant  surpris  de  voir  des  clients 
aussi  matinals,  mais  ils  s'empressèrent  et  conduisirent  nos  amis  dans  une 
grande  salle  du  premier  étage,  consacrée  ordinairement  aux  noces  et  festins 
de  corps,  et  garnie  d'une  immense  table  pour  cinquante  couverts. 

—  Belle  position,  fit  le  notaire  en  examinant  les  environs  par  la  fenêtre, 
on  soutiendrait  un  siège  très  facilement.  Si  nous  attendions  ici  nos  adver- 
saires ? 

—  Votre  adversaire!  n'oubliez  pas  que  nous  ne  sommes  que  vos  témoins, 
répondit  Cabassol.  Attendons-le  si  vous  voulez. 

Nos  amis  s'installèrent  à  une  petite  table  dans  un  angle  de  la  salle,  le 
plus  près  possible  de  la  porte,  qu'il  était  nécessaire  de  surveiller.  Le  notaire, 
pour  déjeuner  plus  facilement,  posa  sur  la  nappe  son  revolver,  sa  hache  et 
son  bowie-knife.  Le  garçon  à  cette  vue  parut  peu  un  effaré. 

—  Messieurs,  dit-il,  vous  savez,  nous  avons  un  tir  au  pistolet  dans  le 


76  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


jardin,  avec  les  balançoires  et  le  jeu  de  boules,  mais  on  ne  tire  pas  dans  les 
salons. 

—  As  pas  peurl  répondit  Gabassol  en  s'étendant  sans  façon  sur  un  di- 
van. 

—  Et  quel  vin  désirent  ces  messieurs?  reprit  le  garçon,  nous  avons  un 
petit  blanc  à  vingt  sous  la  bouteille  dont  vous  me  direz  des  nouvelles. 

—  Du  petit  blanc  I  s'écria  Mc  Taparel  avec  indignation,  allons  donc,  pour 
un  homme  qui,  peut-être,  sera  dans  deux  heures  étendu  sur  le  champ  de 
bataille!...  Du  Champagne,  et  vivement! 

—  Du  Champagne  !  s'écria  Gabassol. 
— -Du  Champagne!  siffla  le  bon  Chinois  avec  une  voix  de  fausset,  trois 

bouteilles  ! 

Pour  se  distraire  en  attendant  l'arrivée  de  l'omelette,  Gabassol  fit  sauter 
d'un  coup  de  bowie-knife  le  bouchon  de  la  première  bouteille  de  Champagne. 

—  Ah  !  qu'il  est  bon  de  vivre  !  dit  le  notaire  en  mettant  la  main  sur  son 
cœur  ;  messieurs,  je  le  sens  maintenant,  ma  vocation  ce  n'était  pas  le  notariat, 
c'était  la  vie  d'aventures,  fiévreuse,  ardente,  la  vie  de  trappeur  avec  ses  périls, 
ses  fatigues,  ses  joies,  ses  combats  dans  le  sentier  de  la  guerre  et  ses  petites 
noces  au  Champagne!  Voilà  ce  qu'il  fallait  à  ma  nature  indomptée,  je  m'en 
aperçois  trop  tard  ! 

—  Hourra  !  cria  Gabassol. 

—  Hourra  !  siffla  le  Chinois. 

—  A  bas  le  notariat!  Vive  l'affaire  Badinard  qui  me  procure  ces  joies! 
Que  ne  suis-je  à  la  place  de  ce  jeune  Gabassol,  que  n'ai-je  la  mission  d'ac- 
complir moi-même  les  soixante-dix-sept  vengeances  de  Badinard,  au  lieu  de 
mon  simple  rôle  de  constatateur  ! 

Avant  d'aller  plus  loin,  avouons  ce  que  décidément  nous  ne  pouvons  plus 
cacher.  Depuis  la  veille,  au  dîner  chez  l'ambassadeur  du  Zanguebar,  nos 
amis  et  leur  acolyte  le  jeune  Chinois  ont  absorbé  bien  du  Champagne,  on  l'a 
peut-être  remarqué.  Qu'on  ne  les  en  blâme  pas  trop,  les  circonstances  seules 
sont  coupables  ;  Cabassol  et  Me  Taparel  avaient  quitté  l'hôtel  avec  une  simple 
et  légère  émotion  seulement,  mais  toute  une  nuit  de  discussions  orageuses  et 
de  préparatifs  sanglants,  occasionnés  par  la  fâcheuse  collision  avec  le  général, 
avait  donné  à  cette  émotion  de  singulières  proportions,  que  l'omelette  au 
Champagne  du  matin  n'était  certes  pas  faite  pour  diminuer. 

Cet  aveu,  fait  en  rougissant,  soulage  notre  conscience  et  nous  donne  les 
coudées  plus  franches.  Aussi  nous  n'hésiterons  pas  à  déclarer  sans  réticences 
que  Me  Taparel,  cette  intelligence  lumineuse,  que  M.  Cabassol,  jeune  homme 
remarquablement  doué,  et  que  le  jeune  Chinois,  dont  nous  avons  oublié  le 
nom,  lettré  de  première  classe,  poète  et  prosateur,  homme  politique  des- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


77 


Une  à  occuper  plus  tard  un  poste  important  dans  l'Empire  du  milieu,  que  ces 
trois  éminenls  esprits  enfin,  semblèrent  pendant  le  déjeuner,  bien  obscurcis 
par  le  Champagne. 

L'omelette  au  jambon  calma 
leur  appétit.  A  la  fin  du  repas 
et  de  sa  bouteille  de  Champa- 
gne particulière,  Me  Taparel  dé- 
clara qu'il  avait  sommeil  et  que 
nulle  puissance  humaine  ne 
l'empocherait  de  dormir.  En 
conséquence,  il  s'étendit  sur 
une  banquette,  glissa  quelques 
coussins  sous  sa  tête  et  se  coiffa 
d'une  serviette. 

—  Et  l'ennemi  ?  s'écria  Ca- 
bassol,  si  les  Haïtiens  se  pré- 
sentent? 

—  Vous  êtes  mes  témoins, 
vous  allez  faire  faction  !  à  la 
première  alerte,  vous  me...  re- 
veill... 

Et  sans  même  achever  sa  phrase,  le  notaire  ferma  les  yeux  et  s'endormit. 

—  Le  devoir,  balbutia  Cabassol  en  se  levant,  peut  se  concilier  avec  le 
repos,  la  commodité  avec  la  sécurité  ;  mon  cher  mandarin,  nous  allons 
veiller...  en  dormant!...  aidez-moi. 

Cabassol  saisit  l'extrémité  d'une  banquette,  fit  signe  au  jeune  Chinois  de 


Quelques  jeunes  cousines  déclarèrent  qu'elles  no  se 
marieraient  jamais  ! 


La  conversation  roula  sur  les  désagréments  du  mariage. 


78 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


prendre  l'autre  bout,et  tous  deux  se  mirent  en  devoir  de  la  transporter  jus- 
qu'à la  porte  de  la  salle.  Le  prudent  Gabassol  ferma  cette  porte  à  double 
tour  et  posa  la  banquette  en  travers  ;  cela  fait  il  s'en  fut  avec  le  Chinois 
chercher  une  seconde  banquette  pour  la  placer  contre  la  première. 

—  Et  maintenant,  mon  cher  ami,  que  je  vous  ai  enseigné  la  manière  de 
fortifier  un  poste,  je  vais  vous  montrer  comment  l'on  monte  sa  garde  sans 
fatigue  ! 

Gabassol  s'allongea  sur  la  banquette,  remua  un  peu  pour  bien  se  caler  et 
ferma  l'œil. 

—  Faites  comme  moi,  dit-il  en  bâillant,  le  Haïtien  ne  nous  surprendra 
pas,  et  nous  nous  réveillerons  frais  et  dispos  pour  lui  tenir  tête!...  Bonsoir, 
mon  cher  Chinois,  mon  petit  dragon  bleu,  bonne  nuit  ! 

Le  jeune  Chinois,  après  avoir  soigneusement  roulé  sa  queue  autour  de  sa 
tête,  allait  faire  comme  Cabassol,  mais  il  réfléchit  sans  doute  et  revint  vers 
la  table.  Prenant  successivement  les  trois  bouteilles  de  Champagne,  il  les 
goutta  dans  son  verre  et  le  vida  consciencieusement.  Ce  devoir  accompli,  il 
revint  à  sa  banquette  et  se  coucha  près  de  Cabassol.  k 

Quel  bon  sommeil  après  tant  de  fatigues  et  de  si  nombreuses  émotions  ! 
Quel  repos  précieux  et  réparateur!  Me  Taparel  rêva,  il  est  vrai,  du  Haïtien, 
mais  son  rêve  ne  manqua  pas  de  douceur;  il  songea  qu'après  trois  heures  de 
combat  corps  à  corps,  les  cartouches  épuisées,  les  haches  brisées,  les  bowie- 
knifes  ébrêchés,  il  réussissait  à  scalper  son  ennemi,  et  qu'il  lui  faisait  grâce 
ensuite. 

Le  calme  le  plus  complet  régnait  donc  dans  la  grande  salle  du  restaurant  ; 
il  dura  de  neuf  heures  du  matin  à  une  heure  et  demie.  Rien  ne  l'avait  troublé, 
pas  même  les  garçons  du  restaurant  qui  pourtant  auraient  bien  eu  le  droit 
de  déranger  un  peu  ces  singuliers  clients. 

Au  dehors  il  faisait  un  temps  superbe  ;  le  soleil,  voilé  le  matin,  avait  dissipé 
son  rideau  de  nuages  et  chauffait  le  bois  de  Vincennes  de  façon  à  éveiller 
bientôt  les  frondaisons  printanières  et  à  faire  éclore  les  premières  violettes. 
De  toute  la  nature  se  dégageait  une  impression  de  douceur  et  de  tranquillité 
vraiment  délicieuses,  les  oiseaux  sifflaient  dans  le  jardin,  le  canon  du  poly- 
gone tonnait  à  intervalles  réguliers,  et  de  temps  en  temps  retentissaient  dans 
le  fort,  à  peu  de  distance,  des  appels  de  clairon  ou  des  sonneries  de  trom- 
pette de  cavalerie. 

Tout  à  coup,  le  ronflement  de  Cabassol  s'arrêta.  Des  bruits  suspects 
avaient  troublé  son  calme  sommeil  ;  il  ne  bougea  pas,  mais  il  cessa  de  ronfler. 
Un  tapage  assez  violent  se  faisait  au  dessous,  au  rez-de-chaussée  du  restaurant, 
puis  des  portes  s'ouvrirent  vivement,  et  le  tapage  retentit  plus  clair  et  plus 
vif.  On  montait  l'escalier. 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE  7ft 


Deux  secondes  après,  des  cris  et  des  appels  retentirent  dans  l'escalier,  et 
la  porte  fut  vigoureusement  secouée  du  dehors. 

—  Aux  armes  !  s'écria  Gabassol  en  se  précipitant  en  bas  de  sa  banquette 
et  en  jetant  le  jeune  Chinois  sur  ses  pieds. 

—  Aux  armes!  répéta  le  notaire  éveillé  en  sursaut,  je  ne  l'ai  donc  pas 
bien  scalpé? 

—  Qui  ça? 

—  Lui  !  le  Haïtien... 

—  Sans  doute,  puisque  le  voilà  qui  va  enfoncer  la  porte...  allons,  allons, 
dn  calme,  procédons  avec  régularité...  Qui  vive? 


Deux  dames  le  questionnaient  sur  les  modes  de  son  pays. 

—  C'est  la  noce  1  répondit-on  du  dehors,  ouvrez  donc,  farceurs  ! 

—  La  noce?  quelle  noce?  demanda  Me  Taparel  à  Cabassol. 

—  Je  n'en  sais  rien...  mais  ce  n'est  pas  l'ennemi,  ils  n'ont  pas  d'accent... 

—  Non  !  alors  puisque  ce  sont  des  gens  paisibles,  ouvrons  et  dissimulons 
nos  projets. 

Cabassol  et  le  jeune  Chinois  enlevèrent  rapidement  les  barricades  et 
ouvrirent  la  porte. 

Pressés  sur  le  palier,  serrés  sur  les  marches  de  l'escalier,  riaient  et  plai- 
santaient des  braves  gens  en  ribambelle,  tous  en  tenue  de  cérémonie,  avec 
des  robes  de  soie,  des  chapeaux  à  grands  fracas,  des  habits  noirs,  des  redin- 
gotes imposantes  et  des  cravates  blanches  noblement  empesées.  C'était  bien 
une  noce.  En  tête  de  la  foule,  une  jeune  dame  tout  de  blanc  vêtue  et  cou- 
ronnée de  fleurs  d'oranger,  donnait  le  bras  à  un  jeune  homme  cravaté,  coiffé 
et  frisé  avec  une  perfection  suprême. 

—  Farceurs,  fît  le  marié  en  donnant  une  poignée  de  main  à  Cabassol. 
Vous  savez  que  les  cérémonies  nous  ont  mis  en  appétit,  et  vous  barricadez 
la  salle  du  festin  ! 


1 


80  I.A     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Comment  vous  portez-vous?  demanda  Cabassol  légèrement  ahuri  en 

secouant  la  main  de  ce  marié  qu'il  ne  connaissait  en  aucune  façon. 

Toute  la  noce  avait  fait  irruption  dans  la  salle,  M9  Taparel  et  le  Chinois 
distribuaient  des  poignées  de  main  sans  rien  comprendre  aux  politesses  que 
leur  prodiguaient  des  inconnus.  Cabassol  complimentait  la  mariée  émue  et 
rougissante. 

Vous  nous  avez  donc  précédés,  disait  le  marié  à  Cabassol,  l'attente  à 

la  mairie  vous  a  ennuyés...  moi,  c'est  incroyable  comme  ça  m'a  creusé.  Aussi 
nous  allons  expédier  un  petit  déjeuner  sur  le  pouce,  puis  Ton  se  promènera 
dans  le  bois,  et  à  six  heures  le  grand  festin  I...  Allons,  à  table,  mon  cousin! 

A  table,  mon  cousin,  dit  gracieusement  la  mariée. 

Dites  donc,  mon  nouveau  cousin,  glissa  le  marié  dans  l'oreille  de 

Cabassol,  est-ce  que  le  Chinois  est  un  parent  ou  un  ami?  Ça  doit  être  un 
ami...  Vous  lui  ferez  chanter  des  drôleries  de  son  pays,  n'est-ce  pas? 

Cabassol  réussit  à  prendre  Me  Taparel  à  part. 

Je  comprends  tout,  lui  dit-il,  le  côté  du  marié  nous  prend  pour  un 

parent  de  la  jeune  dame,  et  le  côté  de  la  mariée  pour  un  parent  de  l'époux  ; 
ne  brusquons  rien,  déjeunons  avec  la  noce;  l'omelette  de  ce  matin  est 
oubliée,  il  m'est  resté  une  certaine  lourdeur  de  tête  qu'un  léger  repas  dissipera. 

Mais,  et  mon  adversaire  qui  bat  le  bois  à  ma  recherche,  s'il  arrivait?... 

Baste!  il  ne  nous  trouvera  pas  au  milieu  de  tout  ce  monde.  Déjeunons 

d'abord,  nous  verrons  ensuite. 

Déjà  le  jeune  Chinois  était  à  table  entre  deux  dames  qui  le  questionnaient 
sur  les  modes  de  son  pays.  Cabassol  et  Me  Taparel  s'installèrent  chacun  en 
face  d'une  fenêtre  pour  avoir  l'œil  sur  la  route. 

Le  déjeuner  fut  naturellement  d'une  gaieté  folle;  la  conversation  roula 
surtout  sur  le  divorce,  sur  les  désagréments  du  mariage.  Quelques  jeunes 
cousines  déclarèrent  qu'elles  ne  se  marieraient  jamais  ;  les  deux  belles-mères 
commencèrent  à  verser  quelques  larmes  et  prirent  M0  Taparel  pour  confident 
de  leur  douleur.  Celui-ci,  d'abord  abattu  par  le  mal  de  tête,  avait  peu  à  peu 
retrouvé  son  aplomb  grâce  à  des  moyens  énergiques,  c'est-à-dire  en  ingur- 
gitant quelques  verres  de  ce  petit  vin  blanc  dédaigné  le  matin. 

Doucement  ému  par  les  confidences  des  deux  mamans,  il  jugea  convenable 
de  prononcer  quelques  paroles  bien  senties  pour  répondre  aux  politesses  et 
aux  amitiés  dont  on  l'accablait. 

—  Je  comprends,  dit-il,  toute  la  douleur  d'une  mère  quand  vient  le  jour 
qui  doit  la  séparer  de  son  enfant  !...  Il  y  a  une  romance  là-dessus...  Tralala... 
ta  chambre  sera  vide!  etc.  Pauvre  brebis  qu'on  traîne  à  l'autel,  tu  quittes 
le  doux  abri  du  sein  maternel,  pour  suivre  celui  qui  n'est  trop  souvent,  hélas! 
qu'un  infâme  loup  ravisseur!  C'en  est  fait  :  le  oui  décisif,  le  oui  terrible,  le 


la  grandi;  mascarade   parisienne 


Si 


A>«&<i 


oui  fatal  est  prononcé,  l'arrêt  est  sans  appel,  pleure, 
pauvre  mère  !  Un  étranger  s'est  introduit  subreptice- 
ment clans  ta  famille  et  t'a  enlevé  pour  toujours  celle 
qui  devait  être  la  consolation  de  tes  vieux  jours!  Au  moins,  sera-t-elle  heu- 
reuse? C'est  si  rare!  0  mes  amis!  la  statistique  est  là  pour  nous  retirer  nos 
illusions  à  cet  égard  :  un  mariage  heureux  est  une  exception,  une  de  ces 
curiosités  que  l'on  signale  aux  étrangers  dans  les  villes  où  quelquefois  il  se 
produit  de  ces  phénomènes...  La  statistique  a  réuni  là-dessus  des  documents 
qu'elle  n'ose  livrer  à  la  publicité,  de  peur  des  conséquences... 

—  Ah  mais,  pardon  !  s'écria  le  marié,  il  y  a... 

—  Mon  gendre,  laissez  parler  monsieur!  gémit  la  tvelle-mère  maternelle. 

—  Pardon,  reprit  Mc  Taparel  en  se  tournant  vers  ie  marié,  voulez-vous 
Liv  .  il. 


82 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


que  je  vous  énumère  les  trop  nombreuses  causes  de  désordre  et  de  malheur 
des  mariages  d'aujourd'hui?  —  Côté  masculin,  nous  avons  :  l'ivrognerie,  vins, 
liqueurs,  absinthe  !  la  paresse  :  la  jeunesse  d'aujourd'hui  n'aime  pas  le  travail  ! 
la  brutalité  :  dans  les  classes  bourgeoises,  le  mari,  doucereux  devant  le  monde, 
bat  sa  femme  dans  l'intimité  !  l'inconduite,  oui,  jeune  débauché,  l'inconduite... 

—  Si  vous  vouliez  bien  ne  pas  vous  adresser  à  moi  l  hurla  le  marié. 

—  Taisez-vous,  mon  gendre, 
s'écria  la  belle-mère,  monsieur 
nous  en  apprend  de  belles  sur  vo- 
tre compte  1  [D'ailleurs  j'avais  pré- 
venu ma  pauvre  fille,  je  lui  avais 
dit  :  Quand  tu  seras  malheureuse, 
ne  t'en  prends  qu'à  toi,  tu  l'auras 
voulu  1 

—  Laissez  donc  ce  vieux  raseur, 
dirent  quelques  jeunes  gens  en  se 
levant  de  table,  allons  dans  le  jar- 
din, il  y  a  des  petits  jeux,  des  ba- 
lançoires... 

La  pauvre  mariée  venait  de  se 
jeter  au  cou  de  sa  mère  pour  mê- 
ler ses  larmes  aux  siennes.  Une 
vieille  cousine  était   en   train  de 
s'évanouir,  et  deux  ou  trois  dames  sanglotaient  tout  haut. 

Cabassol  s'était  levé  pour  prodiguer  des  consolations  à  la  jeune  épouse  ;  il 
faisait  des  signes  à  Me  Taparel  ;  mais  celui-ci  était  lancé,  et  il  ne  pouvait  plus 
s'arrêter. 

—  Je  n'entends  pas  dire  que  les  torts  soient  d'un  seul  côté  !  au  contraire, 
la  Société  de  statistique  a  établi  par  des  chiffres  incontestables  dans  ses  Tables 
officielles  des  mauvais  ménages,  qu'il  n'y  avait  que  42  pour  100  de  ménages 
troublés  par  le  fait  des  torts  masculins.  Il  reste  donc  58  pour  100  de  torts 
féminins  1 

■=-  Oh  !  firent  quelques  dames. 

—  Vous  paraissez  mettre  mes  paroles  en  doute?  reprit  Mc  Taparel,  je  n'ai 
qu'à  détailler  les  torts  féminins  et,  en  réfléchissant  avec  bonne  foi,  vous  verrez 
que  le  chiffre  de  38  pour  100  doit  être  faible.  Voyons  !  du  côté  des  dames,  nous 
avons  :  la  coquetterie,  immense  source  de  désastres  conjugaux  1  —  la  paresse  et 
le  désordre,  la  ruine  des  maisons!  le....  la...  Gomment  dirais-je?  les  goûts 
folâtres,  enfin,  qui  les  portent  à  faire  des  cribles  des  contrats  rédigés  avec 
tant  de  soin  par  les  notaires 


—  Taisez-vous,  mon 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


83 


tabler  ûrnciELifcs, 

Torts  (?iA\SCUUN3 
42.     % 


Recherches  de  la  Société  de  statistique. 


—  Monsieur  I     s'écrièrent    quelques 
dames. 

—  Je  ne  fais  pas  de  personnalités,  je 

parle  en  général Eh!  mon  Dieu,  tout 

cela  est  connu,  archiconnu,  cela  se  voit 
tous  les  jours,  à  toute  heure,  dans  tous 
les  quartiers  ;  la  jeune  dame  montre  un 
front  sévère  à  son  époux  et  elle  minaude 
avec  ses  amis;  un  jeune  homme,  un  con- 
trebandier conjugal,  lui  prend  la  main, 
elle  le  regarde  d'un  œil  ému  et  languis- 
sant, un  œil  de  carpe  amoureuse... 

Un  cri  de  colère  poussé  par  le  marié 
l'interrompit,  le  pauvre  garçon  montrait 
du  doigt  un  groupe  répondant  parfaite- 
ment à  la  description  imagée  de  Me  Ta- 
parel.  —  C'était  Cabassol  qui  cherchait  à 
consoler  la  mariée  en  lui  tapant  tendre- 
ment dans  les  mains,  tandis  que,  toute 
troublée,  la  pauvre  jeune  dame  le  regardait  avec  cet  œil  ému  et  languissant  si 
sévèrement  qualifié  par  le  notaire. 

—  Heureusement,  continua  le  notaire 
sans  faire  attention  au  brouhaha,  heureuse- 
ment nos  législateurs  ont  enfin  été  touchés 
par  les  nombreuses  plaintes  qui  s'élèvent 
vers  le  temple  des  lois,  depuis  tant  d'an- 
nées... heureusement,  dis-je,  il  y  a  le  di- 
vorce... Plus  de  chaînes  éternelles,  plus  de 
forçats  rivés  par  un  contrat  de  mariage  in- 
destructible! ta  femme  te  trompe,  répu- 
die-la ! 

En  vérité,  quel  joyeux  repas  de  noce  ! 
autour  de  la  table  du  festin  on  pouvait 
compter  cinq  ou  six  dames  évanouies,  une 
vingtaine  de  personnes  de  tout  âge  et  de 
tout  sexe  en  pleurs  et  au  moins  autant  en 
train  de  se  disputer.  De  tous  côtés  on  faisait 
respirer  du  vinaigre  et  l'on  versait  de  l'eau 

,  ,     .  Recherches  de  la  Société  de  statistique. 

sur  la  tête  des  plus  malades.  —  Au  centre, 

on  gesticulait  beaucoup  dans  un  groupe  formé  autour  des  époux  :  le  marié 


Tables  ornciEiieà 
Tofvrs  JFEMltfj)M$ 

Se 


84 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


criait,    la  mariée  pleurait,  et   Cabassol   recevait  dos   reproches  indignés. 

—  Mais  enfin  !  s'écria  le  marié  dans  un  transport  de  fureur  en  s'adres- 
sant  aux  parents  de  sa  femme,  qu'est-ce  que  ce  cousin  que  vous  m'amenez- 
là?...  ce  monsieur  qui  vient,  à  ma  barbe,  taper  dans  les  mains  de  ma  femme... 
1.' jour  de  mes  noces... 

—  Ce  cousin?  mais  c'est  le  vôtre,  il  n'est  pas  de  notre  côté. 

—  11  n'est  pas  de  votre  côté? 

—  Non,  non,  et  non! 

—  Mais  c'est  un  intrus,  il  n'est  pas  du  mien  non  plus!  Qui  est-ce  qui 
le  connaît  ici?  Et  l'autre,  son  ami,  qui  vient  de  nous  faire  un  discours  si 
plein  d'à-propos...  l'autre,  qui  dit  que  je  bois,  que  ma  femme  me  trompe 
et  qui  nous  engage  à  divorcer? 

—  Ce  n'est  pas  notre  parent? 

—  Encore  un  intrus!  Et  le  Chinois, 
ce  n'est  pas  votre  cousin  non  plus? 

—  Non. 

—  Ce  sont  des  escrocs...  venir  manger 
notre  repas,  troubler  mon  ménage,  et 
taper  dans  les  mains  de  ma  femme...  vite, 
un  garçon  d'honneur  pour  aller  chercher 
les  gendarmes!... 

Tout  à  coup,  un  coup  de  feu  retentit 
dans  le  jardin,  sous  les  fenêtres  de  la  salle 
du  banquet,  un  second  coup  le  suivit,  puis  un  troisième  accompagné  de 
quelques  cris. 

Cabassol  etMe  Taparel,  qui  se  débattaient  dans  des  explications  impossibles, 
sursautèrent. 

—  Alerte!  cria  Cabassol. 

—  Haïti  !  Haïti  !  s'écria  le  Chinois 

—  Aux  armes  !  hurla  Me  Taparel. 

Et,  bousculant  les  gens  de  la  noce,  ils  coururent  aux  fenêtres. 

—  Les  voilà!  les  voilà  !  gare  les  coups  de  carabine  !  répétait  M*  Taparel. 

Des  cris  aigus  retentirent  dans  la  salle,  les  dames  coururent  follement 
vers  l'escalier. 

Mais  le  mari,  penché  à  l'une  des  fenêtres,  avait  découvert  la  cause  de  cette 
îhaude  alarme.  C'étaient  les  jeunes  gens  de  la  noce  qui,  pour  échapper 
aux  discours  du  notaire,  avaient  gagné  le  jardin  et  qui  s'amusaient  aux  balan- 
el  ai:  tir  au  pistolet. 

—  Ce  n'est  rien,  dit  le  marié,  ce  sont  les  petits  cousins  qui  cassent  des 
pipes  à  la  cible. 


côlés  on  faisait  respirer 
du  vinaigre. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Cabassol  et  le  notaire  s  étaient  aussi  aperçus  de 
leur  erreur,  les  petits  cousins  n'avaient  rien  de  com-     'f\ 
mun  avec  le  redoutable  Haïtien.  Me  Taparel,  la  cara-  j    - ""fél"  ^ 

bine  sur  l'épaule,   le   revolver  à   la  ceinture  et  la  'V*^*- 

hache  dans  sa  poche,  descendait  rapidement  l'escalier,  suivi  de  Cabassol  et 
du  jeune  Chinois. 

D'un  pas  ferme  Me  Taparel  s'en  fut  droit  au  tir  et  arma  sa  carabine.  Les 
petits  cousins  s'étaient  écartés,  Me  Taparel  visa  longuement  une  pipe  et  fit 
feu.  La  pipe  demeura  intacte. 

—  J'aurais  dû  exiger  des  balles  explosibles  !  s'écria  Me  Taparel. 

'  Et  tirant  son  revolver,  il  en  déchargea  successivement  les  douze  coups 
sur  cette  pipe  obstinée  ;  au  douzième  coup,  la  balle  eut  un  écart  de  quelques 
mètres  et  s'en  fut  casser  la  jambe  d'un  petit  Amour,  qui,  perché  sur  un  mur 
dans  un  coin  du  jardin,  regardait  l'assistance  d'un  œil  malin. 

—  L'honneur  est  satisfait,  dit  gravement  Me  Taparel  en  remettant  le 


66 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


revolver  dans  l'étui,  il  est  bientôt  quatre  heures,  il  y  a  assez  longtemps  que 
nous  cherchons  ou  attendons  nos  adversaires!  Rentrons  chez  nous,  mes- 
sieurs, vous  rédigerez  à  Paris  le  procès-verbal  de  la  rencontre. 

M0  Taparel  et  ses  compagnons  allaient  profiter  de  l'étonnement  des  gens 
de  la  noce  pour  quitter  le  restaurant,  mais  le  maître  de  l'établissement  ayant 
appris,  au  milieu  du  tumulte,  que  les  trois  intrus  ne  faisaient  point  partie 
de  la  famille,  accourait  vers  eux. 

—  Messieurs,  dit-il,  nous  avons  un  compte... 

—  Ah  !  c'est  vrai,  j'oubliais,  fit  Me  Taparel  en  se  frappant  le  front. 

—  Vous  n'êtes  pas  de  la  noce  Cabuzac? 

—  Cabuzac  I  s'écria  le  notaire,  le  marié  s'ap- 
pelle Cabuzac? 

—  Ah  !  fit  à  son  tour  Cabassol,  il  s'appelle 
Cabuzac?  Félicien  Cabuzac? 

—  Oui. 

—  Alors,  nous  le  connaissons,  il  est  dans  l'al- 
bum. 

—  Dans  quel  album?  demanda  le  restaura- 
teur. 

—  Ça  ne  vous  regarderas!  Tenez,  voilà  cent 
francs  pour  nos  deux  repas...  plus  cent  francs 
pour  du  Champagne  que  vous  offrirez  à  la  char- 
mante mariée,  en  disant  à  M.  Félicien  Cabuzac  : 
C'est  de  la  part  de  Badinard.  Allez  ! 

Cabassol,  Me  Taparel  et  le  Chinois,  sans  plus 
répondre  aux  interpellations  des  gens  de  la  noce,  prirent  le  chemin  de  la 
porte  et  s'enfoncèrent  dans  le  bois.  Me  Taparel ,  depuis  la  découverte  du 
nom  du  marié,  avait  bien  moins  mal  à  la  tète,  et  il  oubliait  le  redoutable 
Haïtien. 

—  Ainsi,  disait-il,  nous  n'avons  pas  perdu  notre  journée,  nous  avons  une 
vengeance  de  plus...  cela  fait  trois!  Je  me  disais  aussi  en  regardant  le  marié, 
je  connais  cette  figure-là  ;  je  l'avais  vue  dans  l'album  de  Mme  Badinard. 

Un  bruit  de  trompette  l'interrompit.  Le  tramway  de  Vincennes  au  Louvre 
passait. 

—  Au  tramway  !  cria  le  notaire. 

Et  les  trois  compagnons  se  mirent  au  pas  de  course  en  faisant  des  signes 
au  conducteur.  Le  tramway  s'arrêta.  Sans  remarquer  une  agitation  extraor- 
dinaire qui  se  manifestait  sur  l'impériale,  les  trois  amis  escaladèrent  la  plate- 
forme. 

—  Complet  à  l'intérieur,  dit  le  conducteur  en  sonnant  ses  voyageurs. 


Le  restaurateur. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


87 


—  En  haut  !  exclama  le  notaire. 

La  trompette  retentit,  le  tramway  se  remit  en  marche.  M«  Taparel,  suivi 
de  ses  compagnons,  prit  la  rampe  pour  gagner  l'impériale  où  l'agitation 
semblait  redoubler. 

Parvenu  en  haut  de  l'étroit  escalier,  Me  Taparel  s'arrêta  pétrifié.  Trois 
têtes  noires  venaient  de  se  montrer  à  l'extrémité  de  la  banquette,  et  ces 
têtes  étaient  celles  de  ses  adversaires,  du  général  haïtien  et  de  ses  deux 
témoins. 


Sur  le  tramway. 


—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  demanda  Cabassol. 

—  Lus  Haïtiens  1  répondit  Me  Taparel. 

—  Allons,  allons,  montez-vous  !  s'écria  d'en  bas  le  conducteur. 

—  Laissez-moi  passer,  je  vais  aller  parlementer,  reprit  Cabassol. 

Et  dépassant  Me  Taparel,  il  s'avança  vers  les  Haïtiens  qui  semblaient 
bouleversés. 

—  L'honneur  est  satisfait,  dit-il. 

—  L'honneur  est  satisfait,  répéta  Mc  Taparel  en  faisant  jouer  la  batterie 
de  son  revolver  vide. 

Le  général  haïtien  fît  un  geste  ae  satisfaction.  Il  tira  son  revolver  de  sa 
poche  et  montra  qu'il  était  déchargé. 


—  L'honneur  est  satisfait,  dit-il  gravement. 

Les  deux  partis  pacifiés  prirent  place  sur  la  même  banquette. 

—  Ouf!  fit  M°  Taparel,  quelle  journée! 

—  Quelle  battue  dans  le  boisl  fit  le  général.  J'y  ai  perdu  ma  carabine 

—  Gomment  cela? 

—  J'ai  attrapé  un  procès-verbal,  j'ai  eu  beau  dire  qu'il  s'agissait  d'un 
duel,  la  gendarmerie  a  confisqué  mon  arme.  Mais  je  rapporte  ceci... 

Le  général,  entr'ouvrant  son  pardessus,  tira  un  lapin  de  sa  poche. 

—  A  trois  cents  mètres  !  s'écria-t-il,  je  l'ai  tiré  à  trois  cents  mètres,  hein  ! 
si  vous  aviez  été  à  sa  place... 

Mc  Taparel,  toujours  suivi  de  Gabassol  et  du  Chinois,  rentra  chez  lui  à 
six  heures  du  soir. 

Mrae  Taparel  se  jeta  dans  ses  bras  en  pleurant,  elle  ne  comptait  plus  le 
revoir,  car  des  bruits  de  duel  commençaient  à  courir  Paris. 

Me  Taparel  avait  obtenu  du  général  haïtien  qu'il  lui  fît  cadeau  du  lapin, 
il  le  remit  à  Mme  Taparel  et  lui  dit  : 

—  La  balle  qui  a  tué  ce  lapin  m'était  destinée.  Je  veux  le  faire  empailler 
pouren  faire  l'ornement  de  mon  salon.  Et  maintenant  queBadinardest  vengé 
do  l'infâme  Cabuzac,  nous  allons  nous  occuper  de  madame  la  vicomtesse  de 
Champbadour! 


L'iDforiuné  lapin. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


]j  ^  ^^^WrL 


Première  entrevue  avec  M"  de  Champbadour. 


I.iv.  12. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


91 


kcgmt 


Cabassol  demande  douze  sonneu  à  un  jeune  poète  de  ses  amis. 


VI 


Idées  de  Cabassol  sur  l'équitation.  —  Les  douze  sonnets  dédiés  à  M" 
Champbadour.  —  Intimités  sur  l'Arc  de  Triomphe. 


Éléonore  de 


Me  Taparel  depuis  huit  jours  ne  quittait  pas  la  chambre.  A  peine  était-il 
descendu  une  fois  dans  son  cabinet,  pour  rayer 
de  la  liste  des  vengeances  à  exercer  les  noms 
de  l'ambassadeur  de  Zanguebar  et  de  Félicien 
Gabuzac. 

L'estimable  notaire  était  un  peu  souffrant, 
une  semaine  d'émotions  aussi  intenses,  cou- 
ronnée par  cet  affreux  duel  à  l'américaine 
avec  le  redoutable  Haïtien  qui  abattait  des 
lapins  à  trois  cents  mètres,  l'avait  fatigué 
outre  mesure,  et  il  avait  besoin  d'un  certain 
laps  de  repos. 

Cabassol  était  jeune,  lui;  au  lieu  des  trois 
jours  de  migraine  violente  dont  Me  Taparel 
avait  souffert,  il  en  avait  été  quitte  pour  une 
demi-journée  de  lassitude.  Tous  les  jours  il 
était  venu  prendre  des  nouvelles  de  Me  Tapa-         La  vicomtesse  de  champbadoi 


92 


LA    GRANDK    MASCARADE    TA  RI  SIEN  NE 


rel  ;  il  avait  poussé  L'héroïsme  jusqu'à  proposer  de  tenir  compagnie  au  malade, 
pour  lui  lire  les  cent  cinquante  volumes  du  Recueil  des  lois  et  arrêts  ou  la  col  • 
lection  du  Journal  du  notariat.  Mais,  tout  en  lui  sachant  gré  de  sa  bonne 
intention  Me  Taparel  avait  énergiquement  refusé  et  l'avait  engagé  à  ne  pas 
perdre  un  instant  8e  vue  sa  noble  mission. 

Gabassol  n'avait  pas  besoin  d'être  encouragé.  Électrisé  par  ses  trois  succès 
en  moins  de  huit  jours,  il  s'était  mis  de  lui-même  à  la  besogne  et  avait  dirigé 
toutes  ses  batteries  contre  le  vicomte  Exupère  de  Ghampbadour.  Par  les 
soins  de  Miradoux  il  avait  été  parfaitement  renseigné  sur  les  habitudes  du 
vicomte  et  sur  celles  de  Mme  de  Ghampbadour;  il  connaissait  le  petit  nom  de 
cette  dame  et  —  ici  Miradoux  ne  saurait  être  trop  admiré  —  jusqu'à  l'existence 
d'un  signe  particulier  de  Mrae  Éléonore  de  Ghampbadour,  un  petit  fripon  de 
grain  de  beauté,  situé  un  peu  au-dessous  de  l'épaule  gauche. 

Son  premier  soin  avait  été  de  demander  à  un  jeune  poète  de  ses  amis 
douze  sonnets  variés  sur  Éléonore.  11  avait  eu  douze  chefs-d'œuvre,  douze 
ravissants  petits  poèmes  dont  les  strophes  tendres  ou  vibrantes,  émues  ou 
colorées,  mais  toujours  fines  et  délicates,  devaient  toucher  le  cœur  de 
n'importe  quelle  femme." Ces  sonnets  étaient  intitulés  :  le  pied  d'Éléonore, 
'œil  d'Éléonorc,  la  chevelure  d'Éléonore,  etc.,  etc. 

Le  premier  sonnet  fut  envoyé  par  la  poste  et  ne  coûta  que  trois  sous 
d'affranchissement;  le  second  revint  à  meilleur  marché,  car  Gabassol  le 
déposa  lui-même  dans  le  manchon  de  Mme  la  vicomtesse  en  profitant  d'un 
mment  où  cette  cl  ame  l'avait  posé  sur  une  chaise  pour  examiner  des  curio- 
sités chez  un  marchand.  Le  troisième  arriva  jusqu'aux  mains  d'Éléonore 
dans  une  boite  de  parfumerie.  Un  bouquet  acheté  par  Mme  de  Ghampbadour 


L'esiimable  notaire  était  un  peu  souffrant. 


LA   GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


93 


à  une  petite  bouquetière  contenait  le  quatrième  sonnet.  Le  lendemain  Éléo- 
nore  ayant  renvoyé  son  coupé  dut  prendre  un  fiacre,  et  reçut  du  cocher  le 
cinquième  sonnet  à  la  place  du  numéro  de  la  voiture. 

Mmc  de  Ghampbadour  avait  lu  le  premier  sonnet  sans  émotion,  elle  avait 


Pendant  que  la  vicomtesse  examinait  les  curiosité!  chez  un  marchand.; 


rougi  en  recevant  le  second,  le  troisième  l'avait  troublée,  le  quatrième  l'avait 
fait  rêver  malgré  elle  au  poète  amoureux  et  obstiné...  Quelle  délicatesse  de 
sentiments,  quel  charme,  quelle  douceur  exquise  dans  ces  vers  mystérieux  ! 
Ah  !  M.  le  vicomte  Exupère  de  Ghampbadour  était  bien  loin  de  posséder  les 
qualités  d'âme  qui  se  révélaient  dans  chacune  des  strophes  de  ces 
sonnets.  M.  de  Ghampbadour  avait  été  charmant  pendant  les  quinze  jours 


04  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


de  la  lune  de  miel,  puis,  ne  daignant  plus  se  mettre  en  frais  d'amabilité  pour 
sa  femme,  il  avait  adopté  un  petit  train-train  conjugal  bien  vulgaire,  et  bien 
commun.  Il  vérifiait  les  comptes  de  la  maison,  il  tenait  à  avoir  bonne  table 
et  cave  suffisante,  il  allait  au  cercle,  et  jamais,  au  grand  jamais,  il  n'avait 
songé  à  aligner  deux  rimes  en  l'honneur  d'Éléonore; 

Pour  faire  parvenir  à  M"10  de  Champbadour  le  sixième  sonnet,  Gabassol 
corrompit  Bob,  le  petit  groom  de  la  vicomtesse.  —  Restaient  six  sonnets,  de 
plus  en  plus  galants  et  enflammés.  — Gabassol  loua  en  face  de  l'hôtel  Champ- 
badour un  petit  logement,  donnant  juste  sur  les  fenêtres  d'Eléonore.  Le  soir, 
le  vicomte  Exupère  étant  au  cercle,  Gabassol  mit  un  petit  caillou  dans  le 
septième  sonnet  et  le  lança  dans  les  carreaux.  —  Il  cassa  une  vitre  et  une 
glace,  mais  il  eut  la  joie  d'entrevoir  Eléonore  en  train  de  savourer  cette  poésie 
qui  tombait  du  ciel.  Un  matin,  la  fenêtre  étant  entr'ouverte,  Gabassol,  à  l'aide 
d'une  sarbacane,  envoya  le  huitième  sonnet  à  son  adresse. 

Il  ne  perdait  pas  son  temps,  le  jeune  Gabassol.  En  deux  jours,  il  avait 
acquis  des  notions  d'équitation  suffisantes  pour  se  risquer  à  faire  un  tour  à 
cheval  au  Bois  de  Boulogne. 

—  Je  n'ai  pas  le  temps  d'apprendre  à  monter  à  cheval,  avait-il  dit  aux 
écuyers  du  manège,  apprenez-moi  seulementn  tomber  sans  me  faire  trop  de  mal. 
On  l'avait  compris  et  l'on  avait  dirigé  son  éducation  en  conséquence. 
Cabassol,  d'ailleurs,  avait  de  véritables  dispositions  pour  la  science  difficile  de 
l'équitation  ;  suivant  lui,  esprit  éminemment  simplificateur,  toute  cette  science 
se  réduisait  à  deux  points.  Pour  monter  à  cheval  il  faut  :  1°  ne  pas  se  laisser 
tomber,  et  2°  savoir  diriger  sa  monture.     . 

Et  encore  l'article  2  est  de  beaucoup  le  moins  important  :  ne  pas  tomber 
est  le  principal,  puisque  du  moment  où  l'on  ne  se  laisse  pas  désarçonner,  on 
doit  toujours  arriver  à  diriger  son  cheval,  soit  par  la  persuasion,  soit  à  coups 
de  cravache. 

Or,  l'objectif  principal  étant  pour  le  cavalier  d'éviter  les  chutes,  Gabassol 
avait  étudié  les  chutes.  On  peut  tomber  de  cheval  de  quatre  côtés  :  par  le 
flanc  droit,  par  le  flanc  gauche,  par-dessus  la  tête  et  par-dessus  la  queue.  La 
première  leçon  avait  été  consacrée  à  apprendre  la  manière  de  tomber  par  le 
flanc  gauche  sans  se  faire  de  mal.  Cabassol  s'en  était  tiré  avec  quelques  con- 
tusions légères. 

Dès  la  seconde  leçon,  le  maître  de  Gabassol  put  constater  de  réels  pro- 
grès; son  élève  apprit  sans  trop  de  mal  à  tomber  par  la  droite.  La  chute  par- 
dessus la  queue,  quand  on  a  un  peu  de  sang-froid,  n'offre  pas  de  grandes 
difficultés,  et  c'est  aussi  la  plus  gracieuse;  on  tombe  assis;  le  tout  est  d'avoir 
l'air  de  s'asseoir  naturellement.  Gabassol  y  parvint;  après  deux  heures  d'exer- 
cice, il  tombait  avec  une  élégance  telle,  que,  d'après  le  professeur,  il  semblait 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


95 


à  le  voir  qu'une  duchesse  venait  de  lui  dire  gentiment  :  «  Prenez  donc  un 
siège,  cher  marquis!  »  Restait  la  chute  par-dessus  la  tête,  Cabassol  la  gardait 
pour  la  fin,  car  c'est  la  plus  difficile;  elle  exige  une  certaine  souplesse  de  reins 
et  une  solidité  de  poignets  peu  commune  ;  il  l'étudia  soigneusement  et  son 
professeur  fut  content  de  lui. 

En  quatre  leçons,  Cabassol  avait  appris  tout  ce  qu'il  voulait  connaître.  Le 
cinquième  jour,  il  prit  une  cravache  sérieuse,  sauta  en  selle  et  partit  avec 


Il  eut  la  joie  d'entrevoir  Éléonore  savourant  sa  poésie. 

l'intention  d'aller  faire  un  tour  aux  Champs-Elysées.  Malgré  toutes  les  remon- 
trances et  toutes  les  objurgations  de  l'éperon  et  de  la  cravache,  le  cheval 
refusa  de  s'engager  dans  la  grande  avenue,  et  prit  par  le  Cours  la  Reine. 
Cabassol  ne  tomba  qu'une  fois  et  encore  il  eut  l'adresse  de  tomber  sur  une 
pelouse. 

Avant  de  remonter,  il  tourna  la  tête  de  sa  monture  vers  une  allée  trans- 
versale, devant  regagner  l'avenue,  et  il  sauta  en  selle. 

À  l'angle  de  l'avenue,  il  eut  l'occasion  de  s'apercevoir  qu'en  un  quart 
d'heure  il  avait  déjà  fait  de  notables  progrès.  Le  cheval  ayant  manifesté 
l'intention  de  tourner  à  droite,  quand  son  maître  désirait  monter  à  gauche 
vers  l'Arc  de  Triomphe,  Cabassol  réussit  à  l'en  dissuader.  La  cravache  bien 


I 


96  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


maniée  est  un  éloquent  moyen  de  persuasion.  Enfin  le  problème  du  cheval 
dirigeable  était  résolu!  Cabassol  ne  tomba  qu'une  fois,  — parle  flanc  gauche 
—  en  revenant. 

Le  lendemain,  il  était  au  bois  parmi  les  autres  cavaliers,  à  l'heure  où 
Mme  de  Ghampbadour  endossait  son  élégante  amazone  pour  faire  sa  prome- 
nade quotidienne. 

Comment  s'y  prit-il  pour  entrer  en  relations  personnelles  avec  la  char- 
mante vicomtesse  dès  ce  matin  même  ?  D'une  façon  bien  simple.  Dans  une 
allée  déserte,  où  Éléonore  se  livrait  aux  douceurs  d'un  temps  de  galop,  suivie 
du  seul  Bob,  le  groom  corrompu  par  l'or  de  Cabassol,  notre  héros  mita  profit 
ses  leçons  du  manège,  et  tomba  de  cheval  de  la  façon  la  plus  gracieuse,  juste 
devant  Mm0  de  Champbadour.  Son  secret  espoir  était  que  cette  dame  épou- 
vantée s'évanouirait  aussitôt,  et  qu'il  aurait  le  bonheur  de  la  recevoir  dans 
ses  bras.  Son  désir  ne  s'accomplit  point;  Mme  de  Champbadour  ne  s'évanouit 
pas,  elle  se  contenta  de  pousser  un  cri  d'effroi  gracieusement  modulé  et 
d'arrêter  brusquement  sa  monture. 

Notre  héros,  en  se  relevant,  sans  qu'Eléonore  eût  pensé  à  s'évanouir,  songea 
qu'il  aurait  mieux  fait  d'accepter  le  moyen  de  Bob  :  l'ingénieux  Bob  avait 
proposé  de  couper  une  courroie  de  la  selle  de  sa  maîtresse,  ce  qui,  à  un 
moment  donné,  eût  amené  une  chute  et  l'évanouissement  demandé. 

L'évanouissement  manquante  son  programme,  Cabassol,  après  s'être  relevé, 
tira  gravement  un  papier  de  sa  poche,  et  le  tendit  à  Mme  de  Champbadour  éton- 
née. Cela  fait,  il  mit  la  main  sur  son  cœur,  en  s'inclinant  profondément,  et 
sauta  en  selle  pour  s'éloigner,  d'un  air  mélancolique. 

Ce  papier  c'était  le  neuvième  sonnet! 

Et  Mm0  de  Champbadour  le  lut  avec  des  battements  de  cœur. 

En  vérité,  depuis  le  temps  des  Buckingham  et  des  Bassompierre,  avait-on 
vu  façons  plus  galantes  et  plus  chevaleresques  ! 

Il  restait  trois  sonnets,  les  plus  ardents,  les  plus  enflammés  ;  des  strophes 
de  lave,  destinées  à  mettre  le  feu  aux  poudres  et  à  dévorer  le  cœur  d'Eléonore  ! 
Le  lendemain,  à  la  même  heure,  dans  la  même  allée,  et  de  la  même  façon, 
Cabassol  remit  le  dixième  à  la  belle  Champbadour. 

Cette  fois  elle  faillit  s'évanouir.  Cabassol  ne  partit  pas,  comme  la  veille,  à 
tjute  bride,  il  remonta  sur  son  cheval  et  chevaucha  longtemps,  à  côté  de 
l'amazone,  en  recherchant  les  allées  ombreuses. 

Au  moment  de  reprendre  la  grande  allée  du  bois,  Mme  de  Champbadour, 
pressée  par  l'ardent  Cabassol,  dut  lui  accorder  ce  qu'il  demandait:  un  rendez- 
vous!  Que  voulez-vous!  Pouvait-elle  laisser  ce  malheureux  fou  risquer  sa  vie 
pour  lui  remettre  chaque  jour  un  sonnet  de  la  même  façon?  Non,  non,  il  y 
aurait  eu  trop  de  cruauté,  cela  n'était  pas  possible!  Et  rougissante,  troublée, 


LA    GRANDE   MASCARADE  PARISIENNE 


97 


le  cœur  battant  à  tout  rompre,  la  vicomtesse  avait  elle-même  indiqué  l'endroit 
tranquille  et  sûr  où  le  poète  pourrait  la  voir. 

C'était  pour  le  jour  même  à  trois  heures  au  sommet  de  l'Arc  de  Triomphe. 
Gabassol,  en  quittant  le  bois,  arrêta  son  cheval  devant  le  bureau  télégra- 
phique de  l'avenue  de  la  Grande-Armée,  et  envoya  la  dépêche  suivante  à 
Me  Taparel. 

— ^^  «  Quatrième  vengeance  se  prépare.  —  Plate-ibrme  Arc  de 

Triomphe  3  heures.  —  Venez  !  » 

«  Cabassol.  » 


—  Si  cela  continue  à  marcher  avec  cette  rapidité,  se 
dit  Gabassol  en  s'en  allant  tranquillement  déjeuner,  j'aurai 
achevé  ma  tâche  en  moins  d'un  an,  Badinard  sera  vengé, 
et  je  pourrai  me  donner  du  bon  temps! 

A  trois  heures  moins  un  quart,  notre  héros  descendait 
de  voiture  sous  la  voûte  de  l'Arc  de  Triomphe  et  com- 
mençait l'escalade  du  monument.  Tout  allait  bien,  la  plate- 
forme était  déserte.  Accoudé  sur  la  balustrade,  une  lor- 


Sur  la  plate-forme  de  l'Aro  de  Triomphe. 


Liv.  13. 


guette  à  l.i  main,  Gabassol  explora  du  regard  la  grande  avenue  des  Champs- 
Un  fiacre  jaune  qui  montait  Lentement  au  milieu  d'une  auréole  de 
poussière  fit  battre  son  cœur,  dès  qu'il  l'aperçut;  quelque  chose  lui  disait  que 
ce  iiaere  jaune  devait  abriter  l'incognito  de  la  charmante  vicomtesse.  En  effet, 
à  l'angle  de  l'avenue,  le  fiacre  s'arrêta  el .  Mmo  de  Ghampbadour,  hermétique- 
ment voilée,  mais  reoonnaissable  pour  le  cœur  de  Gabassol,  en  descendit, 
relevant  ses  jupes  el  sautillant  pour  éviter  le  jet  d'eau  d'un  arrjoseur  muni- 
cipal. 

Enfin,  après  avoir  bien  regardé  autour  d'elle,  la  vicomtesse  pénétra  dans 
le  monument. 

Gabassol,  charmé,  courut  l'attendre  à  l'entrée  de  l'escalier.  Au  bout  de 
cinq  minutes,  horreur  1  au  lieu  de  la  vicomtesse,  ce  fut  la  tête  d'un  Anglais 
qui  parut,  un  Anglais  long,  desséché,  au  visage  orné  d'une  grande  barbe 
jaune  ;  derrière  lui  un  autre  Anglais  se  montra,  court  et  apoplectique  avec  la 
même  barbe  jaune,  le  même  chapeau  casque  à  voile,  la  même  lorgnette  en 
bandoulière.  Après  cet  Anglais  replet,  un  autre  Anglais  maigre  parut,  puis  un 

autre  rondelet,  puis  un  autre  et  encore  un  autre Cabassol  en  compta 

trente-sept,  il  pensa  que  c'était  tout;  mais,  après  une  minute  d'intervalle,  une 
nouvelle  série  mit  le  pied  sur  la  plate-forme.  C'était  la  série  des  gens  mariés, 
les  dames  étaient  en  majorité,  toutes  avec  des  vêtements  à  carreaux  en  forme 
de  sacs  et  des  abat-jour  invraisemblables  en  guise  de  chapeaux. 

Perdue  au  milieu  de  cette  invasion,  apparut  enfin  Mmo  de  Champbadour 
en  vêtements  gris,  le  voile  noir  rabattu  sur  les  yeux,  élégante  comme  une 
petite  souris  parisienne.  Éléonore  s'enfuit  à  l'extrémité  de  la  plate-forme  loin 
des  Anglais,  et  parut  s'abîmer  dans  la  contemplation  des  cheminées  de  Paris. 
Cabassol  l'avait  suivie. 

—  Enfin!  s'écria  Gabassol,  je  vais  donc  pouvoir  vous  dire 

—  Do  y  ou  speak  Fnylish?  dit  une  voix  étrangère. 
C'était  un  immense  Anglais  qui  s'interposait  entre  eux. 

—  No  !  répondit  énergiquement  Cabassol. 

—  Madame,  reprit  notre  ami  en  tournant  le  dos  au  malencontreux  insu- 
laire, madame,  par  quels  mots  essayerai-je  de  vous  peindre  le  bonheur  qui 
remplit  mon  âme,  qui  fait  déborder  mon  cœur... 

—  Please,  sir?  Hâve  the  kindness  to  tell  me  where  is  the  Panthéonel  dit 
une  voix  féminine. 

Une  Anglaise  en  waterproof  écossais  venait  de  passer  la  tête  entre  Cabassol 
et  la  vicomtesse. 

—  Plaît-il?  demanda  Cabassol  ennuyé. 

—  The  Panlhéone  ? 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Là  bas,  madame. 
Tanke  y  eu! 
Oui,  reprit  Gabassol,  je  me  sens  l'âme  enivrée  d'une  poésie; 


99 


Cabassol  étudiant  le  problème  de  la  direction  des  chevaux. 

—  Je  vous  demandais  bien  pardone,  fit  un  monsieur  qui  bouscula  légère- 
ment Gabassol  en  ouvrant  un  immense  plan  de  Paris  qu'il  étendit  à  terre. 

—  Allons  plus  loin,  dit  Gabassol  en  entraînant  Mme  de  Cbampbadour  à 
l'autre  extrémité  de  la  plate-forte.  —  Oui,  comme  je  vous  le  disais  dans  mes 
vers,  je  vous  aime  à  en  perdre  la  raison;  depuis  que  je  vous  ai  vue,  la  joie  et 
le  désespoir  ont  tour  à  tour  envahi  mon  âme... 

—  Please,  s*>  ? 


100  LA    GRANDE    MASC  PARISIENNE 


—  Encore!  s'écria  Gabassol  en  se  retournant. 

Cette  fois  il-  étaient  toute  une  famille,  formant  un  cercle  autour  des  deux 
jeunes  gens. 

—  IVo  speak  english/  cria  Gabassol;  qu'est-ce.  que  voulez?  des  renseigne- 
ments? Adressez-vous  au  gardien,  ça  ne  me  regarde  pas! 

—  Aoh!  vous  n'êtes  donc  pas  le  guide  de  l'agence  Fogg? 

—  Vous  m'ennuyez! 

— Aoh!  I  do  not  understand  ennuyer. . .  Mary,  Lucy,  cherchez  dans  le  Pocket- 
dùtionnary. 

—  Ah  !  Fuyons,  monsieur,  s'écria  la  vicomtesse  suppliante,  un  esclandre 
me  perdrait! 

Cabassol  furieux  regarda  autour  de  lui;  près  de  cent  cinquante  fils  ou 
fdles  d'Albion  avaient  pris  possession  de  la  plate-forme,  braquant  sur  Paris 
toutes  leurs  lorgnettes,  déployant  tous  leurs  plans  :  l'escalier  en  amenait 
encore  et  toujours,  et  toujours!  L'Arc  de  Triomphe  semblait  plein  à  l'inté- 
rieur. Il  fallait  fuir,  la  solitude  de  tout  à  l'heure  était  trop  habitée. 

—  Voilà  le  commencement!  les  premiers  soleils  nous  amènent  les  pre- 
mières caravanes  d'Anglais  ! 

—  Hélas!  soupira  la  vicomtesse. 

.     — o  ange!  si  vous  vouliez,  nous  irions  loin,  bien  loin,  aux  Buttes-Chau- 
mont... 

—  Buttes-Chaumont!  Very  beautiful  park!  dit  une  voix  dans  l'ombre  de 
l'escalier. 

C'était  encore  un  Anglais  I 

—  Voulez-vous  indiquer  à  moa,  dans  le  panorama,  les  Buttes-Chaumont... 
Ce  était  un  parc  véritablement...  Comment  dites-vous?  Charmant  !...  le  parc 
Monceaux  était  bien  peigné.  Mais  le  parc  des  Buttes-Chaumont  était  plus 
charmant,  parce  qu'on  pouvait  plus  fumer  le  pipe  !  Jenny  !  Fanny  !  Arabelle! 
M  nid  !  Valentine!  venez  voir  le  parc  des  Buttes-Chaumont  que  le  gentleman 
va  avoir  l'obligeance  de  nous  indiquer! 

—  Ah!  s'écria  Cabassol,  en  tournant  le  dos  à  l'insulaire,  qui  pouvait  se 
douter  que  l'Arc  de  Triomphe  fût  aussi  peuplé  !...  Bientôt  on  en  sera  réduit 
à  donner  ses  rendez-vous  sur  la  colonne  de  juillet  ou  bien  en  ballon...  non 
captif...  Et  encore  !... 

—  Ah!  Fuyons,  fuyons!  répéta  la  vicomtesse,  si  mon  mari  était  revenu 
d'Orléans  !... 

—  Ne  craignez  rien,  âme  de  ma  vie...  ah  !  il  est  à  Orléans  !  Eh  bien...  je 
connais  au  bois  de  Boulogne,  un  restaurant  mystérieux,  Où  une  femme  du 
monde  peut  se  glisser  incognito...  sans  rien  craindre... 

—  Oh  !  fit  Mrae  de  Champbadour. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


101 


Ne  vous  offensez  pas!  ce  que  ces  malencontreux 
Bretons  m'ont  empêché  de  vous  dire  sous  le  ciel  bleu 
d'une  belle  journée  de  printemps,  les  étoiles  du  soir 
l'entendront...  L'astre  de  Diane,  au  croissant  d'argent, 
n'est-il  pas  le  flambeau  de  l'amour  plus  que  le  soleil  brû- 
lant de  midi  ?...0  ange,  je  vivrai  plus  en  cette  soirée  qu'en 
cinquante  mille  jours,  loin  de  vos  yeux  charmants  !...  ' 

—  0  poète!  fit  Mme  de  Ghampbadour,  en  laissant 
sa  main  dans  celle  de  Cabassol. 

—  Eh  bien,  d'un  mot  vous  allez  me  déses- 
pérer ou  transporter  mon  âme  au  quinzième 
'  J£4^r**  ciel  :  viendrez-vous? 


102  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Eh  bien,  oui  !...  mais,  chut  !  nous  voici  descendus,  laissez-moi  partir 
seule... 

Gabassol,  après  avoir  furtiyemenl  baisé  la  main  de  lacharmante  vicomtesse, 
resta  dans  lé  monument  pendant  dix  minutes  encore.  Gomme  il  sortait  à 
son  tour,  il  se  jeta  dans  les  bras  de  Me  Taparel  qui  accourait  au  reçu  du 
télégramme, 

—  Eh  bien!  demanda  Taparel,  trop  tard? 

—  Au  contraire,  trop  loti 

—  Comment  cria? 

—  Une  invasion  de  touristes  de  l'agence  Fogg  a  troublé  notre  rendez-vous 
sur  la  plate-forme,  mais  c'est  partie  remise.  Ce  soir,  bois  de  Boulogne,  au 
Moulin-Bleu,  cabinel  n"  I5J  Elle  m'a  promis!  A  ce  soir  la  quatrième  vengeance 
de  Badinard.  La  vicomtesse  est  moins  pittoresque  que  l'ambassadrice  de 
Zanguebar,  mais  elle  est  charmante! 

—  Très  bien  !  dit  M€  Taparel,  je  serai  aussi  au  Moulin- lit  ou,  avec  Mira- 
doux,  nous  prendrons  le  cabinet  n°  \  4. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


103 


VII 


Où  surgit  M.   de  Champbadoar,  mari  invulnérable!  —  L'Œil, 
contre  les  risques  du  mariage. 


compagnie  d'assurances 


La  nuit  tarda  bien  à  venir  au  gré  des  désirs  du  bouillant  Gabassol,  mais 
elle  vint  enfin.  Gabassol  et  Me  Taparel  étaient  depuis  longtemps  déjà  au 
Moulin-Bleu,  Cabassol  dans  le  cabinet  n°  15,  et  Taparel  au  n°  14,  où  M.  Nestor 
Miradoux  devait  venir  le  rejoindre. 

Huit  heures  venaient  de  sonner,  Cabassol  un  peu  ému  attendait  d'un 
instant  à  l'autre  l'arrivée  de  la  vicomtesse.  Le  garçon  était  prévenu,  une  dame 
soigneusement  voilée  devait  se  présenter,  il  fallait  l'introduire  vivement  et 
sans  bruit. 

Gabassol,  devant  la  fenêtre,  regardait  au  dehors  ;  les  étoiles  ne  l'intéres- 
saient pas,  il  guettait  l'arrivée  du  fiacre  mystérieux  qui  devait  amener  la 
vicomtesse.  Déjà  quelques 
voitures  lui  avaient  donné 
une  fausse  joie,  mais  il  en 
était  descendu  des  couples 
ou  des  personnes  incon- 
nues. 

Tout  à  coup  Gabassol  sur- 
sauta. On  venait  de  frapper  à 
la  porte.  Enfin  !  elle  arrivait  ; 
sans  doute,  il  ne  l'avait  pas 
aperçue  grâce  aux  précau- 
tions qu'elle  avait  prise. 

Et  le  sourire  sur  les  lè- 
vres, il  se  précipita  vers  la 
porte  qui  s'ouvrit  pour  livrer 
passage  à... 

A  monsieur  de  Ghampba- 
dour  lui-même  ! 

Catastrophe  !  I  11  !  ! 

Gabassol  le  reconnut  du 
premier  coup  d'œil  :  la  photo- 
graphie de  MmeBadinard  était 
très  ressemblante.  C'était  bien 

la     moustache    noire     du     Vi-  te  mari  invulnérable. 


104 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


comte  Exupère  de  Chainpbadour,  c'était  bien  le  nez,  le  lorgnon  et  les  mè- 
che- plaquées  sur  le  front. 

Exupère  de  Champbadour  souriait  d'un  sourire  où  Cabassol  trouva  sans 

a  iit ion  quelque  chose  de  véritablement  infernal. 

—  Je  ne  vous  dérange  pas?  demanda  le  vicomte  en  saluant  avec  une 
politesse  satanique. 

—  Comment  donc,  monsieur  1  lit  Cabassol,  se  raidissant  contre  la  mau- 
vaise fortune. 

—  Figurez-vous,  poursuivit  le  vicomte  en  congédiant  le  garçon  et  en  fer- 
mant la  porte,  figurez-vous,  mon  cher  monsieur,  que  madame  de  Champba- 
dour ne  peut  pas  venir! 

Cabassol  fut  légèrement  interlo- 
qué par  cette  brusque  entrée  en 
matière. 

—  Ah elle  ne  peut  pas  venir? 

—  Non,  impossible,  cher  mon- 
sieur, désolé,  mais  impossible.  Alors 
je  me  suis  dit,  la  politesse  exige 

x      que  j'aille  à  sa  place... 

—  Comment?  balbutia  Cabas- 
p      sol. 

—  Oui,  c'est  bien  le  moins, 
quand  une...  circonstance  impré- 
vue vous  crée  un  empêchement, 
que  l'on  fasse  prévenir  la  personne 

qui  se  morfond  dans  une  impatience  bien  naturelle...  J'aurais  pu  vous  en- 
voyer une  dépêche  ou  un  commissionnaire,  mais  j'ai  préféré,  quoique  un  peu 
fatigué,  car  je  reviens  de  voyage,  —  vous  devez  savoir... 

—  Oui  ,  d'Orléans  ,  dit  Cabassol  en  commençant  à  reprendre  son 
aplomb. 

—  C'est  cela.  J'ai  donc  préféré,  disais-je,  venir  moi-même  pour  avoir  le 
plaisir  de  faire  votre  connaissance. 

—  Enchanté,  monsieur,  et  désolé  tout  à  la  fois...  Mais  prenez  donc  la 
peine  de  vous  asseoir... 

—  Monsieur,  reprit  le  vicomte,  nous  avons  beaucoup  de  choses  à  nous 
dire,  beaucoup,  beaucoup... 

—  Certainement! 

—  Monsieur,  êtes-vous  comme  moi?  Je  pense,  moi,  que  l'on  ne  cause  pas 
bien  à  jeun.  Devant  une  bonne  table  bien  servie,  la  conversation  ne  languit 
pas,  les  idées  sont  plus  claires...  Voyons,  je  suis  sur  que  vous  nous  avez 


Le  grain  de  beauté  d'Éléonore. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


Liv.  14. 


Polie*  de  la  compagnie  d'assurance  conjugale  L'OEIL. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


107 


rédigé  un  petit  menu  délicat  et  succulent...   Auriez-vous  la  bonté  de  faire 
servir?  tenez,  je  sonne  le  garçon. 
La  porte  s'ouvrit. 

—  Servez  !  dit  Gabassol  avec  la  rage  dans  le  cœur. 

—  Excellent,  reprit  Exupère  de  Champbadour,  après  quelques  minutes, 
excellent,  madame  de  Champbadour  aime  beaucoup  ça,  elle  eût  été  char- 
mée  

—  Et  moi  donc  !  lit  Gabassol  en  s'inclinant. 

—  Vin  exquis  !  bonne  cave,  le  Moulin-Bleu,  crus  authentiques  !  tous  mes 
compliments...  Voyons  pour  en  revenir  à  Mmo  de  Champbadour,  je  voulais 
vous  dire  que  j'ai  apprécié  tout  autant  qu'elle,  pour  le  moins,  les  délicieux 
sonnets  que  vous  avez  eu  la 

gracieuseté  de  lui  adresser... 
J'en  ai  pris  copie,  car  natu- 
rellement je  n'ai  pas  voulu 
lui  demander  de  s'en  dessai- 
sir à  mon  profit,  j'en  ai  pris 
copie  pour  ma  collection 
particulière.  . .  celui  d'hier 
surtout  m'a  beaucoup  plu... 
Gabassol  faillk  pâlir,  le 
sonnet  de  la  veille  était  con 
sacré  au  grain  de  beauté 
d'Éléonore  ! 

—  Il    était    charmant... 
mais,  dame,  un  peu  risqué! 

vous  savez,  il  y  a  bien  des  maris  que  cela  pourrait  offusquer,  un  sonnet 

aussi moi,  j'ai  l'esprit  plus  calme,  j-e  me  suis  contenté  d'en  apprécier  les 

beautés  littéraires.  Je  suis  un  mari  placide,  doux  et  tranquille!  je  vais,  je 
viens,  je  voyage,  je  vais  souvent  plus  loin  qu'Orléans,  et  cela  en  toute 
tranquillité 

—  Bah  ! 

—  Mon  Dieu  oui,  avec  le  calme  le  plus  parfait,  la  sécurité  la  plus  abso- 
lue!... Non  pas  que  j'aie  le  ridicule  de  croire  mes  avantages  personnels 
tels  qu'ils  me  mettent  pour  jamais  à  l'abri  de  tout...  désagrément,  non,  je 
suis  bien  trop  modeste  pour  le  penser...  Non!  j'ai  des  motifs  plus  sérieux; 
d'abord,  naturellement,  une  confiance  parfaite  en  Mme  de  Champbadour... 
cette  confiance  vient  en  première  ligne...  et  ensuite... 

—  Ensuite  ? 


L'inspecteur  des  risques. 


108 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Ensuite,  et  c'est  le  plus  important,  j'ai  ma  plaque  qui  me  constitue 
une  invulnérabilité  absolue... 

—  Votre  plaque?...  une  invulnérabilité?...  Vous  êtes  cuirassé? 

—  Non,  il  ne  s'agit  pas  de  cuirasse,  tenez,  quelque  chose  de  plus  simple, 
ceci... 

Et  M.  Exupère  de  Ghampbadour  détacha  de  la  chaîne  de  sa  montre  et 
passa  à  Cabassol  une  petite  plaque  ronde  portant  ces  mots  : 


L'ŒIL 

COMPAGNIE     D'ASSURANCE    CONTRE   LES   RISQUES 
DU    MARIAGE. 

Avec  un  œil  grand  ouvert  au  milieu. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  fit  Cabassol  stu- 
péfié. 

—  Mais,  comme  vous  le  voyez,  la  pla- 
que d'assurance  d'une  compagnie  puissante 
et  discrète  qui  garantit  les  maris  amis  de  la 
douce  tranquillité  contre  tous  les  risques, 
tous  les  désagréments,  toutes  les  avaries  du 
mariage.  Cette  compagnie  ne  fait  pas  de 
réclames,  elle  ne  bat  pds  la  grosse  caisse, 
mais  elle  fait  son  chemin  tout  doucement; 
fondée  il  y  a  quelques  années  à  peine  par 
un  groupe  de  capitalistes  ayant  été  éprou- 
vés conjugalement,  elle  est  bien  vite  devenue  une  véritable  puissance.  Tout 
mari  assuré  peut  se  considérer  comme  inattaquable,  la  Compagnie  veille  sur 
lui,  il  n'a  rien  à  craindre,  rien,  rien,  rien! 

—  Je  ne  le  vois  que  trop,  dit  Cabassol. 

—  Tenez,  un  exemple  de  la  vigilance  de  la  Compagnie!  une  copie  de 
votre  premier  sonnet  m'a  été  remise  une  heure  après  que  ma  femme  l'avait 
reçu  de  vous,  j'ai  eu  le  second  une  heure  avant  elle...  et  je  vous  dirai  que 
j'ai  entre  les  mains  la  copie  des  deux  derniers,  ceux  que  vous  n'avez  pas 
encore  envoyés  ! 

Cabassol  rougit.  Ces  deux  derniers  sonnets  étaient  d'un  lyrisme  véritable- 
ment échevelé.  Il  regretta  d'avoir  choisi  un  poète  d'un  romantisme  aussi 
coloré. 

—  Vous  voyez,  n'est-ce  pas,  que  je  suis  bien  en  effet  un  mari  invulnéra- 
ble !  maintenant  n'allez  pas  croire  que  je  paye  pour  cela  une  prime  extrava- 


Pholographie  de  l'objet  de  l'assurance. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


109 


gante,  non,  la  compagnie  opérant  sur  une  échelle  considérable,  a  pu  réduire 
les  primes  à  des  sommes  insignifiantes.  Ainsi,  moi  qui  vous  parle,  je  paye 
seulement  553  francs  de  prime  annuelle  pour  une  assurance  de  800,000  francs! 


Inspecteur  de  L'OEIf.  constatant  un  sinistre. 


—  Ma  foi,  puisque  nous  parions  si  franchement,  s'écria  Gabassol,  je  vous 
dirai  que  vous  m'étonnez  prodigieusement  I 

—  J'ai  ma  police  dans  mon  portefeuille,  je  vais  vous  la  faire  voir,  pour 
vous  prouver  que  je  n'exagère  rien,  reprit  M.  de  Ghampbadour;  car  je  tiens 
à  vous  convaincre  que  toute  autre  tentative  de  votre  part  serait  inutile... 
Tenez,  lisez  ! 


110  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


M.  rte  Ghampbadour  tendit  à  Cabassol,  une  police  absolument  semblable 
d'apparence  aux  polices  d'assurances  contre  l'incendie  ou  la  grêle. 

L'ŒIL 

COMPAGNIE   D'ASSURANCE   CONTRE    LES   RISQUES    DD    MARIAGE. 
Siège  social  à  Paris,  avenue  de  l'Opéra  15. 
Fondée   en  1878. 

I.  L'Œil  a  pour  but  d'assurer  dans  toute  la  France  continentale  (et  à  l'étranger 
moyennant  des  surprimes  et  sous  des  conditions  indiquées  plus  loin)  tous  les 
risques  conjugaux  en  général. 

II.  Elle  garantit  contre  les  risques  d'hiver,  tels  que  réunions,  bals,  soirées, 
spectacles,  sermons,  concerts  ordinaires,  concerts  de  musique  religieuse  et  môme 
concerts  de  musique  wagnerienne,  etc.,  etc. 

II.  Klle  garantit  contre  les  risques  de  printemps,  résultant  soit  du  grand  mouve- 
ment de  la  nature,  soit  des  courses  et  réunions  de  cette  saison  dangereuse. 

III.  Elle  garantit  contre  les  risques  d'été,  bains  de  mer  et  voyages,  à  la  con- 
dition toutefois  d'être  prévenue  par  l'assuré  comme  il  sera  spécifié  plus  loin. 

IV.  Klle  garantit  contre  les  risques  d'automne,  saison  parfois  aussi  dangereuse 
que  le  printemps. 

V.  L'engagement  résulte  d'un  acte  d'adhésion  aux  présents  statuts,  auquel  sera 
joint  t°  un  état  descriptif  de  la  personne  formant  l'objet  de  l'assurance;  2°  une 
photographie  en  pied  de  ladite. 

VI.  Un  inspecteur  des  risques  délégué  par  la  Compagnie  étudiera  toute  demande 
d'assurance;  il  devra  autant  que  possible  et  sous  un  prétexte  laissé  à  la  discrétion 
de  l'assuré,  être  mis  en  rapport  avec  la  personne  objet  de  l'assurance.  Cet  ins- 
pecteur fera  son  rapport  à  la  Compagnie,  procès-verbal  sera  dressé  et  soumis  au 
Conseil  d'administration  qui  admettra  ou  rejettera  l'assurance. 

VIL  La  police  ne  sera  délivrée  qu'après  l'admission  inscrite  sur  les  registres  de 
la  Société. 

VIII.  L'assurance  court  de  la  première  minute  du  jour  qui  suivra  l'admission 
par  le  Conseil. 

IX.  A  défaut  de  déclaration  écrite,  trois  mois  avant  l'expiration  de  chaque  période, 
l'assurance  se  renouvelle  de  droit  de  cinq  ans  en  cinq  ans.  La  photographie  de  la 
personne  faisant  l'objet  de  l'assurance  doit  être  renouvelée  tous  les  cinq  ans  ou 
plus  souvent  à  toute  réquisition  de  l'inspecteur  des  risques  délégué. 

X.  Si  les  risques  garantis  par  la  Société  viennent  à  être  aggravés,  soit  par  des 
changements  de  situation  ou  par  des  changements  de  profession  ou  enfin  par  suite 
de  circonstances  laissées  à  l'appréciation  de  l'inspecteur  des  risques  délégué  et 
assermenté,  la  police  devra  être  modifiée  et,  s'il  y  a  lieu,l'assuré  devra  verser  une 
surprime  au  fonds  de  prévoyance. 

XI.  L'assuré  ayant  payé  sa  prime  annuelle  n'a  plus  à  s'occuper  de  rien,  sauf  le 
cas  de  changement  prévu  par  l'article  X.  La  Compagnie  VŒU  se  charge  de  veiller 
pour  lui  et  dele  préserver  complètement  et  intégralement,  particulièrement  et  géné- 
ralement de  tous  les  risques  et  dommages  du  mariage.  —  Elle  recevra  avec  recon- 
naissance tous  les  renseignements  que  l'assuré  voudra  bien  lui  transmettre,  mais 
ce  dernier  n'est  en  aucune  façon  tenu  de  les  lui  fournir. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


111 


Sévices  simple» 


XII.  La  Compagnie  ne  garantit  les  dommages  provenant  de  guerre,  d'émeute, 
de  grandes  manœuvres,  de  force  militaire  quelconque,  que  moyennant  une  prime 
supplémentaire. 

XIII.  La  Compagnie  garantit  con- 
tre les  risques  des  voyages  dans 
l'Europe  continentale  ;  mais  pour 
les  risques  résultant  d'excursions 
dans  les  autres  parties  du  monde, 
de  voyages  méditerranéens,  transat- 
lantiques, une  surprime  spéciale  doit 
être  payée  et  un  supplément  de  police 
signé  entre  les  parties.  w 

XIV.  Les  risques  des  voyages  en 
ballon,  même  en  Europe,  ne  sont 
garantis  que  moyennant   une  surprime. 

XV.  Si  malgré  toutes  les  précautions  et  tous  les  soins  de  la  Compagnie  VOEU  un 
accident  vient  à  se  produire,  l'assuré  devra  immédiatement  le  dénoncer  au  direc- 
teur de  la  Compagnie  ou  à  son  agent  dans  la  ville.  Cette  déclaration  sera  consignée 
sur  un  registre  spécial. 

XVI.  Aussitôt  après  l'événement,  le  Conseil  d'administration  se  déclare  en  per- 
manence, les  inspecteurs  ou  agents  procèdent,  de  concert  avec  l'assuré,  à  la  classi- 
fication de  l'accident  et  à  l'estimation  du  dommage. 

XVII.  Les  accidents  se  divisent  en  quatre  catégories  : 
1°  Sévices  simples. 

2°  Sévxes  graves. 

3°  S;/iistre. 

4°  Sinistre  avec  enlèvement. 

Les  sévices  simples  donnent  droit  à  une  indemnité  du  quart  de  l'assurance. 

Les  sévices  graves  donnent  droit  à  une  indemnité  de  moitié  de  l'assurance. 


■  ô&N 


Sévices  prraves. 


Le  sinistre  donne  droit  à  une  indemnité  de  la  totalité  de  l'assurance. 
Le  sinistre  avec  enlèvement  donne  droilj  a  une  indemnité  de  la  totalité  et  d'un 
quart  en  sus. 

XVIIL  Le  payement  des  indemnités  aura  lieu  trois  jours  après  la  signature  du 


12 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


procès-verbal  d'estimation  de  l'accident,  et  ce  sans  aucune  formalité,  à  la  caisse 
de  la  Compagnie. 


SITUATION 


Départ.  (Seine). 
Arrond.  j  en 
Canton.  \  ~ 
Commune.  \  — 
Hue. 


DESIGNATION 

de  l'objet 

de    l'a  s  s  v  n  a  n  c  t. 


POSITION 


PROFESSION 


Rentière. 

Train  de  maison  :  40,000  fr.  par  au. 

Petit    hôtel    à   Paris  et  château 

avec    fermes,  à  Champbadour 

(Vaucluse). 


Madame  Clairc-Iseult-Éléonore  de 
Volpignon,  épouse  de  M.  le  vi- 
comte Jean-Théodule- Victor- 
Pélage-Exupère  de  Champba- 
dour. 

Lieu  de  naissance.  .  .  Avignon. 

Age 28  ans. 

Taille 1™65. 

Chevelure Brune. 

Signes  particuliers 
apparents Néant. 


La  Compagnie  L'ŒIL  assure  M.  le  vicomte  Exupère  de  Champbadour  contre 
tous  les  risques  résultant  de  son  mariage  avec  Mme  Éléonore  de  Valpignon, 
y  compris  les  risques  de  guerre,  émeute  ou  force  militaire  quelconque,  pour  une 
somme  de  huit  cent  mille  francs. 

Et  ce,  moyennant  une  prime  annuelle  de  cinq  cent  cinquante-trois  francs 
vingt-huit  ctntimes,  que  M.  de  Champbadour  s'engage  à  payer  aux  bureaux  de  la 
Compagnie. 

Paris,  S  juin  1879. 
Signature  du  directeur.  Signature  de  l'assuré. 

(Illisible.)  COAMPBADOUR. 

Signature  de  l'inspecteur  des  risques. 
{Illisible.) 


Sinistre  aven  enlivemeot. 

Pendant  que  Cabâssol  lisait,  M.. de  Champadour  avait  tranquillement 
continué  à  faire  honneur  à  ce  repas  commandé  pour  son  épouse. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


113 


—  Eh  bien?  dit-il  lorsque  Gabassol  ayant  achevé  sa  lecture  se  plongea 
dans  la  contemplation  des  signatures,   eh  bien?  suis-je  invulnérable? 

—  Je  m'incline!  fit  Gabassol. 

—  J'ai  préféré  vous  avertir  pour  ne  pas  vous  laisser  perdre  votre  temps 
et  vos  peines,  I'QEil  veille!  Ainsi  cet  après-midi  sur  l'Arc  de  Triomphe... 

—  Comment,  vous  y  étiez? 

—  Oh  non,  je  n'avais  pas  besoin  de  me  déranger;  I'OEil  a  dirigé  sur  l'Arc 
de  Triomphe  une  caravane  d'excursionnistes  anglais  conduits  par  un  faux 
guide  de  l'agence  Fogg.   Ils   ont  dû  bien  vous  ennuyer.  Si  j'avais  été  là 

je  vous  aurais  évité  ce  petit  désagré  . 
ment  et  nous  aurions  eu  là-haut  notre 
explication ,  mais  comme  vous  le 
savez,  j'étais  pour  affaires  à  Orléans. 
Je  suis  revenu  tranquillement,  juste  à 
temps  pour  avoir  le  plaisir  de  faire 
votre  connaissance. 

—  Et... 

—  Je  sais  ce  que  vous  voulez  dire, 
et  madame  de  Champbadour,  n'est-ce 


boulevard.  Cinq  jolis  gommsus. 


Liv.  li 


114  LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


pas?  Eh  bien,  mais  je  lui  ait  fait  voir  ma  police  d'assurance,  elle  a  compris 
et  je  lui  ai  pardonné,  car,  j'ai  oublié  de  vous  le  dire,  la  compagnie  I'QEil, 
animée  d'intentions  vraiment  philanthropiques,  fait  signer  à  l'assuré  en  même 
temps  que  la  police  d'assurance,  l'engagement  de  pardonner  toujours,  quand, 
par  les  soins  de  la  Compagnie,  le  sinistre  menaçant  a  été  évité. 
Cabassol  sonna  le  garçon. 

—  Des  cigares,  dit-il. 
Champbabour  se  pencha  vers  lui. 

—  A  propos,  dit-il  tout  bas,  ce  garçon,  il  est  superbe  de  tenue,  n'est-ce 
pas?  il  est  parfait? 

—  Sans  doute... 

—  11  est  bien  imité,  car  c'est  un  faux  garçon!  c'est  un  inspecteur  de 
I'OEil!  un  homme  remarquable,  qui  connaît  le  cœur  humain  et  le  fond  des 
choses  comme  personne!  c'est  lui  qui  a  tout  dirigé... 

—  Vous  ferez  mes  compliments  à  la  Compagnie  ! 

Après  quelques  minutes  d'une  causerie  tout  à  fait  amicale,  M.  de  Champ- 
badour  se  leva  de  table. 

—  Allons  !  dit-il,  je  vais  aller  faire  un  tour  à  mon  cercle  ;  j'ai  ma  voiture 
en  bas.  voulez-vous  que  nous  rentrions  ensemble  à  Paris. 

Cabassol  s'excusa,  il  préférait  rentrer  seul  pour  conter  sa  peine  aux 
étoiles. 

—  Je  vois  que  vous  m'en  voulez  encore,  dit  Champbadour  en  allumant 
un  dernier  cigare,  vous  avez  tort,  il  faut  de  la  philosophie,  dans  la  vie.  Pour 
vous  consoler,  dites-vous  que  c'est  la  faute  à  I'OEil  !...  Il  n'y  a  pas  de  déshon- 
neur à  ne  pas  réussir  quand  on  entre  en  lutte  avec  toute  une  compagnie... 
Allons,  sans  rancune  !  au  plaisir  !... 

Cabassol  resté  seul,  s'abima  dans  des  réflexions  désagréables.  Il  contem- 
plât la  table,  les  assiettes  et  les  bouteilles,  tous  ces  vestiges  d'un  galant  festin 
devant  lequel  un  mari  importun  était  venu  s'asseoir,  au  lieu  et  place  de  la 
femme  attendue  ! 

Il  était  ainsi  plongé,  depuis  un  quart-d'heure,  dans  la  plus  amère  mélancolie, 
lorsque  un  petit  coup  frappé*  à  la  cloison  du  cabinet  voisin  attira  son  atten- 
tion. C'était  Me  Taparel,  qu'il  avait  oublié.  Le  notaire  s'impatientait  ;  Cabassol 
répondit  à  son  signal. 

Bientôt,  après  quelques  grattements  discrets,  la  porte  s'entre-bâilla  et 
M*  Taparel  passa  la  tête  par  l'ouverture. 

—  Comment  !  elle  est  déjà  partie  ?  fit-il  en  voyant  que  Cabassol  était  seul. 

—  Oui,  répondit  tristement  notre  héros.  11  est  déjà  parti! 

—  Comment,  il? 

—  Oui,  il Monsieur  le  vicomte  Exupère  de  Champbadour  I 


LA    GRANDE     MASCARADE     PARISIENNE 


115 


La  pendule  de  L'OEIL. 


—  Oh  !  !  ! 

—  Ah  !  !  !  fit  M.  Miradoux  arrivant  à  son  tour. 

—  Echec  complet  !  reprit  Cabassol, 

—  Mais  alors,  si  le  mari  était  là...  il  y  a  sans  doute  eu  provocation... 
Encore  un  duel,  sans  doute  ? 

—  Du  tout,  nous"avons  soupe  ensemble  très  tranquillement  et...  il  voulait 
me  reconduire  dans  sa  voiture. 

—  Par  exemple  ! 

—  Vous  allez  tout  comprendre  ! 

Et  Cabassol  expliqua  comment  l'intervention  de  I'OEil,  cette  compagnie 
d'assurance  si  bien  organisée,  avait  fait  échouer  tous  ses  plans.  Pour  conclu- 
sion, il  convint  avec  MM.  Taparel  et  Miradoux,  que  le  mieux  était,  pour  le 
moment,  d'avoir  l'air  d'oublier  complètement  l'affaire  Ghampbadour,  pour 
opérer  un  retour  agressif,  lorsque  le  vicomte  et  I'OEil  ne  seraient  plus  sur 
leurs  gardes. 

«  Remis  à  6  mois  »  écrivit  le  notaire  en  regard  du  nom  de  Ghampbadour. 


16 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


•■  4j 


^iia^ 


Le  cabinet  du  directeur  de  f  OEIL. 


VIII 


Vie  torrentueuse  de  cinq  aimables  gommeux.  —  Bézucheux  de  la  Fricottière.  sous-préfet 
et  ses  cinq  sous-préfètes.  —  Signes  particuliers  de  quelques  belles-petites. 

Le  lendemain  de  cette  soirée  néfaste  pour  Cabassol,  voici  ce  qui  se  passait 
au  premier  étage  d'une  superbe  maison  de  l'avenue  de  l'Opéra.  Et  d'abord 
une  courte  description.  Nous  sommes  dans  une  grande  pièce  sévèrement 
meublée,  un  bureau  ou  plutôt  un  cabinet  de  travail.  Sur  la  cheminée  une 
belle  pendule  à  sujet,  représentant  l'Amour  et  l'Hymen;  l'Amour  est  le  petit 
dieu  malin  que  tout  le  monde  connaît,  au  moins  de  vue  ;  il  est  vif  et  souriant, 
l'arc  et  le  carquois  en  bandoulière,  il  fait  un  pied  de  nez  irrespectueux  à  son 
grand  cousin  l'Hymen,  auquel  l'artiste  a  donné  un  bandeau  sur  les  yeux  et  un 
air  très  bête. 

Toutes  les  faces  de  ce  cabinet  de  travail  sont  garnies  du  haut  en  bas  d'un 
immense  cartonnier.  Tous  les  cartons  portent  une  même  marque,  un  œil 
grand  ouvert,  au-dessous  d'indications  variées,  parmi  lesquelles  nous  rele- 
vons celles-ci  : 

ASSURANCES   CRÉOLES.  —  SURPRIMES    ET   SUPPLÉMENTS. 

SINISTRES    ACCOMPLIS    (EXERCICE    18" 9). 

ASSURANCES    NON   ADMISES    POUR   RISQUES    TROP    CONSIDÉRABLES. 

RAPPORTS    DES    INSPECTEURS. 

SINISTRES   AVEC   CIRCONSTANCES    AGGRAVANTES 


A  droite  de  la  cheminée,  devant  un  grand  bureau  couvert  de  papiers  et  de 
cartons,  un  homme  est  assis.  A  sa  cravate,  à  sa  redingote  et  à  ses  décorations 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


117 


-■       • 


OBJET   »«   f'ft5SuM«JCe. 

àlnC6Cac?4    î  t«wi-,  Ktl 


on  devine  un  homme  important.  Cet  homme  c'est  le  direc 
tir^      leur  de  l'OEIL  lui-même. 

Il  vient  de  lire  entièrement  une  liasse  de  rapports  déposés 
'l  il  ^  devant  lui,  et  le  front  dans  les  mains,  il  réfléchit.  Enfin  il  relève  la  tête 
^J*         et,  sans  se  déranger,  il  prononce  ces  simples  mots  dans  un  long  tuyau 
acoustique,  se  balançant  près  de  son  bureau  : 

—  L'inspecteur  chargé  de  l'affaire  Champbadour. 

Au  même  instant  deux  coups  secs  sont  frappés  à  la  porte,  et  l'inspecteur 
demandé 'se  présente.  C'est  bien  l'homme  que  nous  avons  vu  la  veille  en 
garçon  de  restaurant  au  Moulin-Bleu;  il  n'a  plus  ses  longs  favoris,  il  est 
rasé  comme  un  acteur. 

—  Lu  votre  rapport,  prononce  monsieur  le  directeur  de  I'OEil,  approuve 


113 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


complètement  votre  conduite  dans  toute  cette  affaire.  La  compagnie  aug- 
mente vos  appointements  de  2,000  francs.  Maintenant  vous  dites  avoir  appris 
des  choses  particulièrement  intéressantes  pour  nous,  à  l'occasion  de  l'affaire 
Champhadour.  Expliquez. 

—  C'est  très  compliqué,  monsieur  le  directeur.  La  partie  adverse  dans  l'af- 
faire  Chdmpbadour,  M.  Gabassol^avait  amené  au  Moulin-Bleu,  deux  personnes, 
un  notaire  et  son  principal  clerc.  Étrange  !...  j'ai  veillé.  Par  leur  conversation 
j'ai  appris  que  M.  Cabassol  accomplissait,  en  compromettant  Mme de  Champha- 
dour, une  mission.  — Le  notaire  a  dit  :  une  mission  sacrée!...  M.  Cabassol 
remplissait  un  sacerdoce... — Il  aurait,  paraît-il,  soixante-dix-sept  missions  sem- 
blables  à  accomplir,  ^ur  lesquelles  trois  ont  déjà  pleinement  réussi.  Il  y  a  là 
un  mystère...  de  soixante-dix-sept  ôtez  trois,  reste  soixante-quatorze;  M.  de 
Champhadour  étant  assuré,  doit  être  mis  hors  de  cause,  mais  il  reste  encore 
soixante-treize  de  ces  missions.  J'ai  pensé  qu'il  y  avait  là  un  vaste  champ 
pour  la  compagnie  I'OEil. 

—  Très  bien  raisonné.  Vous  ne  savez  rien  de  plus,  non?  Eh  bien,  voici 
la  marche  à  suivre  :  Surveiller  M.  Cabassol;  dès  que  l'on  connaîtra  les  objets 
de  ces  soixante-treize  missions,  on  assurera  les  personnes  menacées.  Occupez- 
vous  en,  et,  comme  cela  ne  prendra  pas  tous  vos  instants,  voici  une  autre 
très  grave  affaire.  Un  mari  sinistré,  malgré  toutes  les  précautions  de  la 
compagnie,  (hélas  !  nous  ne  sommes  pas  infaillibles,  et  nous  avons  parfois 
affaire  à  forte  partie  !)  un  mari  sinistré,  dis-je,  et  auquel  nous  avons  déjà  dû 
payer  deux  fois  l'indemnité,  demande  à  contracter  une  nouvelle  assurance. 
Le  conseil  d'administration  s'est  réuni  et  a  délibéré  :  en  principe,  cela  peut  se 
faire,  mais  le  conseil  hésite.  La  dame  objet  de  l'assurance  est  un  véritable 
brûlot...  C'est  grave!  Vous  allez  étudier  l'affaire.  Si  les  risques  sont  trop 
sérieux,  nous  aurons  le  chagrin  de  repousser  un  ancien  client  ;"mais  si  vous 
jugez  qu'en  augmentant  fortement  la  prime,  la  compagnie,  déjà  si  éprouvée, 
peut  se  risquer  encore  une  fois,  vous  convoquerez  l'assuré.  Allez  1 

L'inspecteur  s'inclina  et  sortit. 

Retournons  maintenant  vers  nos  amis.  Cabassol,  M6  Taparel  et  M.  Mira- 
doux,  encore  tout  chagrinés  de  leur  échec,  tenaient  conseil  dans  le  cabinet  du 
notaire. 

—  Je  demande  huit  jours  de  congé,  avait  dit  Cabassol  la  veille  en  les  quit- 
tant; l'affaire  Champhadour  m'a  contrarié,  je  veux  me  recueillir,  pour  ne 
rentrer  dans  l'arène  que  consolé.  A  huitaine  donc. 

Mais,  comme  toutes  les  fortes  natures,  Cabassol,  se  raidissant  contre  l'infor- 
tune, avait  senti  son  courage  renaître  dès  le  lendemain  matin  et  il  était 
accouru  chez  Me  Taparel. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


119 


Le  fameux  album  de  Mm°  Badinant  était  là  devant  eux.  Miradoux  prenait 
des  notes. 

—  Je  n'ai  pas  d'aventures  extraordinaires,  je  ne  me  bats  pas  en  duel, 
mais  je  travaille  aussi  de  mon  côté,  dit  enfin  Miradoux;  piocheur  obscur  et 
obstiné,  je  prépare  les  voies  dans  lesquelles  vous  allez  vous  lancer!  Je  suis  un 
homme  d'ordre;  j'ai  pensé  qu'apporter  une  certaine  méthode  dans  nos  opéra- 
tions au  lieu  de  marcher  au  hasard,  ne  pourrait  que  faciliter  et  abréger  la 
besogne.  Au  premier  abord  je  songeais  à  adopter  la  méthode  alphabétique 
et  à  suivre  les  vengeances  dans  l'ordre  des  lettres,  mais  je  me  suis  décidé 
ensuite  à  classer  nos  clients  par  catégories. 


Revue  de  la  garde  nationale  passée  par  Bézucheux. 


—  Très  bien  !  fit  M0  Taparel. 

—  J'ai  donc  réuni  un  certain  nombre  de  séries,  parmi  lesquelles  je  me 
permettrai  de  vous  proposer,  pour  les  prochaines  hostilités,  un  petit  lot  de  cinq 
jeunes  gommeux  on  ne  peut  mieux  assortis.  J'ai  découvert  que  ces  cinq 
messieurs  étaient  très  liés  ensemble,  qu'ils  fréquentaient  les  mêmes  cercles, 
les  mêmes  cafés. 

—  Parfait!  s'écria  Gabassol,  on  peut  les  entamer  tous  à  la  fois,  sans  perdre 
de  temps.  Gomment  s'appellent-ils? 

—  Voici  les  noms  et  les  photographies.  Ce  petit  blond  à  monocle  se  nomme 
Bézucheux  de  la  Fricottière,  il  a  mangé  trois  cent  mille  francs  en  18  mois, 
mais  il  commence  à  se  ranger,  pour  faire  durer  plus  longtemps  ce  qui  lui 


120  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


reste.  Le  n°  2.  ce  gaillard  à  forte  moustache,  est  un  ancien  capitaine  de  cui- 
rassiers comme  Lacostade.  Le  n°  3  est  le  jeune  Pontbuzaud,  de  Bordeaux.  Le 
n°  4  s'appelle  Jules  de  Saint-Tropez  ;  c'est  un  petit  malin  qui  s'est  fait  donner 
un  conseil  judiciaire  par  raison  d'économie,  dit-on.  Le  n°  5,  ce  grand  maigre, 
sec  et  noir  comme  un  Espagnol,  porte  le  nom  de  Bisseco,  Marius,  de  Marseille. 
—  Voilà. 

—  Très  bien.  Maintenant  avez-vous  quelque  idée  sur  la  manière  la  meil- 
leure et  la  plus  prompte  pour  entrer  en  relations  avec  ces  messieurs? 

—  Pas  difficile.  Mon  second  clerc  est  l'ami  d'un  monsieur  qui  est  celui 
d'une  connaissance  de  Bezucheux  de  la  Fricottière.  Soyez  ce  soir  au  café 
Riche,  mon  second  clerc  vous  présentera  à  son  ami,  qui  en  suivant  la 
filière  vous  fera  connaître  le  Bezucheux. 

—  J'y  serai!  j'ai  hâte  de  me  rattraper  de  l'échec  Ghampbadour.  J'entame 
les  cinq  gommeux  dès  ce  soir. 

Ainsi  qu'il  l'avait  annoncé  au  notaire,  Gabassol  se  mit  en  campagne  dès  le 
soir  même.  En  suivant  la  fdière  indiquée  par  M.  Miradoux,  c'est-à-dire  en 
allant  d'ami  en  ami  et  de  présentation  en  présentation,  il  arriva  jusqu'à  Bezu- 
cheux de  la  Fricottière. 

Il  était  minuit,  les  présentations  avaient  commencé  à  huit  heures;  Bezu- 
cheux de  la  Fricottière,  assis  devant  une  table  du  café  Riche  sur  le  trottoir, 
suçait  la  pomme  de  sa  canne  en  regardant  défiler  sur  le  boulevard  les  batail- 
lons multicolores  des  petites  dames.  L'astucieux  Gabassol  était  à  côté  de  lui 
cherchant  tous  les  moyens  de  s'insinuer  dans  sa  confiance  ;  il  avançait,  car 
déjà  ils  étaient  au  mieux  ensemble,  et  déjà  Bezucheux  l'appelait  mon  bon. 

—  Or  donc,  mon  petit  bon,  disait  Bezucheux  de  la  Fricottière,  vous  lâchez 
l'École  de  droit  pour  vous  lancer  dans  la  bonne  petite  existence  torrentueuse 
d'un  bon  petit  gommeux? 

Gabassol  venait  de  lui  dire  en  confidence  que  sa  famille  l'avait  envoyé  à 
Paris  pour  se  faire  recevoir  avocat  avec  l'intention  de  le  lancer  ensuite  dans 
la  politique  ;  mais  que,  maître  de  sa  fortune,  il  préférait  la  manger  d'abord, 
avant  de  songer  à  devenir  un  des  législateurs  de  son  pays. 

—  Parfaitement,  répondit  Gabassol  d'une  voix  chantante,  la  bonne  petite 
existence,  la  vraie I 

—  C'est  comme  moi,  reprit  Bezucheux,  figurez-vous,  mon  petit,  que  je 
fus  sous-préfet! 

—  Bah! 

—  Hein?  c'est  ruisselant  d'inouïsme,  flamboyant  d'insenséisme!  C'est  d'un 
épatant  gigantesque!  moi,  le  petit  la  Fricottière,  je  suis  un  ancien  fonction- 
naire, premier  magistrat  d'un  arrondissement...  pendant  huit  jours  seulement 
par  bonheur.  Mon  bon,  c'était  un  tour  à  papa...  vous  ne  connaissez  pas  papa? 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.   16. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


123 


—  Non. 

—  Eh  bien,  c'est  un  type,  papa  de  la  Fricottière,  un  vrai  type!  Pour  être 
débarrassé  de  ma  surveillance  et  pour  pouvoir  fricoter  à  l'aise,  il  m'a  fait 
nommer  sous-préfet,  —  il  est  influent,  papa,  ahl  il  a  fricoté  avec  tous  les 
gouvernements,  dans  leur  jeunesse  I  —  il  m'a  fait  nommer  sous-préfet  d'un 
arrondissement  perdu  dans  les  montagnes  de  l'Auvergne.  Ah,  vous  savez 
mon  hou,  tout  là-bas,  là-bas!  pas  de  chemins  de  fer,  un  pittoresque  insensé, 
des  habitantes  qui  disent  fouchtra  et  qui  en  sont  encore  à  la  crinoline  1  Tous 


Saint-Tropez  embrassa  la  cantinière. 

les  sous-préfets  s'y  pendent;  c'est  comme  les  factionnaires  de  cette  guérite 
posée  dans  un  paysage  embêtant! 

—  Vous  vous  êtes  pendu? 

—  Non.  J'ai  commencé  par  dire  à  papa  que  je  la  trouvais  mauvaise.  Pour 
m'amadouer,  il  m'a  promis  de  me  faire  décorer  au  bout  d'un  an.  —  Mais  je 
la  connaissais  !  le  gouvernement,  pour  avoir  son  sous-préfet  pour  son  arron- 
dissement montagneux  et  embêtant,  promet  toujours  la  croix  après  un  an  de 
séjour,  mais  le  sous-préfet  est  toujours  pendu  avant.  Moi,  malin,  j'ai  fait  sem- 
blant d'accepter,  j'ai  carotté  à  papa  mes  frais  d'installation  et  je  suis  parti  ou 
plutôt  nous  sommes  partis  toute  une  bande,  Pontbuzaud,  Saint-Tropez,  Bis- 
seco,  Lacostade,  avec  des  sous-préfètes  en  nombre  suffisant.  Ouf,  mon  cher 
bon,  ouf! 


124 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Quoi  donc? 

—  Ce  que  nous  ayons  épaté  l'arrondissement,  c'est  babylonien!  Ils  sYn 
souviendront  de  aies  huil  jours  do  règne!  D'abord  l'arrivée  en  diligence,  une 
diligence  frétée  pour  nous  seuls.  En  entrant  dans  les  bourgs  sur  la  route, 
les  maires  et  les  conseils  nous  recevaient  avec  des  discours  :  Moehieur  le 
chous-préfet!...  Il  fallait  répondre;  c'était  tantôt  l'un  '.antôt  l'autre  qui  faisait 
le  sous-préfet  el  qui  répondait  :  Mes  chers  jadminichtrés!  Et  alors  :  Vive  le 
chous-préfetl  Kl  nos  cinq  dames,  sortant  la  tète  par  toutes  les  portières, 
criaient  :  Vive  l'arrondichement!  Ça  m'a  fait  une  réputation  de  sous-préfet 


Le  blason  des  la  Fricottière 


torrentueux  et  mormonien  extraordinaire.  Je  suis  sûr  que  l'on  parle  encore 
des  cinq  sous-préfètes  de  la  Fricottière!  Dans  la  ville  ce  fut  bien  autre  chose  : 
en  routej'avais  promis  aux  dames  de  passer  une  revue  de  la  garde  nationale 
dès  l'arrivée;  au  dernier  relais, un  exprèsétait  parti  pour  convoquer  les  soldats 
citoyens.  Ça  n'a  pas  manqué  :  en  «lilM.urli.nii  par  le  faubourg,  voilà  que  nous 
entendons  des  roulements  de  tambours  et  des  sonneries  de  trompettes,  àcroire 
que  li  ville  était  assiégée.  La  diligence  s'arrête  à  la  place  Neuve  devant  tous 
lés  épiciers  et  charcutiers  du  pays  alignés  le  long  de  l'hôtel  de  ville;  à  notre  vue, 
on  bal  aux  champs,  Le  commandant  tire  son  sabre  et  crie  :  Gar...  d'àvos!... 
Portez...  armes!  Préjentez...  .ohm-'.  Lacostade  saute  en  bas  de  la  voiture.  La 
garde  nationale  crie  :  Vive  le  ûhous-préfet!  il  parcourt  le  front  des  troupes, 
Nouveaux  cris  de  :  Vive  le  chous-préfet!  c'est  Bisseco  qui  descend  de  la  dili- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


125 


gencc  et  qui  file  à  son  tour  devant  les  soldats  citoyens.  Puis  Saint-Tropez 
exécute  majestueusement  la  même  manœuvre,  la  garde  nationale  est  ahurie 
mais  n'en  crie  pas  moins  fort  :  vVive  le  chous-préfet!  Pontbuzaud  descend  et 
enfin  moi,  le  vrai  chous-préfet,    plus  majestueux  que  les  autres.  Les  cinq 


Les  cinq  sous-préfètes. 


dames  sautent  à  terre  et  parcourent  comme  nous  le  front  de  bandière  en 
distribuant  les  félicitations  et  les  poignées  de  main.  La  musique  joue.  Saint- 
Tropez  embrasse  la  cantiniëre,  une  forte  luronne.  Puis  les  discours  com- 
mencent. A  la  fin  la  garde  nationale  se  forme  en  colonne,  nous  nous  pla- 
çons au  centre  et  nous  marchons  sur  la  sous-préfecture,  au  milieu  des 
vivats  d'une  foule  idolâtre!  Le  lendemain  grand  dîner  officiel  offert  au  maire 
et  à  la  délégation  du  conseil  :  quel  ahurissement,  mon  bon,  devant  la  conver- 


126 


LA    GRANDE    MASCARADE    PA-RÎS1ENNE 


galion  des  sous-préfets  et  sous-préfètes,  el  quel  train]  Toute  La  ville  étail  soua 
nos  fenêtres.  A  shc  heures  du  malin  seulement  nous  laissons  partir  nos 
Invités...  dans  un  triste  état  :  huit  jours  comme  ça  et  la  ville  étail  en  révolution* 
Les  sous-préfètes  but  la  promenade  déploient  <lc>  toilettes  fantastiques  et 
tous  les  soirs  la  noce  recommence.  Lé  huitième  jour,  conseil  de  révision!^ 
Les  sous-pnéfètes  riaient  à  se  tordre  d'avance,  mais  j'en  avais  assez  if$ 
fatigues  de  L'administration,  je  résolus  d'abdiquer!  Los  malle-  laiv>,  ma 
démission  envoyée,  la  diligence  qui  nous  avait  amenés  nous  remporta... 
Voilà,  mon  bon,  toute  ma  vie  politique  !  Elle  est  courte,  mais  bien  remplie... 
mon  arrondissement  s'en  souviendra. 
—  Et  qu'a  dit  papa? 


Fête  à  la  sous-préfecture. 


—  Papa  de  la  Fricottière  a  été  embêté,  je  revenais  sur  le  lliéàtre  de  ses 
farces  quand  il  se  croyait  tranquille  pour  quelque  temps.  Il  l'a  trouvée  mau- 
vaise... Demandez  à  Lacostade  le  nez  qu'il  a  fait...  tenez,  voilà  Lacostade,  je 
vais  vous  présenter. 

Un  nouvel  arrivant  venait  de  s'asseoir  à  coté  de  Bezucbeux;  Cabassol 
i  econnut  la  carrure  et  la  moustache  du  capitaine  Lacostade. 

—  Mon  bon,  je  te  présente  mon  ami  Cabassol,  un  cbarmant  garçon;  mon- 
sieur Cabassol,  mon  ami  Lacostade,  un  des  cinq  chous-préfets. 

Lacostade  se  mit  à  rire. 

—  Di«  donc,  Lacostade,  je  racontais  à  M.  Cabassol  notre  promenade  là- 
bai...  hein,  le  nez  de  papa  de  la  Fricottière  ;> 

—  Saeri-ti  !  fit  Lacostade,'un  nez  des  cinq  cent  mille  diables.  Ça  gênait  ses 
tricotages,  le  retour  de  Bezucheux...  il  flairait  le  conseil  judiciaire  que  son 
fil-  lui  avait  promis  -il  se  lançait  dans  des  farces  trop  coûteuses  ! 

—  Oh  !  s'écria  Bezucheux,  il  l'aura;  il  ne  l'a  pas  encore,  mais  il  l'aura...  je. 
le  laisse  aller  jusqu'à  un  certain  point,  parce  qu'il  ne  faut  pas  être  trop  dur 
pour  l'auteur  de  ses  jours,  mais  de-  qu'il  sera  arrivé  à  la  limite,  vlan  !  un  bon 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


127 


conseil  judiciaire!  Il  le  sait  bien,  c'est  L'habitude  dans  la  famille.  Depuis  les 
croisades,  car  nous  étions  aux  croisades,  il  n'y  a  pas  un  de  la  Fricot tit Ve  qui 
n'ait  eu  son  petit  conseil  judiciaire  ù  un  certain  moment...  C'est  réglé  1  Les 
malins  en  ont  eu  deux,  un  dans  leur  jeunesse,  et  un  second  pour  les  bêtises  de 
leur  âge  mûr.  Il  faudra  bien  que  papa  ait  le  sien  !  Vous  connaissez  le  blason  de 
nia  famille,  un  lion  et  une  poêle  à  frire  sur  champ  d'azur,  avec  la  devise  à 
changements.  D'abord  :  le  fricoterai,  puis  le  fricote,  et  enfin  le  fricotais! 

—  Bravo  !  s'écria  Gabassol. 

—  Je  porte  la  seconde  devise,  messieurs.  le  fricote  ! 

—  Nous  fricotons!  s'écria  Lacostade.  Tiens,  voilà  Pont-Buzaud  et  Saint- 
Tropez.  Bonsoir,  mes  enfants  !  Eh  bien,  et  Bisseco,  où  est-il? 


Le  corset  et  la  fausse  natte  de  Lucy  Carramba. 


—  Présent,  fit  un  quatrième  survenant. 

—  Bravo,  fit  Bezucheux.  nous  sommes  au  complet!  Messieurs,  je  vous 
présente  mon  ami  Cabassoî,  un  aimable  gommeux,  plein  de  bonnes  intentions. 

Cabassol  était  au  comble  de  la  joie.  Il  connaissait  enfin  les  cinq  personnes 
contre  lesquelles  il  devait  opérer.  Il  s'agissait  maintenant  de  bien  manœuvrer 
pour  gagner  leur  confiance  et  pénétrer  leurs  secrets.  Cela  ne  devait  pas  être 
bien  difficile  avec  des  gaillards  du  caractère  de  Bezucheux  de  la  Fricottière. 

Les  cinq  gommeux  s'étaient  assis,  rangés  en  ligne,  le  dos  appuyé  aux  vitres 
du  café,  et  les  pieds  allongés  sur  des  chaises.  —  Tous  les  cinq  suçaient  avec 
acharnement  la  pomme  de  leurs  cannes,  le  monocle  fixé  sur  les  promeneurs 
du  boulevard. 

—  Que  faisons-nous çt  dit  Bezucheux  après  un  silence. 

—  Le  moment  me  semble  venu  daller  tailler  un  petit  bac,  répondit  Lacos- 
tade. 


128 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Moi  je  rentre,  lit  Bisseco,  j'ai  ma  migraine. 
Cabassol  entendit  Bisseco  dire  tout  bas  à  son  voisin  : 

—  Mon  bon.  nn  Bervicei  je  vais  voir  mon  idole,  un  ange  que  je  tiens  à 
earder  pour  moi  tout  seul  :  j'ai  rencontré  Bêzucheux  dans  ses  environs,  et  je 
le  soupçonne  de  vouloir  me  la  «roquer  sous  le  nez...  C'est  dégoûtant,  n'est-ce 

pas?  ça  devrait  pourtant  être  sacré, 
un  ami!...  enfin!...  tâche  donc  de 
le  retenir  pour  qu'il  ne  me  suive  pas. 

—  Sois  tranquille  ,  cher  ami, 
nous  ne  le  lâcherons  pas  avant  le 
matin. 

—  Merci...  Bonsoir,  messieurs! 
Et  Bisseco  s'en   fut  après  une 

distribution  de  poignées  de  main. 

—  Allons,  reprit  Bêzucheux,  al- 
lons tailler  ce  petit  bac,  au  cercle 
des  Poires  tapées...  nous  vous  pré- 
senterons, mon  petit  bon,  ajouta- 
t-il  en  prenant  le  bras  de  Cabassol, 

Cabassol  enchanté  de  la  propo- 
sition, se  leva,  et  toute  la  bande, 
moins  le  mystérieux  Bisseco,  se  di- 
rigea vers  le  cercle  des  Poires  tapées 
situé  à  deux  pas  du  boulevard. 

—  Dites  donc,  j'y  pense,  fit  Bê- 
zucheux en  route,  n'étiez-vous  pas 

l'un  des  témoins  de  ce  duel  â  l'américaine,  dont  on  parle  tant  depuis  deux 
jours,  entre  un  notaire  dont  on  ne  dit  pas  le  nom  et  un  général  haïtien  ? 

—  Oui. 

—  Fichtre,  il  paraît  que  l'on  a  échangé  deux  coups  de  carabine  et  vingt- 
quatre  coups  de  revolver  pour  des  femmes  du  monde  !...  En  voilà  un  notaire 
du  Bengale!  Vous  me  le  ferez  connaître...  Un  pareil  lapin  me  trouvera  bien 
cent  mille  franc-  a  emprunter, sur  mes  propriétés...  sur  troisième  hypothèque  ! 

Cette  première  nuit  au  cercle  des  Poires  tapées  coûta  quinze  mille  francs  â 
Cabassol  et  ne  lui  rapporta  aucun  renseignement.  Bêzucheux  et  ses  amis,  tout 
entiers  a  la  dame  de  pique,  ne  lui  firent  aucune  confidence  sur  leurs  affaires 
de  cœur.  Saint-Tropez,  qui  gagnait,  prit  prétexte  des  sévérités  de  son  conseil 
judiciaire  pour  faire  eharlemagne  et  s'endormit  du  sommeil  du  juste  sur  un 
divan  du  cercle,  dès  deux  heures  du  matin.  Lacostade,  décavé,  l'alla  rejoindre 
à  trois  heure-,  Pont-Buzaud  dura  jusqu'à  trois  heures  et  demie,  Re/uelieux 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


129 


resta  le  dernier  et  pontait  encore  à  cinq  heures.  Enfin  l'on  se  sépara  après 
s'être  donné  rendez-vous  pour  le  lendemain,  jour  de  courses  à  Longchamps. 

A  l'heure  dite,  le  lendemain,  dans  le  mail  frété  par  Bezucheux,  toute  la 
bande  attendait  notre  ami. 

—  Peut-être  serai -je  plus  heureux  aujourd'hui,  se  dit  (labassol  en  prenant 
place  à  côté  de  Bezucheux. 


JOLI 

■petvt    kt?k«jç.wuut  ,&)(,  "Cocotte 


—  Les  propriétaires  bâtissent  maintenant  des  maisons  machinées  pour  belles-petites... 

Et  dès  le  départ  il  mit  la  conversation  sur  le  chapitre  des  aventures  galantes. 

—  Vous  connaissez  l'histoire  arrivée  à  Lucy  Garramba?  demanda-t-il  à 
ses  nouveaux  amis. 

—  Non...  répondirent  ces  messieurs,  quelle  histoire? 
Cabassol  se  disposait  à  inventer  une  aventure  quelconque. 

—  J'y  suis,  fit  Bezucheux  de  la  Fricottière,  je  la  connais  i 

Liv.  17. 


130  LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


—  Elle  est  forte  !  dit  Cabassol  qui  ne  la  connaissait  pas  du  tout. 

—  Elle  est  raide  !  enchérit  Bezuchcux,  vous  connaissez  tous  Garramba,  la 
belle  Lucy  Garramba. 

—  Oh  oui!  Palsambleu  !  Garramba  !  répondirent  les  autres  en  se  donnant 
des  coups  de  coude. 

—  La  belle  Lucy,  surnommée  Garramba,  parce  que... 

—  Parce  que  toutes  les  émotions  un  peu  vives  se  traduisent  chez  elle  par 
cette  exclamation... 

—  Je  l'ai  connue  avant  qu'elle  soit  espagnole,  s'écria  Bisseco,  elle  disait 
seulement  :  Cristi!  c'est  même  moi  qui  l'ai  engagée  à  choisir  une  exclamation 
plus  distinguée,  je  suis  l'auteur  de  Garramba,  c'est  moi  qui  l'ai  lancée...  j'ai 
fait  le  bonheur  de  bien  des  gens  qui  ne  m'en  ont  pas  de  reconnaissance  1 

—  Eh  bien  1  Garramba  honorait  de  son  amitié  et  de  ses  exclamations 
andalouses  un  homme  politique  considérable,  un  chef  de  parti  que  je  n'aurai 
pas  l'indiscrétion  de  nommer,  parce  que  vous  le  connaissez  tous.  Un  jour,  cet 
homme  politique  eut  l'imprudence  de  la  recevoir  dans  son  petit  appartement 
de  député.  Que  voulez-vous  1  il  préparait  un  grand  discours  et  il  avait  besoin 
des  inspirations  d'une  Égérie  bonne  enfant  !  Tout  à  coup  l'appartement' est 
envahi  par  la  femme  du  député,  arrivant  de  son  château  de  Tourainb  pour 
éclaircir  certains  soupçons.  Notre  homme  politique  n'a  que  le  temps  de  confier 
son  Egérie  à  un  valet  de  chambre  dévoué,  et  de  fourrer  dans  sa  serviette  de 
député  une  tresse  blonde  et  un  corset  oubliés  sur  une  chaise.  La  dame  cherche 
partout  et  ne  trouve  rien  ;  Garramba  avait  filé.  L'homme  politique  se  croyait 
tranquille  ;  mais  sa  femme  veut  l'accompagner  à  la  Chambre  :  il  part,  il  cherche 
à  déroute"  les  soupçons  de  sa  conjointe,  il  cause,  il  plaisante.  Enfin  il  arrive 
à  la  Chambre,  il  campe  madame  dans  une  tribune  et  s'assied.  Justement  on 
discute  son  affaire,  il  est  obligé  de  prendre  la  parole,  il  monte  à  la  tribune, 
boit  un  verre  d'eau  sucrée  et  déploie  sa  serviette  pour  y  prendre  ses  papiers. 
Horreur  !  il  en  tire  la  natte  et  le  corset  de  Lucy  Garramba  qu'il  avait  oubliés  I. .. 
Explosion  de  cris  et  de  rires  sur  tous  les  bancs.  Le  corset  était  pourtant  bien 
joli  ;  ils  sont  jolis  les  corsets  de  Carramba  ! 

—  Oh  oui  : 

—  Je  reprends.  De  la  tribune,  la  femme  de  l'homme  politique  fixe  sa  lor- 
gnette sur  ces  objets  compromettants  et  peu  parlementaires.  Le  tap.-igc 
redouble.  Le  président  sonne  à  tour  de  bras...  tandis  que  l'homme  politique 
s'efforce  de  faire  rentrer  son  corset  et  sa  fausse  natte  dans  sa  serviette... 

—  Et  la  fin  ?  Comment  l'histoire  a-t-elle  fini? 

—  Voilà,  la  femme  do  l'homme  politique  parlait  de  séparation,  de  procès, 
m  .-lis  un  ami  fit  comprendre  à  la  dame  que  le  corset  et  la  natte  étaient  des 
pièces  relatives  à  une  pétition  contre  l'usage  de  ces  deux  objet  de  toilette, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


131 


que  monsieur  son  mari  devait  déposer  aux  archives  de  la  chambre.  Les  deux 
époux  se  reconcilièrent,  l'ami  reçut  les  confidences  de  l'homme  politique 
et  se  chargea  de  reporter  le  corset  et  la  natte  à  leur  aimable  propriétaire. 

—  Le  malin,  je  le  vois  venir  !...  s'écria  Pontbuzaud,  il  allait  réclamer  une 
prime  de  sauvetage... 

—  Une  récompense  honnête... 

—  Oui,  messieurs  !  c'est  ce  qui  fait  qu'aujourd'hui  Lucy  Carramba  a  changé 
d'homme  politique  ! 

—  Nous  irons  la  féliciter  ..... 


Le  «igné  particulier  de  M"«  d'Argy. 


—  Si  elle  a  du  cœur,  elle  me  fera  obtenir  une  recette  générale,  s'écria 
Bisseco 

—  Tiens  !  voilà  Tulipia  Balagny,  s'écria  Bézucheux  en  saluant  une  petite 
dame  qui  passait  en  voiture 

Toute  la  bande  salua  comme  un  seul  homme. 

—  Savez-vows  ce  qu'on  dit?  Tulipia  est  prise  tout  entière  en  ce  moment 
par  une  grande  passion,  oui,  messieurs,  une  vraie  passion  ! 

—  Une  passion  effroyable?  s'écria  Pontbuzaud. 

—  Une  passion  tempétueuse  et  torrentueuse  !  s'écria  Bisseco. 

—  Une  passion  du  tonnerre  de  tous  les  diables,  fit  Lacostade. 

—  Enfin,  chasse  gardée,  rien  pour  personne  1  acheva  Saint-Tropez. 

—  Tulipia  IJalagny,  femme  d'un  chic  Babylonien,  signe  particulier  : 
fidélité  êtourdi&wnte,  comme  on  n'en  a  pae  vu  depuis  l'âge  d'or...  Voilà  ïia 
signe  particulier,  bien  particulier  !,., 


132 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Ce  n'est  pas  Anna  Grog  qui  le  porterait  sur  son  passeport,  fit  Pont- 
Buzaud,  d'un  air  mélancolique. 

Cabassol  tendit  l'oreille,  allait-il  enfin  recevoir  des  confidences. 

—  Ni  Blanche  de  Travers,  non  plus,  sacrebleul  cria  Lacostade,  je  vous  le 
garantis... 

Cabassol  enregistra  encore  ce  nom. 

—  Ni  la  blonde  d'Argy  !  fit  Bisseco  d'un  air  accablé. 

—  Ni  Marie  Colonel  !  s'écria  Saint-Tropez. 


Le  signe  particulier  d'Anna  Grog. 

—  Eh  bien,  mais,  quels  sont  donc  les  signes  particuliers  de  ces  dames? 
reprit  Cabassol,  j'entre  dans  la  carrière  où  nos  aînés  se  sont  couverts  de 
gloire,  je  demande  à  être  renseigné. 

—  Anna  Grog  est  suave!  s'écria  Pontbuzaud,  mais  son  signe  particulier, 
si  c'en  est  un,  est  infidélité  constante.  Elle  abuse  de  ce  qu'elle  est  anglaise 
pour  donner  des  leçons  de  conversation  à  tout  un  pensionnat  de  jeunes  et 
vieux  gommeux.  A  tout  instant,  quand  on  a  l'imprudence  d'entrer  chez  elle 
sans  taire  beaucoup  de  bruit  à  la  porte,  on  entend  des  voix  qui  disent  :  /  love 

you,  my  dear,  my  little  coco,  etc.,  etc je  connaissais  çà,  puisque  dans  mon 

temps  de  surnumérariat,  —  Oh  !  temps  bien  court  —  j'avais  conjugué  aussi... 
Alafin,  ça  m'a  porté  sur  les  nerfs  et  j'ai  rompu...  Ça  m'ennuyait,  toutes  ces 
conjugaisons;  voilà  six  mois  que  mon  cœur  ne  bat  plus  pour  elle... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


133 


Le  signe  particulier  de  Marie  Colonel. 

—  Oui,  dit  Bezu.cheux,  depuis  ta 
mystérieuse  aimée  !... 

—  Allons,  pensa  Cabassol,  je  ne 
suis  pas  plus  avancé  que  tout  à 
l'heure,  rayons  le  nom  d'Anna  Grog. 

Eh  bien?  Et  le  signe  particulier  de  Blanche  de  Travers?  demanda-t-il  à  La- 

costade. 

—  Ah,  mon  bon  !  signe  particulier  :  quatre  escaliers  de  service  !  Beaucoup 
de  qualités,  Blanche  de  Travers,  mais  trop  d'escaliers  de  service!...  j'en  dé- 
couvre un,  je  me  doutais  bien  de  son  existence,  car  je  suis  plein  de  philosophie 
et  je  n'ai  pas  des  exigences  féroces  !  —  Cependant  je  fais  une  scène  pour  sauver 
les  apparences.  -  Bon  !  sacrebleu,  huit  jours  après,  j'en  découvre  un  second  ! 
nouvelle  scène,  je  fais  appel  à  toute  ma  philosophie  et  je  pardonne.  Troisième 
escalier!  ah  mais!  il  faut  se  montrer...  Blanche  de  Travers  se  traîne  à  mes 
pieds...  je  tolère  !  Quatrième  escalier  l  je  fulmine  !  je  fais  explosion., .  je  passe 


131 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


one  revue  détaillée  de  toule  la  maison!  Ah,  mon  ami!  une  maison  mieux 
machinée  qu'un  théâtre,  des  placards,  des  petits  couloirs  dissimulés,  etc.,  etc. 
Les  propriétaires  bâtissent  maintenant  des  maisons  machinées  pour  belles 
petites,  comme  on  bâtit  des  cages  vitrées  pour  les  peintres  !  C'est  dégoûtant! 
Scène  dernière  avec  Blanche  de  Travers:—  Ah  çà!  m'écriai-je,  puisqu'il  y  a 
tant  de  portes  secrètes,  pourquoi  me  faire  payer  à  moi  seul  toutes  les  factures  ?. . . 
Que  diable  !  si  je  n'ai  que  dix  pour  cent  de  fidélité,  je  ne  veux  pas  qu'on  m'en 
compte  davantage...  Et  je  rompis  !  il  y  a  cinq  mois  de  ça  et  je  ne  le  regrette 
pas,  car... 

—  Car,  fit  Pontbuzaud,  elle  est  remplacée  par  une  belle  petite  que  ce  cachot 
tier  de  Lacostade  se  garde  bien  de  nous  faire  connaître... 


Les  six  gommeux. 

—  Bon  !  pensa  Cabassol,  Blanche  de  Travers  est  à  rayer  aussi. ..  —  Voyons, 
dit-il  tout  haut,  voyons  maintenant  le  signe  particulier  de  la  blonde  d'Argy 
que  notre  indiscret  ami  Bisseco  va  nous  révéler? 

—  Son  signe  particulier?...  trop  d'expansion  !  voilà!  la  blonde  d'Argy  est 
tout  cœur,  tout  feu,  tout  flamme;  quand  elle  aime  quelqu'un,  c'est  avec  tant 
d'ardeur,  qu'elle  veut  aussitôt  qu'il  soit  l'ami  de  tous  les  autres...  car  il  y  a 
des  autres  aussi...  Elle  vous  présente,  elle  vous  réunit,  elle  vous  jette  dans  les 
bras  les  uns  des  autres,  que  c'en  est  vraiment  gênant!  Au  commencement 
on  est  étonné,  mais  ça  finit  par  être  désagréable  de  s'entendre  dire  à  chaque 
instant  : 

—  Mon  cher  bon,  permettez-moi  de  vous  présenter  le  baron  de.. .  trois  étoi- 
les, un  de  mes  bons  amis!  ou  :  — Permettez-moi  de  vous  présenter  mon  ami... 
chose, ou:  —  Mon  cher  loulou,  donnez  une  poignée  de  main  à  M...  machin 
que  je  vous  présente,  c'est  un  ami!...  Aussi  nous  sommes  brouillés  depuis  quatre 
mois  et  demi,  elle  dit  partout  que  je  suis  un  mauvais  cœur,  un  être  dénaturé, 
mais  ça  m'est  égal... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


135 


—  Oui,  une  autre  infante,  n'est-ce  pas?  fit  Lacostade,  une  mystérieuse 
infante  à  laquelle  tu  refuses  de  nous  présenter... 

—  Rayons  encore  la  blonde  d'Argy,  se  dit  Cabassol,  il  faut  chercher 
encore...  Et  vous,  mon  cher  Saint-Tropez,  allez  vous  faire  des  révélations  sur 
Marie  Colonel? 

—  Ah  I  bien  facilement  ;  signe  particulier  :  Ordre  et  régularité,  ordre 
parfait  dans  la  maison,  régularité  dans  les  heures  de  service.  Hôtel  admirable- 
ment tenu,  domestiques  intelligents  et  bien  stylés.  Jamais  de  collisions  dans  les 
escaliers  :  là  le  numéro  1  ne  connaît  pas  le  numéro  2,  et  le  numéro  2  ignore 


Les  six  gommeux  au  Cirque. 


jusqu'à  l'existence  des  numéros  3,  4,  5  et  suivants  s'il  y  en  a.  —  Marie  Colonel 
divise  ses  troupes  en  quatre  corps  :  Saint-Cyr,  composé  des  aspirants,  l'armée 
active,  la  réserve  et  la  territoriale.  Chaque  enrôlé  passe  successivement  dans 
chacun  des  quatre  corps... 

—  Et  duquel  faites-voua  partie?  demanda  Cabassol. 

—  Hélas,  mon  pauvre  ami,  pas  même  de  la  territoriale,  j'ai  été  réformé  il  y 
a  trois  mois...  Congé  de  réforme  en  règle,  jamais  je  ne  serai  rappelé  sous  les 
drapeaux  !  Vous  ne  connaissez  pas  mon  infirmité?  un  conseil  judiciaire  infligé 
par  une  famille  barbare  !  Quand  j'ai  obtenu  cette  triste  distinction,  je  suis  allé 
en  faire  part  à  Marie  Colonel...  Je  pensais  recevoir  de  chaudes  consolations,  je 
m'attendais  à  une  scène  pathétique,  à  des  baisers  mêlés  de  larmes...  Car  ce 
conseil  judiciaire,  je  l'avais  gagné  sous  son  règne  et  grâce  à  elle...  et... 


136  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Et?... 

—  Et  pas  du  tout,  elle  me  flanqua  tout  de  suite  à  la  porte! 

—  0  désespoir  ! 

—  Reformé  depuis  trois  moisi... 

—  Allons  bon  !  pensa  Cabassol,  rayons  le  nom  de  Marie  Colonel,  je  ne 
saurai  rien  aujourd'hui  I 

—  Mon  ami  !  s'écria  Bezucheux  en  s'adressant  à  Saint-Tropez,  nous  savons 

pourquoi  tu  prends  si  tranquillement  ton  malheur les  consolations  que 

Marie  Colonel  te  refusait,  tu  te  les  fais  offrir  par  une  autre,  par  une  beauté 
mystérieuse,  une  femme  du  monde,  que  tu  vas  voir  enveloppé  dans  un  man- 
teau couleur  de  muraille. 

Cabassol  désolé  de  n'avoir  pu  tirer  aucun  renseignement  de  la  conver- 
sation qu'il  avait  amenée,  se  plongea  dans  les  délices  d'un  pur  havane  et  ne 
dit  plus  un  mot. 

En  revenant  le  soir  il  dût  s'avouer  que  la  journée  avait  été  entièrement 
perdue  pour  la  succession  Badinard.  Nul  indice  n'était  venu  l'éclairer  sur  les 
affaires  de  cœur  des  cinq  gommeux,  ses  nouveaux  amis.  Tout  ce  qu'il  pût  saisir 
d'intéressant,  fut  un  court  dialogue  entre  Bezucheux  et  l'un  des  cinq. 

—  Mon  petit  vieux!  disait  Bezucheux  de  la  Fricottière,  tu  sais,  j'ai  le  culte 
de  l'amitié,  mais  je  n'y  crois  pas  ' 

—  Bah! 

—  Oui,  ainsi  Caroline,  tu  te  souviens  de  Caroline? je  lui  avais  été  présenté 
par  un  ami.  Eh  bien,  je  l'enlevai  à  cet  ami  !  Jeanne,...  pas  celle  de  l'histoire  de 
France,  une  autre,  tu  sais,...  eh  bien,  je  la  chipai  aussi  à  un  ami  !  Antonia, 

idem,  à  un  vieil  ami  encore  ! tu  vois  que  je  suis  payé  pour  ne  pas  croire 

à  l'amitié... 

—  Où  veux-tu  en  venir  avec  tes  théories  empreintes  d'un  scepticisme 
désolant  ? 

—  A  ceci,  mon  ami  :  c'est  que  je  soupçonne  Lacostade  d'avoir  des  visées 
sur  l'ange  de  mes  rêves.  Il  ne  la  connaît  pas,  mais  il  sait  que  j'ai  du  goût,  et 
il  rôde  autour  de  moi  pour  arriver  d'abord  à  connaître  cet  ange,  une  femme 
du  monde,  mon  bon,  et  ensuite  à  me  la  squtirer!  Or,  ce  que  je  te  de- 
mande, c'est  d'avoir  l'extrême  obligeance  de  garder  à  vue  mon  Lacostade,  de 
façon  à  l'empêcher  de  m'emboîter  le  pas  tout  à  l'heure,  quand  je  vais  filer 
en  grande  vitesse  vers  l'hôtel  de  mon  adorée.  Comprends-tu  ? 

—  Comment  donc  !  sois  tranquille,  mon  petit  Bezucheux,  Lacostade  ne 
bougr-ra^pas,  nous  allons  lui  faire  tailler  un  bac  de  longueur...  jusqu'à  six 
heures  du  matin.  Ça  te  suffit-il  ? 

—  Parfait,  mon  bon  I 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.   18. 


La  charmante  Tulipfa  Balagny. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


139 


IX 


Pures  amours  enveloppées  dans    l'ombre  et  le    mystère.  —  Cabassol  perd  son  temps 
Les  faux  pickpockets  de  Manille. 


^ 


Cabassol  ne  quittait  plus  ses  nouveaux  amis.  La  société  des  cinq  gommeux 
comptait  maintenant  six  membres.  Cabassol  déjeunait  avec  eux,  dînait  avec 
eux,  soupait  avec  eux.  Il  courait  en  leur  compagnie  les  petits  théâtres  et  les 
skatings;  on  les  voyait  ensemble  à  cheval  au  Bois,  dans  la  grande  avenue 
des  Champs-Elysées  où  parfois  Cabassol 
croisait  madame  la  vicomtesse  de  Champ- 
badour  qui  rougissait  à  sa  vue.  Sur  le 
boulevard  par  les  belles  après-midi  de 
soleil,  on  voyait  au  café  Riche  une  ran- 
gée de  six  gommeux  assis  devant  six 
chartreuses  en  suçant  la  pomme  de 
leurs  cannes.  Les  soirs  de  première, 
aux  Variétés,  aux  Nouveautés,  à  la  Re- 
naissance, six  fauteuils  de  premier  rang 
étaient  occupés  par  six  gommeux,  abso- 
lument semblables  de  tournure  des  pieds 
à  la  tête. 

Le  samedi,  au  Cirque,  les  écuyères 
pouvaient  remarquer  le  groupe  des  six 
gommeux,  opérant  avec  ensemble,  tan- 
tôt assis,  le  lorgnon  fixé  sur  leurs  gra- 
cieux exercices  et  tantôt  debout  à  l'en- 
trée de  la  piste  pour  les  applaudir  à  leur  sortie. 

Au  cercle  des  Poires  tapées,  Cabassol  taillait  des  bacs  avec  fureur  en  com- 
pagnie de  ses  amis;  il  allait  avec  eux  aux  courses,  aux  Folies-Bergère,  à 
Mabille  et  aux  kermesses  de  charité. 

Et  tout  cela  inutilement.  Jamais  conspirateurs  obligés  de  fuir  les  sbires, 
jamais  Roméos  forcés  de  dérouter  des  pères,  des  frères  ou  des  oncles  farou- 
ches ne  s'étaient  autant  enveloppés  de  mystère.  Les  cinq  gommeux  étaient 
impénétrables.  Cabassol  en  était  venu  à  cette  conclusion  que  ses  amis,  trop 
fortement  étrillés  par  les  belles-petites,  s'étaient  tournés  d'un  autre  côté.  Ils 
devaient  aimer  des  femmes  du  monde  plus  ou  moins  mariées. 

De  temps  en  temps,  Cabassol  avait  recueilli  des  indices.  Il  avait  entendu 
un  jour  Lacostade  dire  mystérieusement  à  Bezucheux  : 


Au  grand  prix. 


140 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Jeune  de  la  Fricottière,  descendant  de  vingt  générations  de  fricoteurs, 
je  fais  appel  à  ton  amitié. 

—  Dis  vite,  mon  cœur  bat  frénétique- 
ment à  ton  appel.  De  quoi  s'agit-il? 

—  Je  vais  voir  ma  femme  du  monde. 
Je  ne  te  dirai  pas  son  nom,  tu  abuserais 
de  ma  confidence.  Je  te  dirai  seulement 
qu'elle  est  folle  de  moi.  Amour  pur,  mon 
bon!  Et  des  transports  à  ma  seule  vue! 
Vrai,  je  ne  me  croyais  pas  encore  autant 
de  prestige  I  Je  me  défie  de  Saint-Tropez  ; 
le  pauvre  garçon  avec  son  conseil  judi- 
ciaire n'a  plus  beaucoup  de  succès  près 
des  dames,  il  doit  chercher  à  se  rattra- 
per sur  les  amis...  je  n'ai  pas  le  courage 
de  l'en  blâmer,  mais... 

—  Mais? 
— M^is  ça  m'embête  î...  jeté  demande 

simplement,  ô  Bezucheux,  de  veiller  sur 
ma  tranquillité  comme  un  frère,  et  d'em- 
pêcher Saint-Tropez  de  se  lancer  sur  mes 
traces  pour  découvrir  l'asile  de  ma  bien-aimée. 

—  Mon  ami,  compte  sur  moi!  Moi  aussi,  je  suis  aimé,  moi  aussi  je  tiens  à 
la  tranquillité  !  à  charge  de  revanche,  j'empêcherai  Saint-Tropez  de  te  faire 
de  la  peine,  nous  le  garderons  au  cercle  jusqu'à  six  heures  du  matin.  Ça  te 

suffit-il? 

—  Amplement. 
Merci,  digne  ami  ! 
merci,  Castor! 
merci,  Pylade! 

Une  autre  fois, 
ce  fut  Saint-Tro- 
pez qu'il  entendit 
faire  des  recom- 
mandations à  La- 
costade.  C'était  au 

cercle  des  Poires  au  giaad  prix. 

tapées,  un  soir  de  mai. 

—  Mon  cher  ami,  disait  Saint-Tropez,  admirez-moi  !  malgré  mon  conseil 
judiciaire,  on  m'aime...  presque  pour  moi-même! 


Sur  la  piste. 


Au  grand  prix. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


141 


—  Fichtre,  mon  gaillard  1  Recevez  mes  félicitations  I 

—  Mais  il  y  a  une  ombre  à  mon 
bonheur  :  on  veut  le  trancher  dans 
sa  fleuri  Et  qui?  qui?  qui?  qui?  Je 
vous  le  demande? 

—  Est-ce  que  je  sais,  moi  ? 

—  Qui?  parbleu,  un  ami!  Oui, 
digne  Lacostade,  antique  cuirassier, 
homme  de  fer,  cœur  de  bronze,  no- 
ble et  vertueux  camarade,  un  ami, 
un  vieil  ami  !  Ce  serpent  s'appelle 
Pontbiizaud,  je  l'ai  rencontré  l'autre 
soir  comme  il  se  glissait  subreptice- 
ment dans  l'ombre  sur  mes  pas... 
Oui,  de  ma  suite,  ami,  de  ma  suite, 
il  en  est!...  Comprends-tu  cet  acte 
de  haute  trahison?  il  me  suivait  évi- 
demment pour  voir  où  j'allais  porter 
mes  pas  ;  il  cherchait  à  connaître  la 
demeure  de  celle  qui  m'aime  d'un 
ardent  et  pur  amour,  pour  me  la 
souffler,  le  misérable  !... 

—  Et  qu'as-tu  fait  ? 

—  Ce  aue  j'ai  fait?  Moi.  malin,  au  lieu  d'aller  chez  elle,  j'ai  fait  le  sacrifice 
d'une  soirée  d'amour  et,  pour  le  dépister,  je  me  suis  lancé  au  pas  de  course 

dans  une  excursion  formi- 
dable... 

—  Et  il  t'a  suivi? 

—  Je  l'ai  perdu  de  vue 
tout  de  suite,  mais  je  pense 
bien  qu'il  était  derrière  moi. 
Aussi  je  l'ai  promené  toute 
la  nuit,  des  Champs-Elysées 
à  Grenelle,  puis  par  le  fau- 
bourg Saint  -  Germain  ,  le 
boulevard  du  même  nom, 
jusqu'au  Jardin  des  plantes  ; 

j'ai  passé  la  Seine,  j'ai  pris  le  boulevard  à  la  Bastille  et  je  l'ai  suivi  jusqu'à  la 
Madeleine  ;  de  là,  pour  achever  de  le  dérouter,  jeTai  conduit  par  le  boulevard 
Haussmann  et  le  boulevard  Malesherbes,  jusqu'à  l'Arc  de  Triomphe,  et  là,  j'ai 


Enceinte  du  pesage. 


Au  grand  prix. 


Au  grand  prix. 


U2  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


disparu  adroitement  on  sautant  dans  une  voiture  qui  m'a  ramené  chez  moi, 
éreinté.  mais  triomphant  ! 

—  Sacrebleu,  quelle  course  ! 

—  Oui,  et  tu  comprends,  mon  doux  ami,  que  je  ne  pourrais  vraiment  pas 
recommencer  ça  souvent.  Veux-tu  me  rendre  un  service? 

—  Ah  mais,  tu  ne  vas  pas  me  demander  de  me  promener  pour  toi? 

—  Non,  quelque  chose  de  plus  simple,  tu  vas  t'attabler  avec  Pontbuzaud, 
à  la  table  du  bac  et  le  tenir  pendant  que  je  vais  filer...  veux-tu? 

—  Comment  donc  !  mon  ami,  compte  sur  moi.  Pontbuzaud  ne  bougera 
pas  d'ici,  je  le  tuerais  plutôt  ! 

—  Merci  !  je  pars  tranquille  ! 

Enfin  à  quelques  pas  de  là,  Gabassol  entendit  Pontbuzaud  glisser  à  son 
tour  quelques  recommandations  à  Bisseco. 

—  Bisseco,  mon  bon,  j'ai  des  chagrins  !  disait  Pontbuzaud,  je  suis  désolé, 
désenchanté,  abreuvé  d'amertume... 

—  Mon  pauvre  ami!  tu  as  des  contrariétés  avec  les  huissiers? 

—  Pis  que  cela,  mon  bon  ! 

—  Il  n'y  a  rien  de  pire  que  cela!  s'il  ne  s'agit  pas  d'huissiers,  je  supprime 
les  gémissements  auxquels  j'allais  me  livrer...  Ça  ne  sera  rien,  ça  passera! 
De  quels  chagrins  s'agit-il  ? 

—  De  chagrins  d'amour! 

—  Ça  ne  m'étonne  pas,  ce  n'est  pas  pour  te  flatter,  mais  tu  n'as  pas  une 
tête  à  avoir  du  bonheur  en  amour...  ça  n'est  pas  ta  faute  !  sois  fort,  drape-toi 
dans  un  indiflerentisme  forcené,  c'est  plus  sain  que  de  se  tourmenter  parce 
que  celle  que  tu  aimes  te  trompe  ! 

—  Tu  vas  trop  loin,  Bisseco!...  tu  outrages  un  ange!  C'est  toi  qui  te 
trompes,  car  on  ne  me  trompe  pas.  Ah!  je  suis  bien  tranquille  là-dessus; 
seulement  je  prends  des  précautions,  car  je  ne  suis  pas  un  homme  à  défier 
les  dieux.  Mes  chagrins  viennent  de  ceci  :  j'aime,  on  m'aime,  nous  nous 
aimons,  mais  un  faux  ami,  un  misérable  cherche  à  jouer  dans  mon  Éden  le 
rôle  du  serpent  tentateur.  Heureusement  j'ai  du  flair  et  de  l'œil,  j'ai  deviné 
son  plan  et  je  déjouerai  ses  manœuvres. 

—  Mais  c'est  un  drame  ce  que  tu  me  racontes-là  ! 

—  Un  effroyable  drame,  mon  ami  !  l'héroïne  innocente  et  persécutée,  je 
ne  te  dirai  pas  son  nom,  le  jeune  premier  c'est  moi,  et  le  traître,  c'est  Lacos- 
tade  1  je  devrais  dire  l'aspirant  traître,  car  grâce  à  mon  habileté,  j'ai  déjoué 
ses  machinations."  Il  n'est  pas  encore  parvenu  à  découvrir  l'innocente  bergère 
qu'il  brûle  de  croquer  à  ma  barbe,  mais  il  s'attache  à  mes  pas  pour  arriver 
jusqu'à  elle  !  c'est  abominable  !  Alors...  tu  me  suis? 


1  — 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


143 


—  Ce  que  tu  me  racontes  est  trop  palpitant  pour  que  j'aie  des  distractions, 
je  te  suis...  continue!... 

—  Alors  pour  lui  faire  perdre  mes  traces,  je  suis  forcé  de  prendre  des 
précautions  de  Peau-Rouge.  Voilà  ce  que  je  fais  lorsque  l'amour  m'appelle  : 
je  prends  une  voiture,  et  devine  ou  je  vais? 

—  Dame  !  chez  ta  belle,  en  brûlant  le  pavé  ! 

—  Naïf  enfant  !  je  ne  vais  pas  chez  ma  belle,  car  je  suis  sûr  que  Lacostade 
me  guette,  je  ne  le  vois  pas,  mais  j'en  suis  sûr,  —  je  vais  au  chemin  de  fer 
de  ceinture  et  je  prends  le  premier  train  dans  l'un  ou  l'autre  sens,  je  fais  le 
tour  de  Paris,  une  fois,  quelquefois  deux,  et  dès  que  je  pense  "Lacostade  suffi- 
samment dépisté,  je  descends  à  la  première  gare,  je  saule  dans  un  fiacre  et 
j'arrive  chez  mon  ange  ! 


On  avait  été  baiser  la  main  de  Lucy  Carramba  et  autres. 


—  Ouf  !  fit  Bisseco. 

—  Ouf,  tu  l'as  dit  I  ça  devient  monotone  à  la  fin,  voilà  trois  mille  lieues, 
douze  mille  kilomètres  que  je  fais  ainsi  depuis  moins  de  trois  mois!  au  lieu 
de  voyager  en  tournant  toujours  en  rond,  si  j'avais  fait  ces  12,000  kilomètres 
en  ligne  droite,  je  serais  maintenant  au  pôle  Nord,  j'aurais  découvert  des  îles 
auxquelles  j'aurais  donné  le  nom  que  je  tiens  de  mes  aïeux,  j'écrirais  des 
relations  pour  le  Journal  des  Voyages,  je  serais  un  grand  homme  !  Mais  voilà 
je  les  ai  faits  en  rond...  enfin  j'en  ai  assez,  mon  abonnement  au  chemin  de 
fer  de  ceinture  m'ennuie  absolument,  il  vole  trop  de  temps  à  mon  amour... 
j'ai  donc  pensé  à  toi... 

—  Pour  quoi  faire? 

—  Ceci  tout  simplement  :  pour  retenir  Lacostade  et  pour  l'empêcher  de 
courir  derrière  moi  à  la  recherche  de  mon  idole.  Tu  vas  me  jurer  de  la  façon 
la  plus  solennelle,  sur  le  blason  de  ta  famille,  sur  l'âme  de  tes  ancêtres,  de 
retenir  ici  par  tous  les  moyens  notre  ami  Lacostade,  l'aspirant"  serpent  de 
mon  Eden  ! 


144 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Je  le  jure  ! 

Le  temps  passait  et  Cabassol  n'avançait  pas  dans  son  entreprise.  Ces  cinq 
vengeances  qu'il  se  flattait  d'enlever  avec  rapidité  reculaient  sans  cesse 
devant  lui,  sans  qu'il  lui  fût  possible  de  tenter  même  un  commencement 
d'hostilités. 

—  Ça  ne  peut  pas  durer  comme  cela,  se  disait  Cabassol  ;  du  haut  du  ciel 
Badinard  va  se  moquer  de  moi. 

Le  jour  du  grand  prix  de  Paris  étant  arrivé,  la  bande  des  six  gommeux 
n'avait  pas  manqué  cette  solennité.  Cabassol  avait  consciencieusement 
emboîté  le  pas  tie  Bezucheux  do  la  Fricottière  ;  il  avait  exploré  l'enceinte  du 

pesage  dans  l'espoir  d'y  découvrir  la 
femme  du  monde  de  son  ami;  il  avait 
perdu  deux  cents  louis  en  pariant 
pour  Pistache,  et  Bezucheux  en  avait 
gagné  autant  en  se  rangeant  du  côté 
de  Bats-la-Breloque,  cheval  français 
vainqueur  du  grand  prix.  Ce  triom- 
phe national  remporté  sur  le  cheval 
de  la  perfide  Albion  avait  électrisé 
tous  les  cœurs  :  Bezucheux,  Pont- 
buzaud,  Lacostade,  Bisseco  et  Saint- 
Tropez  avaient  été  fraterniser  avec 
les  belles-petites  qui  remplissaient  de 
leurs  toilettes  étincelantes,  de  leurs 
immenses  chapeaux  fleuris  et  empa- 
nachés, de  leurs  traînes,  de  leurs  dentelles  et  de  leurs  éventails,  les  innom- 
brables voitures  serrées  le  long  de  la  piste.  On  avait  rencontré  là  mainte 
charmante  figure  de  connaissance,  on  avait  oublié  d'anciens  griefs,  on  avait 
été  baiser  la  main  de  Lucy  Carramba,  de  Blanche  de  Travers  et  d'autres  an- 
ciennes passions,  on  avait  salué  quelques  aimables  belles  auxquelles  on  avait 
été  plus  ou  moins  présenté.      , 

Une  charmante  blonde,  indolemment  couchée  dans  un  huit-ressorts,  avait 
reçu  de  la  bande  le  discret  hommage  d'un  coup  de  chapeau  unanime. 

—  Qui  est-ce?  demanda  Cabassol. 

—  Nous  l'avons  déjà  rencontrée  plusieurs  fois,  répondit  Bezucheux,  c'est 
Tulipia  Balagny,  charmante,  charmante,  mais  trop  bien  gardée  !  Rien  à  faire 
de  ce  côté,  mon  bon  ! 

Le  soir  de  ce  jour  mémorable  du  grand  prix,  on  fêtait  à  Mabille  la  victoire 
de  Bals-la-Breloque.  Nos  six  gommeux  ne  pouvaient  y  manquer. 

Cabassol  était  venu  avec  une  idée  arrêtée.  Lorsque  l'un  de  ses  amis,  n'im- 


Au  grand  prix. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


145 


porte  lequel,  s'éclipserait  mystérieusement,  comme  cela  continuait  à  arriver 
souvent,  il  abandonnerait  les  autres  et  se  lancerait  sur  ses  traces  pour  tâcher 
de  découvrir  quelque  chose. 

Il  ne  se  doutait  pas  que  depuis  de  lon- 
gues semaines  ses  moindres  démarches 
étaient  épiées  et  que  ce  jour-là  même  la 
surveillance  occulte  dont  il  était  l'objet  se 
resserrait  particulièrement.  Que  l'on  se  ras- 
sure, la  police  n'était  pour  rien  dans  cet 
espionnage,  Cabassol  était  tout  simplement 
filé  par  l'ŒIL,  la  toute  puissante  com- 
pagnie d'assurances  conjugales  qui  déjà 
avait  détourné  les  foudres  du  vengeur  de 
Badinard,  de  la  tête  assurée  de  M.  le  vi 
comte  de  Champbadour. 

L'inspecteur  de  I'OEil  surveil- 
lait donc  Cabassol  depuis  le  jour 
où  notre  ami,  après 
avoir  si  malheureu- 
sement échoué  près 
de  Mme  de  Champba- 
dour, avait  dirigé  ses 
batteries    d'un 
autre  côté. 


Tulipia  au  grand  prix. 


Liv.   19. 


146  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


L'assemblée  était  houleuse,  le.  jardin  étail  bonde,  on  tournait  en  corde 
sons  les  palmiers  de  zinc  autour  de  l'orchestre,  les  coudes  serrés.  Au  centre 
quelques  dames  Levaient  La  jambe  sans  conviction.  Des  groupes  d'Anglais  en 
veston  raye,  la  Lorgnette  en  bandoulière,  déblatéraient  contre  Bat-la-Bre- 
fo^ue;  dans  les  bosquets  déjeunes  sportm  en  imitaient  spirituellement  des  cria 
d'animaux.  Des  dames  charmantes.,  mais  qui  paraissaient  avoir  un  peu  bu, 
riaient  aux  éclats  dans  des  coins  où  l'on  se  bousculait  fort.  —  Nos  amis 
s'étaient  naturellement  faufilés  au  centre  d'un  de  ces  groupes  tumultueux. -~ 
Cabassol  avait  l'œil  sur  tous  et  sur  chacun,  et  derrière  lui  l'inspecteur  de 
L'Œil  ne  perdait  pas  un  de  ses  mouvements. 

Tout  à  coup,  Cabassol  vit  sur  la  droite  Bezucheux  abandonner  le  bras  de 
ses  amis  et  se  glisser  tout  doucement  derrière  un  énorme  Anglais.  Au  même 
instant,  sur  la  gauche,  Bisseco,  par  une  adroite  manœuvre,  se  détacha  de  la 
bande  et  disparut  derrière  un  autre  insulaire.  Lequel  suivre?  Gabassol  n'eut 
pas  le  temps  de  se  décider,  il  vit  Saint-Tropez  tourner  autour  d'un  groupe  et 
se  perdre  dans  le  noir,  puis  Lacostade  se  détacher  adroitement  de  Pont- 
Buzaud  et  filer  dans  un  massif  pendant  que  Pont-Buzaud  tournait  court  et  se 
dirigeait  vers  la  sortie. 

-  Gabassol  s'élança.  L'inspecteur  s'élança  derrière  Cabassol.  Ges  mouve- 
ments simultanés  produisirent  un  certain  désordre  dans  la  foule  internatio- 
nale ;  quelques  sportmen  décavés  en  profitèrent  pour  pousser  des  hurlements 
et  des  coups  de  sifflets  à  l'adresse  de  Bat-la-Breloque  et  plusieurs  pickpockets 
trouvant  l'occasion  belle  pour  travailler,  enlevèrent  quelques  montres  et  plu- 
sieurs portefeuilles. 

Mais  un  jeune  débutant  inexpérimenté  ayant  eu  la  maladresse  de  se 
Laisser  prendre  avec  quatre  montres  à  la  main,  le  cri  :  Enlevez  les  pick- 
pockets !  retentit  de  plusieurs  côtés  et  une  forte  bousculade  se  produisit. 

Bezucheux,  Lacostade,  Bisseco,  Saint-Tropez  et  Pont-Buzaud  filant  vers 
la  -ortie  avec  des  allures  légèrement  mystérieuses,  que  pouvait  faire  Ja  garde 
qui  veille  à  la  porte  de  l'avenue  Montaigne,  sinon  prendre  nos  pauvres  amis 
pour  les  pickpockets  signalés  dans  le  jardin?  La  garde  u'y  manqua  pas  et 
Les  arrêta  d'une  main  ferme.  Gabassol,  qui  arrivait  derrière  eux  avec  les  mêmes 
allures,  eut  le  même  sort;  il  fut  appréhendé  au  corps  de  la  même  façon,  et 
conduit  au  poste  pur  un- inflexible  brigadier  qui  ne  voulut  entendre  aucune 
protestation: 

L'inspecteur  de  I'GEil  avait  tout  vu.  11  sourit  de  la  méprise  des  agents  de 
la  force  publique,  mais  ne  vint  pas  au  secours  des  infortunés  jeunes  gens. 
Il  laissa  même  échapper  un  geste  équivoque,  dans  lequel  un  esprit  prévenu 
aurait  pu  voir  une  nuance  de  satisfaction;  puis,  d'un  pas  calme.el  tranquille, 
il  franchit  le*  grilles  de  Mabille-et  se  perdit  dans  l'obscurité. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


147 


Interrogatoires.  —  Horribles  découvertes.  —  Les  cinq  clefs  à  faveurs  roses.  —  Invasion 
nocturne  et  nouvelle  découverte  non  moins  horrible  que  les  autres. 


Cependant  Cabassol,  Bezucheux,  Lacostade,  Bisseco,  Saint-Tropez  et 
Pontbuzaud  étaient,  malgré  leurs  protestations  indignées,  conduits  sous  bonne 
escorte  au  plus  voisin  commissariat  de  police,  où,  dès  leur  arrivée,  un  secré- 
taire à  moitié  endormi  procéda  à  l'interrogatoire  de  rigueur. 

—  Des  pick-pockets,  bon,  je  connais  ça!  murmura  le  secrétaire  en  bâil- 
lant, vous  vous  appelez  Smith?  Ils  s'appellent  tous  Smith  !... 

—  Non,  fit  Bezucheux  étonné. 

—  Brown,  alors? 

—  Non,  je  m'appelle  Gontran  Bezucheux  de  la  Fricottière,  rentier,  et  je 
m'étonne... 

—  Ça  m'étonne  aussi,  répondit  le  secrétaire. 

—  Et  vous?  reprit-il  en  s'adressant  à  Saint-Tropez,  Smith?  Brown? 

—  Non,  Jules  de  Saint-Tropez,  rentier. 

—  Bon,  alors  vous  ne  vous  appelez  ni  Smith  ni  Brown,...  vous  cachez 
votre  jeu  !  Vous  n'avouez  pas? 

—  Nous  n'avouons  pas...  qu'est-ce  qu'il  faut  avouer? 


148  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Voyons,  vous  êtes  pris,  il  est  inutile  de  faire  des  manières,  ça  ne  ren- 
drait pas  votre  affaire  meilleure,  au  contraire....  il  y  a  flagrant  délit  1 

—  Gomment,  il  y  a  flagrant  délit  1 

—  Vous  pickpockettiez,  quand  on  vous  a  arrêté... 

—  Nous  pickpockettions !  S'écrièrent  à  la  fois  les  six  gommeux  avec  un 
éclat  de  rire. 

—  Les  agents  vous  ont  arrêtés  comme  vous  filiez  dans  les  massifs...  on  va 
vous  fouiller;  si  j'ai  un  conseil  à  vous  donner,  c'est  d'avouer  pour  que  ce 
soit  plus  vite  fini. 

Malgré  les  protestations  des  infortunés  soupçonnés  de  pickpockétisme, 
les  agents  qui  les  avaient  arrêtés  se  mirent  en  devoir  de  procéder  à  une  per- 
quisition dans  toutes  les  poches. 

—  Où  avez-vous  volé  cette  montre?  dit  sévèrement  le  secrétaire  en  s'adres- 
sant  à  Bezucheux. 

—  Chez  un  bijoutier  1  répondit  Bezucheux,  mais  tenez,  voici  nos  cartes, 
vous  voyez  bien  :  Bezucheux  de  la  Fricottière,  ancien  sous-préfet...  Marius 
Bisseco,  capitaine  Lacostade... 

—  Ce  sont  vos  pseudonymes,  puisque  vous  persistez  à  soutenir  que  vous 
ne  vous  appelez  ni  Smith,  ni  Brown... 

—  Vous  avez  nos  portefeuilles  entre  les  mains,  vous  allez  y  trouver  des 
lettres... 

Le  secrétaire  ouvrit  le  portefeuille  de  Bezucheux  et  trouva  quelques 
adresses... 

—  Hum...  M.  de  la  Fricottière,  rue...  en  effet...  enfin,  nous  allons  voir... 
Tiens,  une  clef"?  pourquoi  une  clef  dans  un  portefeuille  ? 

Le  secrétaire  avait  tiré  de  la  dernière  poche  une  délicate  petite  clef  ornée 
d'une  faveur  rose. 

—  Monsieur,  laissez  cette  clef,  je  ne  l'ai  pas  volée,  elle  me  vient  d'une 
dame  qui  veut  bien  avoir  quelques  bontés  pour  moi...  Contentez-vous  de 
cela,  vous  pensez  bien  que  je  n'ai  pas  le  droit  de  la  compromettre  ! 

Cabassol  remarqua,  sans  trop  y  attacher  d'importance,  que  la  vue  de  la 
clef  de  Bezucheux  avait  produit  un  singulier  effet  sur  ses  compagnons  d'in" 
fortune.  Le  lorgnon  braqué  sur  le  bureau  du  commissaire,  ils  examinaient 
la  clef  à  faveur  rose  en  donnant  des  marques  d'inquiétude. 

Le  secrétaire  passant  à  l'inventaire  du  portefeuille  de  Lacostade,  en  tira 
une  liasse  de  papiers... 

—  Ne  touchez  pas  aux  lettres  !  s'écria  Lacostade,  regardez  seulement   les 

adresses Ce  sont  des  lettres  de  femmes  du  monde  et  si  des  indiscrétions 

venaient  à  être   commises,  je  vous  rendrais  responsable  des  malheurs  qui 
pourraient  arriver!... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


149 


—  Bon,  voici  un  papier  timbré...  bonne  référence...  Voyons?...  commande- 
ment à  monsieur  Maxime  Lacostade excellent,  je  vois  que  vous  ne  vous 

appelez  pas  Smith.  Gomment,  encore  une  clef! 

Le  secrétaire  venait  de  tirer  du  portefeuille  une  clef  à  faveur  rose  exacte- 
ment semblable  à  celle  de  Bezucheux. 

Étrange  !  même  ruban,  même  dessin... 

Lacostade  et  Bezucheux  se  regardaient  avec  des  yeux  furibonds.  Gabassol 
commençait  à  s'intéresser  puissamment  à  l'aventure  et  à  ne  plus  regretter 
autant  que  ses  amis  et  lui  eussent  été  pris  pour  des  pickpockets. 

—  Oh  !  oh!  poursuivit  le  secrétaire  en  interrogeant  l'intérieur  du  porte- 
feuille de  Pontbuzaud,  oh!  oh!  une  troisième  clef  ! 


Arrestation  de  Bezucheux. 


Lacostade  et  Bezucheux  cessèrent  de  se  foudroyer  du  regard  pour  accabler 
M.  Pontbuzaud  de  regards  chargés  d'indignation.  Gabassol  regardait  de  tous 
ses  yeux,  il  lui  parut  étrange  de  voir  Saint-Tropez  ainsi  que  Marius  Bisseco 
aussi  troublés  et  aussi  furieux  que  Lacostade  et  Bezucheux. 

—  Oh!  oh!  fit-il  avec  le  secrétaire,  serais-je  sur  la  piste  de  quelque  chose 
d'intéressant  pour  feu  Badinard? 

—  Oh  !  oh  !  fit  le  secrétaire,  oh  !  oh!  une  quatrième  clef!  Oh  !  oh  !  une 
cinquième  clef!  !  ! 


150  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


La  quatrième  et  la  cinquième  clef  venaienl  d'être  découvertes  dans  les 
profondeurs  du  portefeuille  de  Saint-Tropez  et  de  Bisseco.  Le  carnet  de 
Qabassol,  au  grand  étonnement  du  secrétaire,  ne  renfermait  aucune  clef  à 
laveur  n>>e;  quand  il  annonça  ce  résultai  négatif,  Gabassol  crut  entendre 
cinq  soupirs  de  soulagement  sortir  de  la  poitrine  de  ses  amis. 

—  Ça  devient  louche,  très  louche!  dit  enfin  le  secrétaire,  rubans  absolu- 
ment pareils,  clefs  idem c'est   étrange jolies  petites  clefs  de  sûreté... 

—  Ob  oui,  de  sûreté  !  firent  en  Chœur  les  cinq  infortunés. 

—  Enfin,  prétendez-vous  encore,  monsieur  de  la  Fricottière,  que  voire 
clef  à  faveur  rose  vous  a  été  confiée  par  une  femme  du  monde  qui  vous  accor- 
dait les  siennes...  de  faveurs? 

—  Monsieur  Lacostade,  s'écria  Bezucbeux  sans  répondre  au  secrétaire, 
monsieur  de  Saint-Tropez!  monsieur  Bisseco!  monsieur  Pontbuzaud  !...  l'indi" 

gnation  m'étreint  à   la  gorge j'éclate  à  la  fin je  fulmine  ! Vous  me 

trompiez  ! 

—  Monsieur  de  la  Fricottière,  j'éclate  aussi!  vous  me  trompiez  également! 
répondît  Lacostade. 

—  Indignes  amis,  c'est  ainsi  que  vous  entendez  le  culte  de  l'amitié!  tenez, 
seul.  Gabassol  est  un  véritable  ami,  il  n'avait  pas  de  clef,  lui  !  il  se  ferait  scru- 
pule, lui.  de  faire  de  la  peine  à  un  ami  !  Gabassol,  je  te  vénère  ! 

Et  Bezucheux  de  la  Fricottière  serra  énergiquement  la  main  de  Gabassol. 

—  Ainsi  donc,  reprit  lacostade,  ta  femme  du  monde,  c'était... 

—  Et  la  tienne,  ta  mystérieuse  beauté,  c'était...  et  l'aimée  de  Pontbuzaud 
•■t  l'infante  de  Saint-Tropez  et  la  belle-petite  de  Bisseco...  c'était...  oh  !  l'ami- 
tié est  un  vain  mot  ;  je  n'y  croyais  pas  du  tout,  mais  j'y  croirai  moins 
encore,  maintenant...  Ce  que  je  trouve  horrible,  monsieur  Lacostade,  c'est 
que,  lorsque  vous  alliez  la  voir,  vous  vous  adressiez  à  moi  pour  me  prier  de 
veiller  sur  votre  tranquillité  en  empêchant  Saint-Tropez  de  vous  suivre! 

—  Et  toi.  s'écria  Saint-Tropez,  et  toi,  affreux  la  Fricottière,  lorsque  tu 
comptai-  )•■  -<Tvir  de  ta  petite  clef  à  faveur  rose  pour  aller  roucouler 
aux  pieds  de  la  traîtresse...  de  celle  que  tu  nous  donnais  pour  une  femme  du 
monde  en  puissance  de  mari,  tu  t'adressais  à  moi  pour  empêcher  Lacostade 
de  se  jeter  sur  tes  pas  L..Et  moi,  moi,  amant  infortuné,  amant  berné,  bafoué... 
moi.  bête,  moi  pur,  moi  loyal,  je  passais  mes  nuits  sur  la  table  de  baccarat 
du  cercle  des  Poires  tapées,  pour  y  retenir  Lacostade...  je  perdais  <\c> 
sommes.*,  enfin,  came  coûtait  horriblement  cher  de  t'aider  à  me  tromper  et 
j'attrapais  des  migraines  formidable-  !... 

—  Petit  serpent  de  Saint-Tropez,  je  te  conseille  de  parler,  interrompit 
stade,  tu  te  plains,  misérable,  et  comment  te  conduisais-tu  avec  les  cama- 

rades?...  de  quelle  manière  entendais-tu  les  devoirs  sacrésde  l'amitié?...  Ah  ! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


151 


tu  récrimines,  serpent?  Eh  bien,  je  vais  récriminer  aussi,  criminel  !  te  sou- 
viens-tu des  soirs  où  tu  me  prenais  à  part  en  m'appelant  vieil  ami,  noble  et 
vertueux  cuirassier,  pour  me  demander  de  veiller  sur  ton  repos  comme  un 
frère  et  d'empêcher,  par  tous  les  moyens  possibles,  Pontbuzaud  de  te  suivie  ? 
Je  ne  me  doutais  pas  que  pendant,  que  je  m'embêtais  consciencieusement  avec 
Pontbuzaud  qui  a  la  conversation  lugubre,  —  car  il  a  la  conversation  lu- 
gubre, on  ne  peut  pas  le  nier,  —  tu  te  glissais  en  toute  sécurité  dans  certain 
boudoir  rose  dont  je  croyais  être  le  seul  à  posséder  la  clef. 

—  Pontbuzaud  a  la  conversation  lugubre,  dit  amèrement  Bisseco,  cela 
n'empêche  pas  que  certaine  dame  trouvait  du  charme  à  son  éloquence...  à 
notre  détriment...  mais  ce  qui  me  semble  assez  peu  délicat,  c'est  que  ce 
lugubre  Pontbuzaud  venait  me  parler  continuellement  à  moi  de  ses  chagrina 


Les  cinq  clefs. 


d'amour,  et  qu'il  faisait  appel  à  mon  amitié  pour  l'aider  à  protéger  la  vertu  de 
la  belle  contre  les  embûches  dressées  par  Lacostade  !  !  !...  Moi,  homme  délicat 
et  discret,  je  ne  lui  demandais  même  pas  le  petit  nom  de  cette  vertueuse  per- 
sonne et  deux  jours  par  semaine  je  montais  la  garde  autour  de  Lacostade 
pendant  que  Pontbuzaud,  qui  a  la  conversation  lugubre  avec  nous,  s'en  allait 
conter  des  douceurs  poétiques  à  celle  que...  qui... 

—  Mais  alors  la  noirceur  de  Pontbuzaud  dépasse  tout  ce  que  l'imagination 
d'un  homme  ordinaire  peut  concevoir!  Voyons,  Bisseco  m'apprend  que  deux 
fois  par  semaine  Pontbuzaud  le  priait  de  me  garder  à  vue  pour  m'empêcher 
également  de  le  gêner  dans  ses  aventures  amoureuses...  et  nous  nous  gardions 
mutuellement...  Ce  Pontbuzaud  lugubre  est  un  Machiavel! 

—  Moi,  reprit  Bisseco,  je  n'ai  rien  à  me  reprocher,  je  n'ai  fait  poser  per- 


Bonne...  malheureusement!...  mais  je  me  souviens  avec  beaucoup  d'amertume 
que,  de  temps  en  temps,  lorsque  je  poétisais,  le  cœur  rempli  de  bleu  onde  rose, 
comme  voua  voudrez.,  aux  pieds  de  ma  traîtresse,  dans  ce  petit  boudoir 
dont  je  crois  au  moins  inutile  de  vous  taire  la  description,  ladite  traîtresse  me 
disait  tout  à  coup  de  Sfl  VOiX  douée  :  Marins,  mon  petit  Beco,  j'attends  ma  mar- 
raine, c'est  une  sainte  femme,  tant  pas  qu'elle  te  trouve  ici,  tu  comprends  ?... 
Je  croyais  comprendre,  je  pensais  que  celte  marraine  intempestive  était  un 
vieuK  et  gros  banquier  quelconque...  et  je  filais  par  le  petit  escalier  !...  et 
c'était  Bezûcheux  !... 

—  Permets,  mon  ami.  n'affirme  pas  à  la  légère!  le  lundi,  c'était  moi,  mais 
Les  autres  jours,  je  n'étais  pour  rien  dans  tes  chagrins!... 

—  Soit,  c'était  Lacostade...  ou  Pontbuzaud...  ou  Saint-Tropez!...  Il  n'en 
B>1  pas  moins  vrai... 

—  Assez  !  Toutes  ces  explications  me  paraissent  louches,  interrompit  Le 
secrétaire  du  bureau  de  police,  qui  avait  déjà  donné  de  nombreuses  mar- 
ques d'impatience,  très  louches  même!...     « 

—  Sans  doute  c'est  louche,  s'écria  Bezûcheux,  c'est  une  situation  inextri- 
cable :  je  trompais,  on  me  trompait,  nous  nous  trompions. 

—  Alors  vous  prétendez  que  ces  clefs  vous  viennent  d'une  certaine  dame 
du  monde?... 

—  Qne  la  discrétion  nous  défendrait  presque  de  nommer,  s'il  y  avait  encore 
des  ménagements  à  garder;  messieurs,  y  a-t-il  encore  des  ménagements  à  garder? 

—  Il  n'y  en  a  plus,  répondirent  d'une  seule  voix  Lacostade  et  les  autres. 

—  Alors  dites-moi  son  nom?  reprit  le  secrétaire. 

Bezûcheux  se  pencha  vers  le  secrétaire  et  lui  murmura  un  nom  à  l'oreille. 

—  Bon,  fit  le  secrétaire. 

Lacostade  et  Les  autres  s'approchèrent  àleur  tour  et  parlèrent  également  à 
l'oreille  du  secrétaire  de  la  police.  Gabassol  très  intrigué,  pencha  vivement  la 
tète  pour  tâcher  de  recueillir  ce  nom  mystérieux  au  passage. 

—  Hue?  demanda  le  secrétaire. 

—  Hue  de  Miiomesnil,  35  bis. 

—  Bon,  c'est  ce  que  non-  allons  vérifier,  lit  le  secrétaire.  Je  reconnais 
qu'il  ne  s'élève  contre  vous  que  des  charges  légères  et  je  commence  à  croire, 
messieurs,  que  vous  êtes  victimes  d'une  fatale  méprise...  On  doit  s'être  trompé 
wi  vous  accusant  de  pickpockétisme...  et  puis,  le  récit  de  vos  malheurs  m'a 
sensiblement  attendri...  je  prends  sur  moi  de  ne  pas  réveiller  monsieur  le 
commissaire;  la  rue  de  MiromeWl  est  tout  à  côté  et  je  vais  vérifier  immé- 
diatement la  véracité  de  vos  dires. 

—  Allons-y  tous  ensemble  !  lit  Bezûcheux. 

—  C'e-t  e-da.  allons  confondre  la  coupable!  s'écrièrent  les  autres, nous 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


Liv.  20. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


155 


nous    expliquerons    demain,    aujourd'hui    soyons    tout  à  la    vengeance» 

—  Tout  à  la  vengeance! 

—  Soit,  fit  le  secrétaire;  vous  avez  les  cinq  clefs,  nous  pénétrerons  chez  la 
dame... 

—  Eh  bien,  et  moi?  demanda  Gabassol,  je  n'avais  pas  de  clef,  moi,  je  ne 
fais  pas  partie  de  votre  société...  secrète,  mais  je  demande  à  être  de  l'expédi- 
tion... mais  auparavant,  dites-moi  au  moins  le  nom  de  la  femme  du  monde 
dont  vous  venez  de  découvrir  la  trahison  d'une  façon  aussi  singulière...  dites- 
moi  le  nom  de  la  perfide? 


V£ 


Et  moi,  bête,  je  montais  la  garde. 


—  Son  nom  ne  souillera  plus  mes  lèvres,  fit  Bezucheux,  ni,  ni,  c'est  fini  ! 
Je  vais  te  la  foudroyer  tout  à  l'heure  !  Demande  à  M.  le  commissaire,  si  tu  veux  I 
Je  te  dirai  seulement  ses  initiales  :  T.  B. 

—  Tulipia  Balagny  !  !  !  acheva  le  secrétaire. 

—  Quoi,  Tulipia  Balagny,  la  belle  Tulipia,  la  charmante  Tulipia,  que 
nous  rencontrions  si  souvent  et  que  vous  me  disiez  absorbée  par  une  pas- 
sion unique  et  folle,  une  passion  effroyable,  Tulipia  Balagny,  enfin,  re- 
marquable par  ce  signe  particulier  :  fidélité  étourdissante] 

■ —  Elle-même  !  1  ! 

Deux  fiacres  appelés  par  un  agent,  emmenèrent  Cabassol,  le  secrétaire  du 
commissaire  et  les  cinq  victimes  de  Tulipia.  En  route,  Bezucheux  et  les 
autres  reprirent  leurs  récriminations. 


156  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Je  comprends  maintenant,  dit  tristement  Bezucheux,  par  suite  de  quelle 
méprise  je  reçus  un  jour,  moi  qui  m'appelle  Contran,  un  de  ces  billets 
charmants  qu'elle  écrit  si  bien,  car  elle  a  un  style  que  je  qualifierai  d'en- 
tlammé... 

—  Je  sais,  dit  Lacostade  d'un  ton  secjje  sais,...  abrège  ! 

—  Nous  savons!  dirent  les  autres. 

—  Je  ne  dis  rien  de  trop,  en  affirmant  qu'elle  a  un  style  délicieux  et  en- 
flammé :  Bezuco  démon  cœur,  écrivait-elle  ordinairement,  mon  Bezucof  je  te... 

—  Arrête,  Bezucheux,  tu  retournes  le  fer  dans  ma  plaie,  s'écria  Lacostade. 

—  Dans  notre  plaie,  dirent  les  autres. 

—  Nous  avons  reçu  tous  de  ces  lettres  enflammées  1 

—  Eh  bien,  je  reçus  un  jour,  reprit  Bezucheux,  moi  qui  m'appelle 
Gontran,  un  petit  billet  commençant  par  ces  mots  :  Mon  petit  Jules/  Et  quand 
je  lui  demandai  une  explication,  elle  me  dit  que  la  plume  lui  avait  fourché 
et  que  Jules  était  le  nom  d'un  oncle  vénérable...  Horreur,  c'était  le  nom  de 
Saint-Tropez,  notre  indigne  ami! 

—  Et  moi,  s'écria  Saint-Tropez,  j'ai  reçu  un  jour  un  billet  où  elle  me 
disait  :  Ce  soir,  sans  faute,  je  t'attends  pour... 

—  Ne  me  torture  point  par  des  détails!  fit  Bezucheux,  abrège  ! 

—  Soit,  j'abrège  pour  ne  pas  te  chagriner!  elle  terminait  ainsi...  le  temps 
va  me  sembler...  etc.  je  vais  compter  les  minutes,  etc.,  etc..  jusqu'au  moment 
oh...  etc.,  etc..  J'embrasse  bien  mon  petit  Marius.  —  tulipiaI  »  Et,  tu  l'as 
dit,  je  m'appelle  Jules! 

—  Elle  pensait  à  moi,  dit  Marius  Bisseco,  elle  avait  des  remords  I 

—  Lorsque  je  lui  témoignai  l'étonnement  que  m'avait  causé  ce  prénom 
marseillais  et  intempestif,  elle  me  répondit  :  —  Tiens  je  sae  suis  trompée, 
c'est  le  nom  de  mon  concierge!...  Et  je  la-crus  I... 

Bisseco  bais3a  la  tête. 

—  Et  dire,  reprit  Bezucheux,  qu'il  était  entendu  que  l'on  ne  devait  pas 
marcher  sur  les  brisées  les  uns  des  autres!  0  amitié  tu  n'es  qu'un  mot! 

—  L'humanité  me  dégoûte!  fit  Lacostade. 

—  Tulipia  est  un  monstre  ! 

Pendant  que  les  cinq  malheureux  gémissaient  ainsi,  les  voitures  arrivaient 
rue  de  Miromesnil  et  s'arrêtaient  à  la  porte  de  Tulipia. 

—  Mon  cœur  bat  à  la  vue  de  cette  porte,  reprit.  Bezucheux,  je  chérissais 
la  porte,  je  chérissais  la  sonnette,  je  chérissais  toute  la  maison,  je  vénérais 
le  concierge  pour  l'honneur  qu'il  avait  de  tirer  le  cordon  à  la... 

La  porte  s'ouvrit  au  coup  de  sonnette  et  les  visiteurs  se  trouvèrent  dans 
un  vestibule  obscur  .Cinq  allumettes  étincelèrent  et  cinq  petites  bougies  s'allu- 
mèrent dans  cinq  minuscules  lanternes  en  forme  de  montres. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


157 


—  Présent  de  Tulipia,  fit  tristement  Bezucheux  en  regardant  les  bou- 
geoirs de  ses  amis. 

—  Présent  de  Tulipia! 

Bezucheux,  Lacostade  et  les  autres,  le  bougeoir  d'une  main  et  la  clef  à 
faveur  rose  de  l'autre,  le  suivirent  en  soupirant. 
Sur  le  deuxième  palier,  tout  le  monde  s'arrêta. 

—  Voici  la  porte!...  fit  Bezucheux,  je  vois  d'ici  la  confusion  de  Tulipia  à 
notre  vue.  Ce  sera  le  châtiment!  Mon  avis  est  qu'il  faut  la  foudroyer!...  Res- 
tons unis  ce  soir  pour  l'accabler,  nous  nous  expliquerons  demain  ! 

—  Foudroyons-la! 


Nous  donnons  notre  démission  de  la  Société  Tulipia  and  C». 


—  Je  propose,  messieurs,  dit  Lacostade,  que,  par  une  ironie  cruelle,  nous 
nous  présentions  à  elle  bras  dessus,  bras  dessous,  tous  les  cinq,  et  que  toujours 
bras  dessus  bras  dessous,  nous  lui  demandions  galamment  des  nouvelles  de 
sa  chère  santé  et  la  permission  de  lui  baiser  la  main... 

—  Adopté! 

—  Si  elle  ne  s'évanouit  pas  pour  de  bon  à  notre  apparition,  ce  sera  une 
femme  de  bronze,  je  le  déclare! 

—  Allons,  messieurs,  la  petite  clef?..» 

—  Entrons!  dit  résolument  Bezucheux,  et  soyons  dignes! 


158  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Bezucheux  ouvrit  brusquement  la  porte. 

—  Il  y  a  de  la  lumière!  dit  le  secrétaire  du  commissaire. 

—  Tant  mieux! 

Les  cinq  infortunés,  bras  dessus,  bras  dessous,  tous  le  bougeoir  à  la  main, 
entrèrent  dans  l'appartement  ;  une  porte  s'ouvrit  dans  le  vestibule,  une  bonne 
parut  et  s'arrêta  pétrifiée  à  la  vue  des  envahisseurs. 

—  Bonsoir,  Julie  !...  Madame  est  dans  sa  chambre  ?  prononcèrent-ils  d'une 
même  voix  sourde,  sans  s'arrêter. 

—  Oui...  non...  n'entrez  pas...  elle  est  sortie  !...  balbutia  la  bonne. 

—  Foudroyons  !  s'écrièrent-ils. 

Et  traversant  une  ou  deux  pièces,  ils  ouvrirent  brusquement  la  porte 
d'une  pièce  qu'ils  connaissaient  bien  tous. 

Un  cri  aigu  et  des  bruits  de  chaises  renversées  éclatèrent  aussitôt. 

—  Horreur  I  s'écrièrent  les  cinq  amis  en  reculant,  toujours  bras  dessus, 
bras  dessous. 

-  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  demanda  Gabassol  en  bousculant  légèrement  le 
secrétaire  du  commissaire  et  en  repoussant  ses  amis  en  avant. 

Les  cinq  malheureux  gommeux  se  séparèrent  pour  lever  les  bras  en  l'air. 

—  Un  sixième  larron  !  s'écria  Cabassol. 

La  charmante  Tulipia,  debout  devant  la  cheminée,  baissait  la  lête  avec 
confusion,  mais  elle  ne  s'était  pas  évanouie.  A  ses  pieds  un  homme,  assis  sur 
un  petit  pouf,  s'éventait  avec  son  claque  pour  se  donner  une  contenance. 
Sur  un  guéridon  Louis  XVI,  à  côté  de  Tulipia,  un  énorme  bouquet  reposait 
près  d'un  écrin  ouvert,  dans  le  velours  duquel  élincelaient  quelques  brillants. 

Les  cinq  amants  trahis  s'étaient  remis  bras  dessus,  bras  dessous. 

—  Daignez  agréer,  madame,  prononcèrent-ils  de  la  même  voix,  nos  plus 
sincères  excuses,  si  nous  arrivons  dans  un  mauvais  moment!  nous  troublons 
un  aimable  tête-à-tête...  toutes  nos  excuses  encore  une  fois...  Et  nos  compli- 
ments à  monsieur! 

Le  monsieur  continuait  à  s'éventer  et  à  grimacer  avec  un  sourire  de  plus 
en  plus  gêné. 

—  Monsieur  neus  permettra-t-il  de  lui  demander,  reprirent  en  chœur  les 
cinq  voix,  s'il  a  la  clef? 

—  Quelle  clef?  demanda  le  monsieur. 

—  Nous  voyons  que  monsieur  n'est  pas  encore  initié...  il  n'a  pas  la  clef 
réglementaire  de  la  société  en  commandite  Tulipia  and  C°,  il  n'a  pas  la  clef. 
Monsieur  daignerait-il  accepter  celles-ci? 

Et  tous  les  cinq  retirèrent  leurs  bras  pour  tendre  au  monsieur  les  cinq 
clefs  à  faveurs  roses. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


150 


—  Nous  prions  madame  d'agréer  nos  démissions  de  sociétaires,  reprirent 
les  cinq  amis  en  se  reprenant  par  le  bras. 

Cabassol  pendant  toute  cette  scène  n'avait  pu  détacher  ses  yeux  de  la  figure 
du  sixième  larron. 

—  Où  diable  ai-je  vu  cette  tête-là?  se  demandait-il.  Je  connais  ce  monsieur, 
pourtant... Où  l'ai-je  rencontré?...  Ah!...  mais...  sacrebleu!  c'est  le  faux  gar- 
çon de  restaurant  du  Moulin-Rouge»  celui  qui  m'a  empêché  de...  sévir 
contre  M.  Exupère  de  Champbadour,  c'est  l'inspecteur  de  VŒU! ... 

Cabassol  passa  devant  ses  amis  et  s'arrêta  devant  l'inspecteur  de  Y  Œil. 

—  Bonsoir,  monsieur!  dit-il,  me  reconnaissez-vous? 

—  Parfaitement,  monsieur  Cabassol. 

—  Alors,  si  je  ne  me  trompe...  vous  êtes  ici... 

—  Pour  affaires  1  dit  l'inspecteur  en  s'inclinant. 


Coap  &>  théâtre  dramatique. 


—  Vous  comprenez  qu'il  me  faut  une  explication,  je  vous  trouve  sans 
cesse  devant  moi...  Souvenez- vous  du  Moulin-Rouge...  et  de  madame  de 
Champbadour!...  Asseyons  nous  et  causons! 

Tulipia  avait  repris  toute  son  assurance  et  répondait  aux  coups  d'oeil  fou- 
droyants de  Bezucheux  et  compagnie  par  des  regards  non  moins  foudroyants 
de  femme  indignement  outragée. 


160  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Tulipia,  femme  perfide,  recevez  nos  adieux!  déclamèrent  les  cinq  gom- 

meux  en  cliœur. 

—  Vous  êtes  des  insolents!  s'écria-t-elle.  Julie,  flanquez-moi  tout  le  monde 
à  la  porto  ! 

L'inspecteur  de  VOEU  prit  son  chapeau  et  suivit  Gabassol  et  les  autres. 

—  Eh  bien,  et  mon  explication,  dit  Gabassol  en  route,  que  faisiez-vous 

ici? 

Vous  vous  en  doutez.  Chargé  par  la  Compagnie  d'assurance  Y  Œil  de 

préserver  M.  de  Champbadour  de...  vos  entreprises,  j'avais  appris  par  la  con- 
versation de  M"  Taparelque,  pour  uneraison  quej'ignore,  vous  aviez  à  troubler 
la  tranquillité  conjugale  ou  extraconjugale  d'autres  personnes...  Je  vous  ai 
donc  surveillé  et  j'ai  bien  vite  compris  que  vos  cinq  amis  étaient  menacés. 
Vos  amis  filaient  dans  l'ombre  des  amours  mystérieuses  :  je  suis  intervenu, 
comme  vous  voyez,  j'ai  découvert  avant  vous  leur  secret...  un  seul  secret  pu 
lieu  de  cinq.  Je  devais,  ces  jours-ci,  leur  proposer  de  les  assurer  à  notre  com- 
pagnie... 

—  Et  en  attendant  vous... 

J'avoue  qu'en  ceci  je  dépassais  quelque  peu  mes  instructions,  mais...  j'ai 

un  cœur...  et  je  suis  faible! 

Dans  la  rue,  sur  la  porte  de  Tulipia,  le  secrétaire  du  commissaire  déclara 
aux  faux  pickpockets  que  tous  ses  soupçons  étaient  évanouis  et  qu'ils  étaient 
libres. 

—  Maintenant  que  nous  avons  foudroyé  Tulipia,  séparons-nous  !  dirent 
les  cinq  infortunés;  demain  nous  nous  expliquerons  sérieusement. 

Ils  se  quittèrent,  la  tête  basse,  et  se  perdirent  dans  des  rues  différentes. 
L'inspecteur  de  VŒU  était  parti. 
Cabassol  revint  seul  aussi  et  furieux. 

—  Ainsi  donc,  sans  cette  fâcheuse  affaire  de  Mabille,  sans  la  découverte 
des  cinq  clefs,  Bezucheux  et  les  autres  ne  se  seraient  pas  fâchés  avec  la  belle 
Tulipia,  et  je  la  leur  aurais  soufflée,  et  j'aurais  accompli  cinq  vengeances  à  la 
fois!...  Badinard!  Badinard!  sur  qui  vais-je  faire  tomber  ta  vengeance,  pour 
me  rattraper?  Patience  !  patience,  ô  Badinard!  demain  grand  conseil  avec 
tes  exécuteurs  testamentaires,  et  tu  verras  mon  zèle  ! 


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Recherche  d'un  crâne.  —  Une    réception  aux  Billes  de 
Billard.  —  Une  photographie  mystérieuse. 

Antony  Cabassol,  ce  brave  et  consciencieux 
garçon,  était  dans  un  état  de  désolation  impossible 
à  décrire.  La  série  d'échecs  qui  venaient  de  l'ac- 
cabler lui  avait  en  partie  enlevé  cette  belle  con- 
fiance en  soi  qui  lui  avait  fait  accepter  si  hardiment 
le  mandat  de  vengeur  testamentaire  de  feu  M.  Timoléon  Badinard.  Trois 
vengeances  en  quatre  mois,  c'était  peu  pour  un  homme  qui  n'avait  que  trois 
ans  pour  en  exécuter  soixante-dix-sept!  Cabassol,  humilié,  sentait  que  le  vin- 
dicatif Timoléon  Badinard,  du  haut  du  ciel,  sa  demeure  dernière,  devait  fron- 
cer un  sourcil  mécontent  ! 
Liv.  21. 


^' 


162 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Et  Mc  Taparel  et  M.  Nestor  Miradoux,  les  exécuteurs  testamentaires,  que 
devaient-ils  penser,  eux  aussi,  de  ce  vengeur  qui  ne  vengeait  pas,  de  ce  léga- 
laire  qui  n'exécutait  pas  les  conditions  imposées! 

Cabassol,  accablé,  faisait  ces  tristes 
i  11  exions,  assis  dans  le  cabinet  de  M0  Ta- 
parel,  le  lendemain  du  jour  où,  aperce- 
vant la  possibilité  d'exécuter  cinq  ven- 
P'ances  en  une  seule,  il  s'était  vu  souf- 
fler à  son  nez  et  à  sa  barbe  la  belle 
Tulipia  Balagny,  l'ange  de  Bézucheux 
de  la  Fricollière  et  Compagnie,  enlevée 
par  l'inspecteur  de  VŒU. 

M0  Taparel  et  son  principal  clerc, 
assis  devant  un  monceau  de  papiers  et 
de  factures,  prenaient  des  notes  et  ti- 
raient au  clair  la  situation  des  affaires  de  la  succession  Badinard.  Bientôt, 
après  avoir  aligné  des  colonnes  de  chiffres  et  terminé  de  longues  additions, 
M.  Nestor  Miradoux  prit  une  feuille  de  papier  timbré  et  écrivit  : 


SUCCESSION  BADINARD 
Situation   au   10  juin    18... 


Vengeances  exercées. 


Reste. 


Total  des  sommes  déboursées,  dépenses,  trais  prévus  et  imprévus, 
loyers,  frais  de  maison  du  légataire,  M.  Cabassol,  etc.,  etc.  .  .  .     327, D82  fr.  6o 
Reconnu  et  approuvé  par  nous,  légataire  et  exécuteurs  testamentaires. 


■—Voulez-vous  signer?  demanda  Miradoux  à  Cabassol,  après  avoir  donné 
lecture  de  cette  pièce. 

—  Et  qu'allons-nous  faire?  demanda  Cabassol,  après  avoir  paraphé. 

—  Lutter!  s'écria  M0  Taparel  en  frappant  du  poing  sur  la  table,  lullcr 
courageusement!  Nous  avons  eu  le  malheur,  après  avoir  bien  commencé,  de 
tomber  sur  un  mari  assuré  à  la  Compagnie  VOEU,  mais  cela  ne  se  représen- 
tera peut-être  plus Il  faut  nous  remettre  prudemment  à  la  besogne,  pour 

ne  pas  donner  l'éveil  à  cette  Compagnie  qui  continuerait  sans  doute  à  mettre, 
pour  se  créer  des  clients,  des  bâtons  dans  nos  roues  !  Donc  prudence  et  discré- 
tion, et  en  avant! 

—  Trè;  bien  I  lit  Miradoux, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


163 


—  Allons,  vous  me  rendez  le  courage  !  s'écria  Gabassol;  sur  qui  vais-je  me 
lancer  ? 

—  Un  instant,  fit  Me  Taparel,  ne  choisissons  pas;  si  vous  m'en  croyez, 
nous  allons  nous  en  remettre  au  hasard  pour  trouver  l'ennemi  contre  lequel 
nous  devrons  opérer.  Voici  l'album  aux  photographies,  prenez  en  une  sans 
regarder,. 

—  Suit,  dit  Gabassol,  au  hasard  de  la  fourchette  !  une,  deux,  trois,  voilà  ! 


j^>s, 


Une  chaude  explication. 


Et  sans  regarder,  il  ouvrit  vivement  l'album  à  une  page  quelconque. 

Les  trois  hommes  se  penchèrent  sur  la  ;  hotographie  amenée  par  le  sort,  en 
poussant  une  exclamation  de  désappointement.  Elle  représentait  tout  simple- 
ment une  large  plaque  jaune,  blanche  par  endroits,  et  parsemée  de  taches 
foncées,  laquelle  plaque  avait  pu  autrefois  être  une  figure  d'homme,  mais 
n'était  plus  qu'une  sorte  de  reflet  perdu,  le  portrait  d'un  vague  fantôme,  d'une 
apparition  sans  contours  arrêtés  et  sans  forme  précise. 
*  Au-dessous  se  lisaient  les  mots  : 


164 

LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 

PHOTOGRAPHIE   GABIN 

NOUVEAU    PROCÉDÉ    INALTÉRABLE 

Médailles,  Paris  1867.  —  Vienne,  1873.  —  Philadelphie,  1876.  -  Paris,  1878. 

En  v  regardant  de  plus  près  avec  une  grande  attention,  Cabassol  finit  par 
découvrir  un  point  où  le  nouveau  procédé  s'était  montré  un  peu  plus  inalté- 
rable qu'ailleurs.  C'était  le  sommet  de  la  tête  de  l'individu  photographié  :  on 
distinguait  une  tache  blanche  qui  devait  être  un  crâne  dépouillé  de  cheveux. 
Et  c'était  tout;  du  nez,  des  yeux,  de  la  barbe,  nulle  trace,  le  crâne  seul  avait 
survécu  au  désastre. 

—  Allons,  s'écria  Cabassol,  voilà  un  faible  point  de  départ  !  ce  crâne  est 

un  indice  bien  mince  pour  re- 
connaître un  homme.  Comment, 
avec  cela  seulement,  parvien- 
drai-je  aie  découvrir  dans  Paris, 
où  fourmillent  les  crânes  que 
les  orages  de  la  vie  ont  dénudés? 
N'importe,  je  le  découvrirai,  il 
le  faut  !  le  hasard  m'a  donné 
cette  tâche,  je  la  mènerai  à  bien, 
je  trouverai  ce  crâne,  et  je  ven- 
gerai sur  lui  le  pauvre  Badinard  ! 
— Voilà  une  grande  difficulté  ! 
fit  le  notaire,  je  ne  vois  pas  trop 
comment  nous  percerons  l'inco- 
gnito du  monsieur  qui  se  cache 
sous  ce  crâne. 


Le  président  du  club  de3  Billes  de  billard. 


—  Quand  je  devrais  prendre  un  à  un  tous  les  chauves  de  Paris,  j'y  parvien- 
drai. Les  difficultés  de  l'entreprise  me  fouettent  le  sang  et  font  renaître  mon 
ardeur,  je  trouverai  le  porteur  de  ce  crâne... 

—  Et  s'il  a  trouvé  une  eau  pour  faire  repousser  les  cheveux? 

—  Et  s'il  portait  maintenant  perruque  ? 

—  Sommes-nous  bêtes  !  interrompit  Me  Taparel,  il  doit  y  avoir  derrière, 
comme  aux  autres  portraits,  une  dédicace  qui  nous  dira  le  nom  de  ce  crâne 
mystérieux  ! 

Miradoux  tira  délicatement  la  photographie  de  l'album  et  la  tendit 
à  Me  Taparel. 

—  11  y  a  une  dédicace  !... 

—  Victoire  ! 

— Mais  elle  ne  nois  avance  guère,  voyez  : 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


1C3 


A  ELLE! 


les 

c'est 


Le  plus  bouillant,  le  plus  volcanique  des  «  Billcs-de- 
Billard.  » 

JOCKO 
(Tour  les  dames  seul.ment.) 

—  L'affaire  se  complique,  I.t  Cabassol. 

—  Mystère!  Énigme!  fit  Miradoux.  Joco 
Dilles  de  billard,  que  veut  dire  tout  cela  !  Joco, 
\^n  nom,  mais  les  Billes  de  billard? 

—  Une  société  secrète,  dit  le  notaire,  composée  de 
tous  les  chauves  de  la  capitale... 

—  J'y  suis!  s'écria  Cabassol  en  se  frappant  le 
front,  ce  doit  être  quelque  chose  comme  un  club. 
Je  me  souviens  maintenant  d'avoir  entendu  mon 
noble  ami  Bézucheux  de  la  Fricottière  dire  un  soir  : 
«  Papa  dine  aux  Billes  de  billard,  il  sera  décavé  de- 
main, je  n'irai  pas  le  voir  avant  quinze  jours,  car 
il  m'emprunterait  de  Targent!  »  Papa  dîne  aux  Billes 


Aristocratie,  arts,  lettres,  finances,  tous  les  mondes  sont  représentés  aux  Dilles  de  bilUird. 


106  LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


de  billard,  je  me  souviens  que  oc  mol  m'a  frappé,  sans  gue  j'aie  pensé  à  de- 
mander une  explication.  Je  vais  aller  trouver  Bezucheux  et  je  reviens  vous 
r.ire  paît  (le  mes  découvertes! 

Et,  -autant  snrson  chapeau.  Cabassol,  qui  avait  retrouvé  toute  son  ardcuri 
partit  comme  un  tourbillon;  sans  même  prendre  congé  de  M9  Taparel  ëi  tik 
.Yiradoux. 

—  Les  Billes  de  billard/  les  Billes  do  billard!  répélait-il  en  volant  dans  un 
char  rapide  et  numéroté  vers  la  demeure  de  Bezucheux  de  la  Fricottière, 
quand  tout  le  club,  si  c'est  un  club,  devrait  y  passer,  il  faudra  bien  que  je 
trouve  Jocko  ! 

Cabassol,  en  arrivant  chez  l'élégant  Bezucheux,  tomba  au  beau  milieu 
d'une  explication  :  Pontbuzaud,  Saint-Tropez,  Lacostade  et  Bisseco  étaient  là, 
tous  graves  et  boutonnés  jusqu'au  menton.. 

—  Voilà  la  situation,  disait  Bezucheux,  et  je  prends  notre  ami  commun, 
C  ibassol,  à  témoin. Pontbuzaud  trompait  Saint-Tropez,  Lacostade  et  Bisseco  ; 
Saint-Tropez  trompait  Lacostade,  Bisseco  et  Pontbuzaud;  Lacostade  trom- 
pait, etc.,  mais  moi,  qui,  vous  venez  de  le  reconnaître,  étais  premier  en  date, 
j'étais  trompé  par  Pontbuzaud,  Saint-Tropez 

—  Permets!  fit  Pontbuzaud,  cela  peut  se  discuter,  tu  nous  trompais  aussi! 

—  Je  vous  dis  que  non!  Je  suis  le  seul  lésé,  le  seul... 

—  Cela  n'est  pas  !  Nous  nous  trompions  tous  et  nous  étions  tous  trompés.., 

—  Soit!  dit  Bezucheux  d'une  voix  sourde,  nous  sommes  tous  offensés,  et 
il  nous  faut  à.  tous  une  réparation  ;  ma»  voilà  où  commence  mon  embarras, 
nous  sommes  cinq,  chacun  de  nous  a  quatre  adversaires,  ça  fera  un  duel 
bien  compliqué...  Comment  faire? 

—  Je  n'ai  jamais  vu  d'affaire  aussi  embarrassante,  s'écria  Cabassol,  c'est 
bien  autre  chose  que  le  combat  des  Trente  ou  que  le  duel  des  Mignons 
d'Heriri  III... 

—  Je  ne  vois  qu'un  moyen,  reprit  Bezucheux;  d'ailleurs,  verser  le  sang 
de  quatre  vieux  amis  me  répugnerait... 

—  Quel  moyen? 

—  Chacun  de  nous  va  faire  des  excuses  aux  quatre  autres,  on  se  serrera 
la  main,  et  l'honneur  sera  satisfait! 

—  Adopté  !  Et  puisse  notre  constante  amitié  faire  rougir  Tulipia  !  Sa 
punition  sera  de  nous  voir,  marchant  bras  dessus,  bras  dessous,  comme  par 
le  passé,  toujours  unis  et  passant  devant  elle  avec  le  sourire  du  dédain  sur 
nos  lèvres  1 

—  Mes  nui-.'  -.cria  Bezucheux,  je  commence,  je  ne  verserai  pas  votre 
sang  pour  Tulipia,  elle  n'en  est  pas  digne  :  je  vous  fais  à  tous  les  plus  plates 
excuses  ! 


LA   GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


107 


—  Mon  bon  Bezucheux,  nous  te  faisons  humblement  les  nôtres  ! 

—  Mon  petit  Bezuco,  reprit  Gabassol  après  une  minute  donnée  à  l'effusion, 
lu  m'attendris  !  Vrai,  je  suis  obligé  de  renfoncer  un  pleur  sous  ma  paupière  ! 
Mais  je  ne  suis  pas  venu  seulement  pour  vous  supplier  de  renoncer  à  vos 
idées  de  carnage.  J'ai  à  te  demander  un  renseignement. 

—  Parle,  ô  mon  ami,  pourvu  qu'il  ne  s'agisse  pas  de  la  quintuple  traî- 
tresse, Tulipia  Balagny. 

—  Qu'est-ce  que  les  Billes  de  billard,  mon  bon? 

—  Les  Billes  de  billard?  mais  tu  n'as  pas  encore  besoin  de  connaître  ça, 
lu  ne  te  déplumes  pas  encore... 

—  Dis  tout  de  même. 

—  Eh  bien,  c'est  le  club  à  papa,  le  club  des  Billes  de  billard,  ainsi  nommé 
parce  qu'il  faut  posséder  un  crâne  dépouillé  par  la  calvitie  pour  être  admis 
à  l'honneur  d'en  faire  partie.  Aristocratie,  finance,  arts,  lettres  et  sciences, 


Conseil  de  révision  du  club. 


tous  les  mondes  sont  représentés  aux  Billes  de  billard  par  des  crânes  d'élite; 
fronts  hautains  de  grandes  races,  sur  lesquels  ont  passé  tous  les  ouragans 
de  la  vie,  rasant  les  folles  mèches  de  la  jeunesse,  fauchant  les  illusions  et 
dévastant  le  cuir  chevelu  !  Fronts  de  la  Fricottière  ravagés  par  une  haute  et 
joyeuse  vie,  fronts  bombés  de  vieux  savants,  crânes  pointus  d'hommes  poli- 
tiques, genoux  farceurs  de  gens  de  lettres,  il  y  a  de  tout  au  club  des  Billes! 
Et  tous  ces  crânes  se  consolent  entre  eux  par  de  joyeux  dîners  hebdoma- 
daires, dont  papa,  en  sa  qualité  de  président,  fait  le  plus  bel  ornement! 

—  Je  voudrais  bien  voir  ça,  un  dîner  de  Billes  de  billard! 

—  Trop  jeune,  mon  petit,  tu  n'as  pas  le  genou  d'ordonnance. 

—  Avec  ta  protection? 

—  Impossible!  Moi-même,  fils  de  mon  auguste  père,  président  de  la 
société,  je  n'ai  jamais  pu  me  faire  inviter  au  club.  Ah!  mais,  le  comité  est 
strict  !  Pour  être  reçu  aspirant  Bille  de  billard,  il  faut  présenter  au  comiiô 


1GS  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 

■ j 

d'examen  un  commencement  de  calvitie.  S'il  est  suffisant,  on  est  admis  aux 
dîners  tous  les  mois  d'abord,  puis  tous  les  quinze  jours,  mais  on  ne  dine 
pas  à  la  grande  table,  on  dîne  à  la  table  des  petits.  C'est  que  l'on  a  le  senti- 
ment de  la  hiérarchie,  aux  Billes  de  billard!  Et  tous  les  trois  mois,  conseil 
de  revision,  les  aspirants  comparaissent  devant  le  bureau  pour  faire  vérifier 
leur  calvitie;  si  les  cheveux  repoussent,  on  est  honteusement  chassé,  tandis 
que  si  la  calvitie  se  deasine  plus  majestueusement,  on  reçoit  les  éloges  de 
papa  et  l'on  monte  en  grade. 

—  Charmant!  fit  Cabassol,  ainsi  pas  d'espoir  pour  moi...  Mes  cheveux 
tiennent  encore  trop...  Mais...  cependant...  si... 

Une  idée  venait  de  surgir  sous  la  chevelure  proscrite  de  Cabassol.  S'il 
n'était  pas  digne  de  se  présenter  aux  Billes  de  billard,  M0  Taparel,  lui,  était 
dans  les  conditions  voulues,  il  possédait  un  joli  commencement  de  calvitie... 

—  C'est  cela,  se  dit  Cabassol,  je  vais  le  faire  présenter  au  club..,  il  se 
doit  à  l'affaire  Badinard,  puisqu'il  est  exécuteur  testamentaire,  il  cherchera 
le  nommé  Jocko  lui-même... 

Allons  !  reprit-il  tout  haut,  il  ne  s'agit  plus  de  moi,  puisque  je  ne  suis 
que  trop  certain  d'être  impitoyablement  blackboulé,  c'est  pour  un  autre  que 
je  plaide...  Reçoit-on  les  notaires? 

—  Quand  ils  sont  suffisamment  chauves,  oui! 

—  Eh  bien,  j'en  ai  un  qui  sollicite,  mon  petit  Bezucheux,  l'honneur  de 
l'être  présenté,  pour  avoir  celui  d'être  introduit  par  ton  aimable  père  au  club 
des  Billes  de  billard! 

—  Un  notaire!  ce  doit  être  ton  ami,  le  notaire  torrentueux  et  cascadeur 
qui  a  eu  ce  fameux  duel  à  l'américaine,  avec  un  nègre  anthropophage? 

—  Me  Taparel,  en  un  mot! 

—  0  mon  ami  le  meilleur,  fais-moi  faire  la  connaissance  de  Me  Taparel 
et  recommande-moi  à  lui  pour  ses  placements  hypothécaires... 

—  Je  te  l'amène  à  l'instant  !  Il  brûle  de  faire  partie  des  Billes  de  billard, 
il  va  venir  tomber  dans  tes  bras! 

Cinq  minutes  après  Cabassol  remontait  en  voiture  pour  regagner  l'étude 
de  Me  Taparel. 

M°  Taparel,  à  son  arrivée,  était  en  affaire  ;  il  rédigeait  le  contrat  de  mariage 
d'une  riche  cliente.  Cabassol  lui  fit  passer  ces  simples  mots  : 

AFFAIRE   BADINARD 

«  Bâclez  votre  mariage  rapidement.  Vous  êtes  par  mes  soins  sur  le  point  d'être 
reçu  membre  du  club  des  Billes  de  billard! 

«  C.  » 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


l^iv.  22 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  171 


Mc  Taparel  sans  doute  bâcla  le  contrat  de  mariage  de  sa  riche  cliente, 
car  il  parut  bientôt  sur  le  seuil  de  son  cabinet,  reconduisant  son  monde.  11 
courut  vivement  à  Cabassol. 

—  Mais,  pourquoi  me  faire  recevoir  moi-même  de  ce  club,  pourquoi  pas 
vous?  dit-il. 

—  Parce  que...  parce  que  je  ne  possède  pas  encore  le  commencement  de 
calvitie  qui  couronne  si  bien  votre  noble  front  fatigué  par  l'étude.  Je  serais 
blackboulé  avec  rigueur,  tandis  que  vous  avez  les  plus  grandes  chances.  Vous 


—  Or  donc,  dit  le  notaire... 

allez  être  reçu  et  vous  étudierez  les  crânes  de  vos  collègues  pour  découvrir 
celui  de  Jocko... 

—  Mais... 

—  N'êtes-vous  pas  exécuteur  testamentaire?  Il  le  faut,  l'affaire  Badinard 
l'exige. 

—  C'est  que  madame  Taparel  va  peut-être  me  faire  quelques  observa- 
tions... l'affaire  Badinard  m'entraîne  un  peu  loin,  selon  elle  ! 

—  Que  voulez-vous,  un  officier  ministériel  doit  être  esclave  de  son  devoir!... 
Allons,  prenez  votre  chapeau,  je  vais  vous  présenter  à  Bézucheux  de  la  Fricot- 
tière  dont  le  père  est  justement  le  président  des  Billes  de  billard! 

Me  Taparel  poussa  un  soupir  et  suivit  Cabassol.  Bézucheux  et  ses  quatre 
amis  attendaient  curieusement  le  notaire  torrentueux  de  Cabassol;  la  con- 
naissance fut  vite  faite.  Bézucheux  trouva  Me  Taparel  charmant,  et  posa 
incontinent  la  question  d'un  emprunt  sur  troisième  hypothèque. 

Cabassol,  par  discrétion,  prit  congé  sitôt  qu'il  eut  remis  le  notaire  entre 


les  mains  de  son  ami.  11  sut  le  lendemain  que  Bézucheux  avait  présenté 
M   Taparel  à  son  père.  Bézucheux  avait  été  droit  au  but. 

—  Papa,  avait-il  dit,  suppose  un  instant  que  tu  lais  partie  de  l'Académie 
Française  et  que  je  viens  te  demander  la  voix  pour  monsieur.  L'accorderais-tu? 

—  Oui. 

—  Eli  bien,  c'est  bien  plus  important  que  ça.  Monsieur  est  un  aspirant 
Bille  de  billard,  il  demande  à  entrer  au  club  sous  tes  auspices  !  Regarde,  il  a 
des  droits,  il  a  déjà  un  job'  petit  genou  bien  rond  et  bien  lisse... 

Le  pipa  de  la  Pricottière  s'était  laissé  attendrir,  il  avait  promis  d'user  de 
toute  son  influence  pour  favoriser  l'admission  de  Mc  Taparel,  et  il  l'avait 
immédiatement  convoqué  pour  la  présentation  officielle  au  comité,  au  diner 
du  jeudi  suivant. 


Les  membres  du  comité  des  Billes  de  billard. 


Me  Taparel  avait  deux  jours  devant  lui  pour  se  préparer  à  cette  solennité. 

—  Comme  nous  voudrions  vous  suivre!  lui  disaient  Gabassol  etlMiradoux; 
mais  hélas!  nous  avon>  encore  trop  de  cheveux. 

Force  leur  fut  de  rester  à  la  porte  quand,  le  soir  du  dîner,  ils  eurent  con- 
duit le  notaire,  un  peu  ému,  jusqu'au  somptueux  hôtel  où  le  club  des  Billes 
fie  billard  tenait  ses  grandes  assises  hebdomadaires.  Pour  passer  le  temps,  ils 
entrèrent  dans  un  café,  en  facéties  fenêtres  du  club,  et  attendirent,  dans  une 
contemplation  muette  de  ces  fenêtres. 

A  une  heure  du  matin,  il-  liaient  encore  là,  les  yeux  fixés  sur  les  fenêtres 
d'où  s'échappait  un  joyeux  bruit  de  Champagne,  de  toasts  et  d'éclats  de 
rire. 

—  Ce  sont  les  Billes  de  billard  qui  se  consolent,  leur  dit  le  garçon  en 
fermant  le  cale. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


173 


Gabassol  et  Miradoux  errèrent  quelque  temps  sur  le  trottoir,  puis  ils  pcn 
sèrent  que  le  plus  sage  était  de  rentrer  tranquillement 
chacun  chez  soi,  sans  attendre  la  fin  de  la  réception  de 
Me  Taparel. 

A  neuf  heures,  le  lendemain,  Gabassol  se  présentait  à 
l'étude. 

—  Mal  à  la  tête  naturellement,  lui  dit  Miradoux,  niais 
ça  ne  fait  rien,  je  vais  le  faire  prévenir  de  votre  arrivée, 
et  il  passera  sa  migraine  en  nous  racontant  sa  glorieuse 
soirée. 

Au  même  instant  MG  Taparel  parut  en  robe  de  cham- 
bre, l'air  un  peu  fatigué,  comme  le  lendemain  de  son  duel 
avec  le  Haïtien. 

—  Si  vous  le  permettez,  messieurs,  dit-il,  je  me  ferai 
apporter  un  bain  de  pieds  à  la  moutarde,  en  causant  de  nos 
affaires.  La  soirée  a  été  chaude,  la  moutarde  me  rafraî- 
chira. 

—  Comment  donc!  firent  à  la  fois  Gabassol  et  Mira- 
doux,  il  faut  vous  soigner,  vous  avez  eu  tout  le  mal. 

—  Or  donc,  reprit  le  notaire  après  quelques  minutes, 
quand  il  se  fut  commodément  installé  dans  le  bain  de  pieds  bouillant  apporté 
par  son  valet  de.  chambre,  or  donc,  je  suis  reçu  Bille  de  billard. 

—  Ne  vous  voyant  pas  revenir,  nous  avons  bien  pensé  que  vous  n'étiez 
pas  blackboulé. 

—  Lorsque  vous  me  quittâtes  hier  à  la  porte  du  club,  le  cœur  me  battait, 
je  l'avoue  ;  mais  en  pensant  à  notre  mission,  tout  mon  courage  me  revint,  je 
pris  ma  lettre  de  convocation  dans  ma  poche,  et  je  la  tendis  au  chasseur 
debout  au  pied  de  l'escalier.  Ce  chasseur  était  chauve,  quoique  tout  jeune 
encore  ;  j'ai  appris  depuis  qu'on  le  payait  très  cher  pour  lui  permettre  d'en- 


La  Bille  de  billard 
Taparel!  annonça  un 

domestique  chauve. 


Délibération  du  comité. 


171  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


trelenir  sa  calvitie.  Le  chasseur  chauve  me  fil  immédiatement  entrer  dans 
une  pièce  où  se  tenaient  messieurs  les  membres  du  comité,  en  m'annonçant 
ainsi: — L'aspirant  Taparel!  —  Derrière  une  grande  table  recouverte  d'un 
tapis  rouge,  cinq  messieurs,  où  plutôt  cinq  crânes  majestueux,  étaient  assis, 
impassibles  comme  des  bonzes.  Je  reconnus  celui  du  milieu,  c'était  le  prési- 
dent Bézucheux  de  la  Pricott»  re. 

—  Aspirant  Taparel,  me  dit  Le  président,  jeune  présomptueux  qui  osez 
prétendre  au  beau  nom  de  Bille  de  billard,  dites-moi  quels  sont  vos  titres? 

—  Trente  années  de  notariat,  profession  aride...  allais-je  répondre. 
Mais  le  président  Bézucheux  m'interrompit. 

—  Assez!  s'écria-t-ilj  taisez-vous  et  apprenez,  aspirant  Taparel,  que  tous 
1  '.-  hommes  sont  égaux  devant  la  dé.npiirivseence  du  cuir  chevelu,  qu'il  n'y  a 
ii  i  ni  titres  ni  distinctions,  mais  rien  que  des  crânes!  Le  seul  litre  à  présenter, 

une  calvitie  bien  accentuée,  et  autant  que  possible  prématurée.  Ce  titre, 

le  ;   issédez-vous?  Avancez  ici  et  montrez  voire  crâne  aux  membres  du  bureau. 

J'obéis   à  cette  injonction  et  je  vins  soumettre  mon  crâne  à  l'examen 

des  membres  «lu  bureau.  Chacun  de  ces  messieurs  le  contempla  longuement 

de  face,  de  profil  et  à  vol  d'oiseau,  sans  prononcer  une  parole. 

—  Aspirant  Taparel,  prononça  le  président,  après  cinq  minutes  d'examen, 
vous  jurez  que  votre  calvitie  n'est  pas  le  résultat  de  manœuvres  illicites  et 
qu'elle  n'a  en  elle-même,  rien  de  frauduleux? 

—  Je  le  jure! 

—  Vous  promettez  de  ne  jamais  avoir  recours  à  de  vains  artifices  pour 
dissimuler  cette  calvitie  aux  yeux  du  vulgaire,  vous  jurez  de  mépriser  tou- 
jours perruques  et  faux  toupets? 

—  Je  le  jurel 

—  Et  maintenant,  aspirant  Taparel,  allez  vous  asseoir,  le  conseil  va  déli- 
bérer  '. 

Je  m'assi3  sur  une  chaise  que  m'indiqua  le  chasseur  chauve,  pendant  que 
les  membres  du  bureau  causaient  entre  eux  avec  animation,  en  me  tournant 
-    Le  cœur  me  battait,  je  l'avoue,  car  mon  sort  allait  se  décider. 
Le  président  Bézucheux  père  se  retourna  enfin  et  dit  d'une  voix  tonnante  : 

—  Chasseur,  apportez  l'urne  du  scrutin! 

Le  jeune  et  vénérable  chasseur  tira  d'une  armoire  une  urne  monumentale 
qu  il  vint  présenter  à  i  hacun  des  membres  du  bureau  ;  quatre  boules  roulè- 
rent dans  le  vase.  Le  président  Bézucheux  père  vota  le  dernier  et  procéda  aùs- 
au  dépouillement  du  scrutin...  11  fut  triomphant  pour  moi  :  cinq  boules 
blanches! 

—  Aspirant  Tap  irel,  voua  i  à  l'unanimité  des  votants.  Cette  una- 
nimité vous  fait  passer  par-dessus  le  noviciat;  avec  quatre  voix  vous  étiez 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


seulement  surnuméraire...  Taparel,  toutàl'heure  vous  étiez  un  chauve  simple 

et  vulgaire,  je  vous  sacre  maintenant  Bille  de  billard! 

El  les  membres  du  bureau,  quittant  leur  air  solennel,  se  pressèrent  autour 
de  moi  pour  me  féliciter. 

—  Dites  donc,  Taparel,  voussavez,  ne  vous  gênez  pas,  médit  M.Bézucheux 
père,  considérez-moi  comme  votre  égal;  une  fois  reçus  nous  sommes  tous 
égaux,  ici... 

Un  rideau  glissa,  une  porte  s'ouvrit  à  deux  battants  et  je  me  trouvai  dans 
une   salle   resplendissante   de   lumières  et  de    fleurs; 
quarante  Billes  de  billard,  debout,  me   préparaient  une 
chaude  ovation. 

—  La  Bille  de  billard  Taparel  !  annonça  un  domes- 
tique chauve. 

—  Vive  la  Bille  de  billard  Taparel  !    crièrent  mes 
quarante  collègues  en  levant  des  coupes  pleines. 

—  A  table,   Billes  de    billard  mas     frères!    s'écria 
M.  de  la  Fricottière.  „  _  .         „  ,.    . 

M.  Fulgence  Colhuche. 

Nous  prîmes  tous  place  au  hasard,  autour  d'une 
table  splendidement  servie.  Pour  me  mettre  au  diapason  de  mes  col- 
lègues, je  dus  me  lancer  dans  la  gaieté,  dans  la  plus  folle  gaieté,  et  me 
permettre  quelques  bons  mots  et  traits  d'esprit  que  je  ne  vous  rapporterai 
point  par  modestie,  et  parce  que  vous  les  avez  peut-être  déjà  lus  quelque 
part.  Je  racontai,  mon  duel  avec  le  farouche  Haïtien  et  dis  les  angoisses  de 
la  noce  Gabuzac  pendant  cette  terrible  journée...  Je  mangeai  délicieuse- 
ment, je  bus  et  je  tostai  comme  quatre  notaires...  Cependant  n'allez  pas 
croire  que  je  m'endormis  dans  les  délices  de  Gapoue,  non,  messieurs!  à  tra- 
vers les  fumées  du  Champagne  écumant  dans  nos  coupes,  sous  le  feu  croisé 
des  plaisanteries  roulant  sans  trêve  d'un  bout  de  la  table  à  l'autre,  je  ne 
perdis  pas  un  instant  de  vue  mon  devoir  d'officier  ministériel  et  d'exécuteur 
testamentaire,  je  n'oubliai  pas  une  minute  la  successionJBadinard  et  ses  exi- 
gences. Où  était  le  nommé  Jocko  (pour  les  dames)?  Là,  devant  moi,  je  n'en 
pouvais  douter,  parmi  les  quarante-cinq  crânes  en  comptant  les  membres  du 
bureau  et  M.  de  la  Fricottière!  Mais  comment  le  chercher,  comment  le  décou" 
vrir?  Pendant  tout  l'après-midi  j'avais  contemplé  le  crâne  de  Jocko  pour  me 
graver  sa  géographie  danslesyeux,  je  le  voyais,  je  l'aurais  pu  dessiner,  si  j'avais 
su!  il  se  compose,  n'est-ce  pas,  d'une  surface  lisse  régulièrement  bombée,  nue, 
au  sommet,  et  garnie  sur  les  flancs  d'une  végétation  de  boucles  clairsemées.  Pas 
de  protubérances  ou  de  signes  particuliers.  Tout  en  causant,  je  passai  en  re- 
vue mes  collègues  en  commençant  par  un  bout  de  la  table  pour  finir  par  l'au- 
tre. Ma  méthode  était  bien  simple,  j'éliminais  mentalement  tous  les  crânes  en 


176  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


désaccord  avec  le  signalement  du  crâne  de  Jocko,  les' crânes  pointus,  les  crânes 
à  protubérances,  Les  crânes  dépouillés,  ou  pas  assez  dévastés,  et  je  mettais  de 
côté  tous  ceux  qui  possédaient  le  moindre  point  de  ressemblance  avec  ledit 
Jocko,  avec  L'intention  de  choisir  ensuite  dans  ce  bouquet.  Après  deux 
heures  d'examen  attentif,  j'avais  trouvé  17  crânes,  en  rapport  de  forme  avec 
celui  que  j'e  cherchais;  j'allai  réinstaller  successivement  à  côté  de  cha- 
cun d'eux,  pour  causer  amicalement  en  apparence,  en  réalité  pour  les  étu- 
dier de  plus  près.  J'éliminai  encore  6  crânes  de  celte  façon  ;  il  m'en  restait 
onze!  Je  recommençai  mon  examen,  bientôt  j'acquis  la  conviction  que  sept 
crânes  de  ces  onzedà  n'avaient  aucun  lieu  de  parenté  avec  l'objet  de  mes  re- 
cherches. Les  cinq  derniers,  ah!  mes  amis,  m'en  ont-ils  donné  du  mal!  les 
cinq  derniers  restaient.  Jocko  était  là,  je  le  sentais,  j'en  étais  sûr!  Et  pour- 
tant je  ne  pouvais  pas  leur  demander  :  Pardon,  messieurs,  lequel  d'entre  vous 
se  nomme  Jocko,  pour  les  dames?  Ma  demande,  outre  qu'elle  eût  été  indis- 
crète, eût  pu  donner  l'éveil.  Il  fallait  discerner  le  vrai  crâne  de  Jocko  sans 
le  secours  de  personne...  Enfin,  j'y  suis  parvenu  par  suite  d'une  inspiration, 
d'un  trait  de  génie.  Mes  soupçons  se  portaient  principalement  sur  un  de  ces 
crânes,  mais  les  mèches  plaquées  sur  le  front  me  donnaient  encore  des  doutes 
lorsque  tout  à  coup  je  songeai  à  un  stratagème  :  j'appelai  un  des  valets  — 
chauves  aussi  comme  les  convives  —  et  je  lui  demandai  du  Rœderer  frappé. 
En  tendant  ma  coupe  je  simulai  une  maladresse,  je  lâchai  mon  verre  et  pour 
le  rattraper,  je  frôlai  avec  ma  manche  les  mèches  plaquées  du  crâne  objet  de 
"mes  soupçons...  je  les  frôlai  à  rebrousse  poil  et  je  les  vis  se  redresser...  0 
triomphe  !  c'était  lui  !  c'était  Jocko  !  je  tenais  enfin  ce  crâne  tant  cherché,  es- 
poir d'une  vengeance  future!  — . Gabassol  je  vous  le  livre:  ce  monsieur  qui 
possède  le  crâne  de  la  photographie,  le  Jocko  de  l'album,  c'est  M.  Fulgencé 
Colbuche,  le  célèbre  compositeur  de  musique! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


m 


Une  tète  andalouse.  —  Rendez-vous  dérangé.  —  Comment  Cabassol,  surpris  par  un  mari 
jaloux  comme  un  tigre,  s'en  tira  en  lui  arrachant  une  molaire.  —  Le  ballet  du  mal  de 
dents. 


—  A  moi  le  soin  de  recueillir  les  renseignements  nécessaires  sur   ce 
M.  Golbuche,  avait  dit  Miradoux  après  la  révélation  du  notaire. 


^^ 


Madame  Colbuche. 


Liv.   23. 


17H  LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


Et  le  brave  Miradoux,  qui  s'était  mis  en  campagne  aussitôt,  n'avait  eu 
besoin  que  de  deux  jours  pour  mettre  notre  ami  Cabassol  au  courant  de 
toutes  les  particularités  qu'il  lui  importait  de  connaître. 

Le  célèbre  maestro  Fulgence  Golbuche,  né  en  1837,  à  Montélimart,  était 
marié;  il  travaillait  en  ce  moment  à  un  opéra-comique,  destiné  aux  Fantaisies- 
Musicales;  enfin  sa  femme  était  blonde  et  jolie. 

Ces  renseignements  suffisaient  à  un  homme  tel  que  Gabassol.  Son  plan 
fut  vite  bâti.  11  recopia  les  sonnets  qui  lui  avaient  déjà  tant  servi  pour  Mm6  de 
Ghampbadour,  en  ayant  soin  de  changer  brune  en  blonde,  et  de  mettre  toi 
que  f  adore,  chaque  fois  qu'un  vers  se  terminait  par  le  doux  nom  d'Éléonore. 
Les  sonnets  copiés,  il  les  mit  sous  enveloppe  et  les  envoya  d'un  seul  bloc  à 
Mme  Golbuche,  avec  ces  simples  mots  : 


A  Mme 


Le  poète  chante  comme  il  aime 
Malgré  défenses  et  barrières  !  !  ! 


Cabassol  aurait  bien  voulu  suivre  ses  sonnets  pour  voir  la  commotion 
qu'ils  devaient  produire,  mais  il  n'avait  encore  trouvé  aucun  moyen  pour 
pénétrer  dans  la  citadelle  de  l'ennemi.  Il  ne  connaissait  encore  Mme  Colbuche 
que  par  la  description  détaillée  que  lui  en  avait  faite  M.  Miradoux,  savoir  : 
un  nez  délicat  et  fin,  de  couleur  rose  et  surmonté  de  deux  yeux  gris  clair  aux 
cils  chatoyants;  au-dessous  du  nez,  une  bouche  que  M.  Miradoux  n'hésitait 
pas  à  qualifier  de  mutine,  et  qu'il  comparait  à  un  écrin  oriental,  (pourquoi 
oriental?  M.  Miradoux  n'avait  pu  le  dire)  doublé  de  satin  cerise  et  contenant 
une  collection  très  complète  de  petites  dents  fines.  A  droite  et  à  gauche,  une 
oreille  aux  délicates  découpures,  perdue  dans  des  mèches  blondes  ;  au-dessus 
des  yeux,  des  sourcils  châtains  nettement  arqués,  le  tout,  couronné  par  une 
forêt  de  cheveux  blonds  comme  la  bière  d'Alsace,  tenant  et  appartenant  à 
Mme  Colbuche. 

Cabassol,  au  surplus,  devait  avoir  bientôt  l'occasion  de  comparer  le 
portrait  tracé  par  le  poétique  Miradoux  avec  le  séduisant  original.  Une  grande 
vente  de  charité,  au  profit  des  inondés  du  Mançanarès,  se  préparait  dans  le 
foyer  du  théâtre  des  Fantaisies-Musicales,  décoré,  pour  la  circonstance,  de 
boutiques  et  de  baraques  aussi  espagnoles  que  possible,  de  façon  à  donner 
l'idée  d'une  fête  de  Saint-Cloud  andalouse.  Mmc  Fulgence  Colbuche  devait 
tenir,  à  cette  fête  de  charité,  une  boutique  de  mirlitons  enrichis  des  plus 
poétiques  devises.  Cabassol  comptait  bien  arriver  à  lui  parler  de  sa  flamme. 

Le  soir  de  cette  fêle  andalouse,  notre  héros  arriva  l'un  des  premiers  aux 


Fantaisies-Musicales.  Les  derniers  préparatifs  s'achevaient  à  peine,  commis- 
saires et  marchandes  étaient  encore  perdus  dans  les  embarras  de  l'installation  ! 
En  quelques  secondes,  Gabassol  eut  les  mains  et  les  poches  pleines  de  bibelots 
que  les  jolies  vendeuses  lui  mirent  sous  la  gorge  :  éventails,  tambours  de 
basque,  etc.  Gabassol  cherchait  parmi  la  foule  les  cheveux  blonds  et  l'écrin 
doublé  de  satin  cerise,  décrits  par  M.  Miradoux,  mais  faute  de  précision 
suffisante  dans  le  signalement,  il  hésitait  entre  plusieurs  chevelures  blondes. 
11  dédaignait  les  brunes  et  refusait  avec  énergie  de  leur  rien  acheter;  enfin 
une  blonde,  répondant  à  peu  près  à  l'idée  qu'il  se  faisait  de  la  belle  Mm0  Col- 
buche,  lui  ayant  offert,  pour  la  faible  somme  de  500  francs,  une  superbe 
guitare,  un  stradivarius  de 
guitare  valant  7  fr.  50  dans 
les  bazars,  Cabassol  la  paya 
sans  marchander  et  se  mit 
en  devoir  d'offrir  une  séré- 
nade à  la  jeune  marchande. 
Au  milieu  du  morceau,  qu'il 
jouait  d'ailleurs  avec  une 
maestria  qu'il  ne  se  con- 
naissait pas  la  veille,  il 
entendit  soudain  une  déli- 
cieuse voix  de  femme,  di- 
sant à  quelques  pas  de  lui  : 

—  Allons,  messieurs, 
achetez-moi  des  mirlitons  ! 

Le  cœur  de  Cabassol 
battit.  Il  arrêta  brusque- 
ment son  air  de  guitare, 
eta  l'instrument    en   ban- 


Au  proût  des  inondés  du  Mançanarôs. 


J 

doulière  et  fendit  la  foule  dans  la  direction  de  la  boutique  aux  mirlitons. 
Cette  fois  il  n'y  avait  pas  à  douter.  La   vendeuse   étalait  bien  la   pro- 
fusion  de  mèches  blondes  signalée  par  Miradoux  ;  c'était  bien  Mme  Col- 
bûche. 

—  A  cinq  francs  mes  mirlitons,  messieurs  î  voyez  la  vente  !  Grande  liqui- 
dation à  cinq  francs!... 

—  A  moi,  à  moi  !  disaient  des  acheteurs  en  passant  leurs  pièces  de  cinq 
francs  à  la  vendeuse. 

—  Pardon,  madame,  dit  Cabassol,  je  vous  achète  cent  francs  celui-ci,  si 
vous  consentez  à  jouer  un  petit  air  dessus. 

—  Volontiers,  monsieur. 


180 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Kt  Mm0  Colbuche  approcha  gracieusement  ses  lèvres  de  l'instrument,  joua 
avec  une  virtuosité  remarquable  l'air  national  de  Saint-Cloud  : 

En  jouant  du  mirlitir... 

—  Madame,  je  le  conserverai  toute  ma  vie...,  s'écria  Cabassol,  je  renonce 
au  piano  pour  me  consacrer  à  ce  séduisant  instrument  ;  je  vous  achète  tout 
votre  magasin  de  mirlitons.  Combien,  s'il  vous  plaît? 

—  Monsieur,  j'en  ai  deux  cent  cinquante..,  je  vous  les  laisserai  pour  deux 
mille  francs  parce  que  c'est  en  gros. 

—  Voilà  la  somme  !  maintenant  que  le  fonds  m'appartient,  voulez-vous 
me  permettre,  madame,  de  vous  offrir  mon  bras  pour  les  vendre  en  détail 
dans  la  fête? 

Au  milieu  des  éclats  de  rire  de  la  foule,  Cabassol  prit  avec  gravité  un  grand 


Elle  s'évanouit 

panier  plein  de  mirlitons,  et  offrit  son  bras  à  la  charmante  Mme  Colbuche 
qui  l'accepta  gaiement. 

Que  lui  dit-il  pendant  le  cours  de  cette  soirée  du  Mançanarès,  pendant 
cette  longue  promenade  à  travers  la  foule,  en  allant  et  revenant  sans  cesse  de 
boutique  en  boutique,  du  vestiaire  au  buffet,  achetant  ici,  vendant  là,  et  pour 
arroser  les  opérations  commerciales,  prenant  de  temps  en  temps  quelques 
verres  de  Champagne  ?  ceci  est  le  secret  de  Cabassol,  il  est  probable  qu'il  était 
arrivé  à  faire  passer  dans  ses  discours  tant  de  choses  spirituelles,  tant  d'in- 
tentions galantes,  tant  de  paroles  capiteuses,  qu'à  la  fin  le  cœur  de  Mme  Col- 
buche n'avait  pu  résister.  Dès  les  premiers  pas,  il  lui  avait  parlé  des  sonnets 
et  s'en  était  avoué  l'auteur.  Mme  Colbuche  s'était  bornée  pour  le  punir, 
à  lui  donner  quelques  légers  coups  d'éventail  sur  les  doigts,  ce  qui  ne  peut 
en  aucune  façon  passer  pour  une  riposte  décourageante.  Aussi  Cabassol  avait- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


181 


il  poursuivi  l'attaque  de  la  place  avec 
d'autant  plus  de  vigueur  que  l'assiégée 
montrait  de  mollesse  dans  la  défense. 
Nous  ne  suivrons  point  le  siège 
dans  toutes  ses  phases  ;  nous  laisse- 
rons Gabassol  envelopper  la  place  de 
savants  travaux  d'approche,  ouvrir  la 
tranchée,  avancer  ses  parallèles,  pla- 
cer ses  batteries,  battre  et  contrebat- 

tre  les  remparts,  —  construits  peut-être  un  peu  légèrement,  —  de  la  ver<u  de 
Mme  Golbuche  et  nous  arriverons  au  jour  où  les  batteries  de  brèche 
ayant  fait  leur  œuvre  et  renversé  tout  ce  qui  s'opposait  à  une  affaire  déci- 
sive, Gabassol  se  préparait  à  donner  l'assaut  et  Mm' Colbuche  à  capituler  1 


182  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Pour  notre  ami,  ingénieur  savant  et  hardi,  tout  ceci  n'avait  pas  demandé 
plus  de  trois  jours.  Soixante-douze  heures  après  la  soirée  du  Mançanérès, 
l'assiégée  faiblissait  visiblement,  l'heure  psychologique  de  la  reddition  allait 
m  muer,  Mn,e  Colbuche  avait  accepté  de  venir  visiter  l'appartement  de 
Cahassol  pour  jeter  un  coup  d'oeil  à  l'installation  d'une  panoplie  de  mirlitons, 
sur  Lesquels  ses  lèvres  gracieuses  avaient  joué  les  airs  les  plus  poétiques. 

Les  choses  avaient  marché  vite,  on  le  voit  !  Cabassol  avait  l'habitude  de 
ces  dénouements  rapides;  plaignons  M.  Fulgence  Colbuche,  et  faisons  pro- 
vision d'indulgence  pour  la  belle  et  bientôt  coupable  Mme  Colbuche  ! 

Cabassol  attendait  M""  Colbuche,  impassible  en  apparence,  mais  très 
ému  au  fond.  Il  avait  fait  mettre  des  fleurs  partout,  son  entresol  était  trans- 
formé en  un  nid  embaumé  tout  prêt  à  recevoir  la  fauvette  folâtre. 

Trois  heures  venaient  de  sonner,  c'était  l'instant.  Cabassol  anxieux,  tordait 
les  pointes  de  sa  moustache.  Viendrait-elle,  ne  viendrait-elle  pas?  avait-il  suf- 
fisamment, par  ses  discours  poétiques,  porté  le  ravage  dans  son  cœur? 

Des  bruits  de  pas  légers,  mais  précipités,  suivis  d'un  violent  coup  de  son- 
nette firent  bondir  Cabassol.  Elle  venait  !  Il  ouvrit  la  porte... 

0    joie  !  c'était  elle  ! 

Mme  Colbuche  se  précipita  d'un  bond  dans  l'appartement  en  repous 
sant  violemment  la  porte,  courut  se  jeter  dans  un  fauteuil,  la  tête  renversée, 
les  bras  étendus...,  et  s'évanouit  ! 

Cabassol,  un  instant  étourdi  par  cette  manière  d'arriver  à  un  rendez-vous, 
accourut  au  secours  de  la  pauvre  dame  ;  il  lui  prit  les  mains,  et,  très  embar- 
rassé, les  frotta  vigoureusement.  M«m  Colbuche  poussa  des  gémissements, 
mais  n'ouvrit  pas  les  veux. 

—  De  l'eau  !  s'écria  Cabassol  en  se  frappant  le  front,  de  l'eau  et  du  vi- 
naigre ! 

Il  se  levait  pour  courir  chercher  lui-même  les  moyens  de  faire  revenir 
Mm-  Colbuche  à  la  vie,  lorsque  la  main  de  la  pauvre  évanouie  l'arrêta 
brusquement. 

—  Le  tigre  !  murmura  Mm9  Colbuche. 

—  Plait-il  ?  demanda  Cabassol. 

—  Le  tigre...,  mon  mari,  M.  Colbuche...,  il  me  suit,  c'est  un  véritable 
tigre  I 

—  Votre  mari  vous  suit  et  vous  vous  évanouissez  ! 

—  Je  m'étais  évanouie  pour  réfléchir  !...  mon  mari  me  suit,  il  est  jaloux 
comme  un  tigre,  je  lui  ai  dit  que  j'allais  chez  le  dentiste,  vous  êtes  dentiste  ou 
je  suis  perdue.... 

—  Comment,  je  suis  dentiste? 

—  Oui!  oui!  oui!  il  le  faut...,  faites  monter  votre  concierge,  ou  prenez 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


183 


votre  valet  de  chambre,  et  arrachez-lui  une  dent  en  présence  de  M.  Col- 
buche...  il  le  faut...  vous  dis-je... 

Un  nouveau  et  plus  violent  coup  de  sonnette  l'interrompit. 

—  C'est  lui!  s'écria  Mmo  Colbuche,  c'est  le  tigre ,  vous  êtes  dentiste, 

n'oubliez  pas  ! 

Gabassol  avait  de  la  résolution  et  de  la  présence  d'esprit.  En  une  minute 
il  eut  entraîné  Mmc  Colbuche  au  fond  de  l'appartement  et  donné  ses  ins- 
tructions à  Jean,  son  valet  de  chambre. 

M.  Colbuche  s'impatientait  et  carillonnait  avec  frénésie.  Jean  prit  un  air 
froid  et  solennel  et,  sans  se  presser,  s'en  fut  ouvrir  au  tigre. 


L'instant  psychologique  de  la  reddition  était  arrivé. 


Un  homme  gros,  court,  rouge  et  chauve  entra  comme  un  ouragan.  C'était 
bien'M.  Colbuche,  le  tigre  de  son  épouse,  le  maestro  si  connu,  le  membre  très 
distingué  du  club  des  Billes  de  billard. 

—  Heu...,  heu...,  fit  M.  Colbuche  essoufflé,  il...  elle...  où... 

—  M.  le  docteur  est  occupé,  dit  le  valet  de  chambre  en  s'inclinant,  mais  si 
monsieur  veut  s'asseoir,  M.  le  docteur  ne  tardera  pas  à  être  à  lui. 

—  M.  le  docteur?  balbutia  M.  Colbuche. 

—  M.  le  docteur  a  deux  ou  trois  mohires  à  extirper  et  un  râtelier  à  poser  : 
c'est  l'affaire  de  quelques  minutes. 

—  Mais..",  reprit  M.  Colbuche...  je...  nous...  ma...  j'avais  peur  de  m'être 
trompé  d'étage  et  de  n'être  pas  chez  monsieur... 


184  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Chez  M.  le  docteur  Gabassol,  chirurgien-dentiste. 

—  Dentiste  !...  je  suis  bien  chez  le  dentiste!...  Ouf!  que  j'en  suis  aise!... 

—  Monsieur  souffre?  dit  le  valet  de  chambre  avec  un  air  d'intérêt. 

—  Je...  oui...  je  souffre...  ou  plutôt  je  souffrais!  Je  suis  bien  chez  le 
dentiste?... 

—  Oui,  monsieur,  je  vois  que  monsieur  est  pressé...  une  dent  à  arra- 
cher?... 

—  Oui...  oui...  non,  ce  n'est  plus  la  peine... 
M.  Colbuche  s'épongeait  le  front. 

—  Ouf!  se  disait-il,  elle  ne  m'a  pas  trompé,  c'est  bien  chez  son  dentiste 
qu'elle  allait...  Et  moi,  misérable  que  je  suis,  je  la  soupçonnais,  je  l'accusais, 
je...  je  la  suivais  enfin  !  Ah  !  mais,  c'est  qu'on  ne  me  trompe  pas  comme  cela, 
moi  !...  Cependant,  enfin,  si  elle  m'avait  vu,  si  c'était  une  ruse... 

Et  le  soupçonneux  Colbuche,  roulant  ses  gros  sourcils,  regardait  d'un 
air  féroce  la  porte  derrière  laquelle  venait  de  disparaître  le  valet  de  chambre. 

Soudain,  de  longs  hurlements  éclatèrent  derrière  la  cloison.  Le  visage 
de  M.  Colbuche  s'éclaircit. 

—  Ah  !  c'est  un  vrai  dentiste...  Ces  cris  déchirants  me  réjouissent  l'âme  !... 
De  l'autre  côté  de  la  cloison,  on  continuait  à  hurler.  C'était  le  groom  de 

Cabassol  qui,  suivant  les  instructions  de  son  maître,  poussait  des  cris  furi- 
bonds et  renversait  des  chaises. 

—  Allons,  vite,  dit  le  valet  de  chambre  en  allongeant  un  coup  de  pied 
au  groom,  encore  une  bonne  série  de  hurlements,  là,  là,  encore  1  marche! 
très  bien,  du  courage!...  Assez,  maintenant,  bouscule  un  peu  les  chaises... 
très  bien  ! 

M.  Colbuche,  dans  le  salon,  se  frottait  les  mains... 

—  C'est  un  vrai  dentiste!  fichtre,  il  n'y  a  pas  à  en  douter...  Quels  cris  ! 
une  opération  difficile  sans  doute.  C'est  un  vrai  dentiste!  Si  je  m'en  allais 
maintenant?  Allons  bon,  des  cris  d'enfant!...  Je  vais  filer... 

Cabassol,  pendant  que  M.  Colbuche  se  livrait  à  des  réflexions  consolantes, 
avait  réussi  à  calmer  l'effroi  de  Mme  Colbuche  ;  mais,  à  son  grand  regret,  il 
avait  fallu  la  laisser  partir  par  le  petit  escalier  de  service.  Furieux  du  contre- 
temps, il  avait  supplié  Mm8  Colbuche  de  lui  donner  au  moins  l'espérance  de 
la  revoir. 

—  Je  ne  veux  rien  promettre,  avait  dit  la  charmante  blonde,  mon  mari 
est  un  tigre,  arrangez-vous  de  façon  à  lui  enlever  tous  ses  soupçons  ;  il  faut 
qu'il  emporte  d'ici  la  certitude  complète  que  je  venais  chez  mon  dentiste. 

—  Il  l'aura,  cette  certitude,  je  vous  le  jure!  s'écria  Cabassol  en  déposant 
un  baiser  brûlant  sur  la  main  de  Mmc  Colbuche.  Et  alors... 

—  Alors...  espérez! 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


Une  répétition  de  ballet  aux  Folies-Musicales. 


Liv.  24. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


187 


Sur  ce  mot  consolant,  Mmo  Colbuche  disparut  dans  les  profondeurs  de 
l'escalier  de  service. 

Gabassol  réfléchit  une  minute;  puis,  frappant  du  poing  sur  la  table,  il 
s'écria  : 

—  Il  l'aura,  cette  certitude!  je  vais  lui  prouver  que  je  suis  dentiste. 

Il  chercha  vivement  quelque  chose  dans  les  tiroirs  du  buffet  de  sa  salle 
à  manger,  et  dissimulant  dans  sa  poche  l'objet  qu'il  avait  trouvé,  il  se  dirigea 
vers  le  salon  où  M.  Colbuche  attendait  toujours,  hésitant  encore  à  partir. 

Cabassol  trouva  son  groom  dans  la  pièce  à  côté. 

—  Des  cris  de  femme  maintenant,  dit-il,  allons... 

Le  groom,  un  affreux  gamin,  faubourien  distingué,  enchanté  de  la  comédie 
qu'il  jouait,  cligna  de  l'œil  vers  son  maître  en  guise  de  réponse,  fit  une 
affreuse  grimace  du  côté  du  salon 
et  se  mit  à  pousser  des  cris  aussi 
aigus  que  possible. 

—  Assez  !  fit  Gabassol,  file  vite... 
Adieu,  madame,  ce  ne  sera  rien,  si 
vous  éprouvez  encore  la  moindre 
douleur,  n'hésitez  pas  à  revenir. 

—  Bon,  pensa  M.  Colbuche,  voici 
ma  femme  qui  s'en  va...  Je  vais  lui 
laisser  prendre  un  peu  d'avance  et 
partir  à  mon  tour. 

Il  se  promenait  de  long  en  large 
en  attendant  le  moment  de  sortir,  quand  la  porte  du  salon  s'ouvrit.  Cabassol 
parut  sur  le  seuil,  solennel  comme  il  sied  à  un  dentiste. 

—  C'est  à  vous,  monsieur,  donnez-vous  la  peine  d'entrer. 

—  Monsieur,  fit  M.  Colbuche  embarrassé,  excusez-moi,  mais... 

—  Mais? 

—  C'est  étonnant,  mais  les  vives  douleurs  que  je  ressentais  se  sont  sou- 
dainement dissipées. 

—  Je  connais  cela,  c'est  toujours  la  même  chose;  à  notre  seul  aspect,  les 
rages  de  dents  les  plus  féroces  se  calment  et  font  place  à  un  bien  être  enchan- 
teur, aux  plus  délicieuses  sensations...  Et  puis,  dès  que  l'on  est  sorti,  les 
rages  reviennent  avec  plus  de  violence  I  Nous  connaissons  cela  ;  aussi,  per- 
mettez-moi de  vérifier  l'état  de  votre  mâchoire... 

Cabassol,  appuyant  la  main  sur  l'épaule  de  M.  Colbuche,  le  contraignit 
à  retomber  dans  son  fauteuil,  le  même,  précisément,  qui  avait  reçu  Mmo  Col- 
buche évanouie. 

—  Ouvrez  la  bouche  ." 


M.  Colbuche  exprima  sa  douleur 
par  la  pantomime. 


188  LA   GRANDE   MASCARADE   PARISIENNE 


M.  Colbuche  obéit. 

—  .Mauvais  état  !  votre  mâchoire  est  en  très  mauvais  état  ;  à  votre  place, 
je  me  débarrasserais  de  tout  cela,  pour  remplacer  ces  dents  défectueuses  par 
un  bon  râtelier... 

-  Non,  merci,  je... 

—  Vous  ne  voulez  pas,  soit  !  Je  vous  prédis  cinq  ou  six  années  de  douleurs 
atroces,  au  bout  desquelles,  si  vous  résistez  à  tant  de  névralgies,  ce  qui  me 
parait  douteux,  vous  serez  bien  forcé  d'en  venir  là.  Jolie  perspective  !  Mais 
attendez,  je  la  vois,  elle... 

—  Oui  çà,  elle?  madame... 

—  Elle,  celle  qui  vous  a  fait  tant  souffrir,  celle  qui  vous  a  forcé  à  venir 
ici...  votre  dent  malade... 

—  Mais... 

—  Permettez! 

—  Mais  non,  je  tiens  à  la  conserver!... 

—  Ah  çà,  monsieur,  fit  Cabassol  en  se  drapant  dans  sa  dignité,  pourquoi 
diable  êtes  vous  venu  ici?  Je  pourrais  trouver  étrange  votre  présence  dans  mon 
salon... 

M.  Colbuche  maudissait  intérieurement  l'accès  dejalousiequi  l'avait  poussé 
chez  ce  dentiste  féroce.  Cependant  comme  il  tenait  à  sa  dent,  il  se  débattait 
encore  pour  essayer  de  s'échapper  sans  opération. 

—  Je  la  vois  et  je  la  tiens!  poursuivit  Cabassol  ;  en  vous  l'enlevant,  je  vous 
épargne  toutes  les  névralgies  qui  vous  menacent  ;  laissez-moi  faire... 

-  Attendez!  je  voulais  seulement  des  conseils... 

—  Je  n'en  donne  pas!  j'extirpe!  je  suis  chirurgien  opérateur,  moi,  mon- 
sieur... 

-  J'aimerais  mieux  revenir...  je  voudrais  être  insensibilisé... 

-  J'ai  insensibilisé  l'autre  jour  une  vieille  dame  qui  ne  s'est  plus  réveil- 
lée... ça  arrive  souvent...  mais  si  vous  y  tenez... 

—  Je  n'y  tiens  pas...  je..: 

Monsieur  Colbuche  poussa  un  hurlement  semblable  à  ceux  qu'il  entendait 
depuis  son  arrivée  chez  le  faux  dentiste.  Cabassol  armé  d'un  tire  bouchon  amé- 
ricain à  pince,  nouveau  modèle  perfectionné  avec  lequel  on  ne  parvient  que 
très  difficilement  à  déboucher  les  bouteilles,  avait  introduit  son  instrument, 
dans  la  bouche  de  M.  Colbuche  et  venait  de  tenailler  une  dent  quelconque. 

M.  Colbuche  se  débattait  sur  sa  chaise;  d'une  main,  Cabassol  le  retenait, 
tandis  que  de  l'autre,  il  cherchait  à  enlever  la  malheureuse  dent. 

—  Ne  bougez  pas,  il  arriverait  quelque  accident!  s'écria  Cabassol,  je  la 
tiens,  elle  vient...  elle  vient!... 

M.  Colbuche  ne  remua  plus  le  haut  du  corps,  par  crainte  des  conséquen- 


LA    GRANDE    MASCARADE     PARISIENNE 


180 


ces  dont  on  le  menaçait,  mais  il  ex- 
prima sa  douleur  par  une  pantomime 
vive  et  animée,  exécutée  par  ses  jambes 
seules. 

Ace  moment,  un  coup  desonnette  retentit;  le  valetde  chambre  de  Cabas- 
sol,  ayant  ouvert  la  porte,  reparut  un  papier  bleu  à  la  main. 

—  Un  télégramme,  dit-il. 

—  Donnez,  fit  Cabassol,  en  abandonnant  son  patient  et  en  fourrant  tout  de 
suite  dans  sa  poche  l'instrument  de  torture  improvisé. 

Pendant  que  Cabassol  déchirait  l'enveloppe  du  télégramme,  M.  Colbuche 
poussait  des  soupirs  de  soulagement  et  se  frottait  la  joue  du  côté  attaqué. 

—  C'est  de  Me  Taparel!  se  dit  Cabassol  en  courant  à  la  signature;  voyons, 
que  dit-il 


Cabassol  rue  Saint-Georges,  Paris. 

Arrêtez!  Colbuche  est  pas  Jocko.  Ai  preuves.  Jocko  est  pseudonyme  à  Roque- 
bal,  auteur  dramatique  connu. 

Taparel 


190  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Mille  cartouches,  pensa  Cabassol,  voilà  une  tuile! toute  une  campagne 
si  adroitemenl  conduite,  aboutissant  à  un  pareil  impair  !  Et  mes  peines,  mes 
sonnets,  mes  galanteries,  mes  deux  mille  francs  de  mirlitons,  tout  cela  en 
pure  perte!  tout  cela  pour  arrivera  travailler  les  molaires  de  M.  Colbuchc... 
Fatale  erreur! 

—  Ouf!  lit  M.  Colbuche,  en  voyant  Cabassol  se  retourner  vers  lui. 

—  Oui,  ouf!  répondit  Cabassol,  trois  fois  ouf  I 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien...,  elle  est  moins  malade  que  je  ne  pensais,  votre  dent;  avec 
des  soins,  elle  ira  encore  quelques  années...,  gardez-la  puisque  vous  y  tenez  ! 

—  Mais  c'est  qu'elle  remue,  maintenant...,  qu'est-ce  que  je  dois  faire? 

—  Vous  éviterez  de  vous  en  servir;  avec  un  peu  de  tranquillité,  elle  re- 
prendra racine. 

M.  Colbuche  fit  la  grimace. 

—  Je  suis  bien  puni  de  mon  absurde  jalousie!  se  dit-il,  cet  infernal  den- 
tiste m'a  fait  un  mal...,  J'avais  l'air  de  danser  la  carmagnole  quand  il  tirait 
sur  ma  pauvre  dent...  Et  ces  cris,  et  ces  hurlements  des  autres  victimes  !... 
Quel  drame  !  on  mettrait  ça  au  théâtre...  Oh!  quelle  idée  !  quelle  idée! 

Oubliant  ses  douleurs  M.  Colbuche  était  retombé  dans  le  fauteul  de  la  tor- 
ture et  réfléchissait... 

En  face  de  lui,  Cabassol  s'était  assis  et,  les  bras  croisés,  les  sourcils  froncés, 
songeait  à  sa  malechance,  et  aux  moyens  de  tomber  sur  M.  Roquebal  avec  la 
rapidité  du  vautour  quand,  du  haut  des  airs,  il  fond  sur  sa  proie  dans  la  plaine  ! 

Les  deux  hommes,  la  victime  et  le  bourreau,  se  regardèrent  sans  mot  dire 
pendant  quelques  minutes. 

—  J'y  suis!  s'écria  enfin  M.  Colbuche,  une  poignée  de  main,  monsieur, 
vous  m'avez  donné  un  clou  superbe,  ce  qui  peut  s'appeler  un  vrai  clou  ! 

—  Un  clou?  répéta  Cabassol. 

—  Un  clou  merveilleux  !  le  roi  des  clous  !...  jugez-en  :  un  ballet  intitulé 
le  Mal  de  dents,  ballet  de  dentistes  et  de  petites  femmes  ayant  mal  aux  dents. 
Une  fête  à  Grenade  sous  Boabdil,  gitanos,  gitanas,  maures  et  mauresques  ; 
baraque  de  gitanos,  dentistes  et  tondeurs  de  mules  ;  divertissement,  tam- 
bours de  basque,  etc..  —  Le  premier  sujet,  chef  des  dentistes;  les  petites 
femmes  viennent  en  consultation  ;  le  dentiste  et  ses  aides,  après  un  pas  gra- 
cieux, font  asseoir  les  petites  femmes  et  commencent  à  arracher  des  dents. 
Alors,  cris  de  douleur  aigus  sur  les  petites  flûtes,  plaintes  sur  les  violoncelles. 
Les  petites  femmes  supplient  les  dentistes  de  ne  pas  leur  faire  de  mal,  les  den- 
tistes extirpent,  les  petites  femmes  dansent  des  pas  désespérés  au  milieu  des 
gémissements  de  l'orchestre.  Puis  cris  de  triomphe  des  dentistes,  les  dents 
sont  arrachées,  les  petites  femmes  et  les  dentistes  se  livrent  à  un  pas  joyeux; 


les  dentistes  se  montrent  galants;  mouvement  de  valse 
accentué  à  l'orchestre...,  les  dentistes  se  jettent  aux 
genoux  des  belles  et  leur  offrent  leur  cœur...  tenez, 
comme  ceci... 

Et  M.  Golbuche,  esquissant  un  mouvement  de  valse, 
fait  quelques  grimaces  gracieuses,  met  la  main  sur  son 
cœur  et  tombe  un  genou  en  terre  aux  pieds  de  Ca 
bassol. 

—  Voilà  le  clou  !  dit-il,  avec  ça,  deux  cents  repré- 
sentations !  Merci  encore  une  fois,  mon  cher  docteur,  de  m'avoir  suggéré 
aussi  merveilleuse  idée...  Vous  m'avez  rudement  fait  sauter,  mais  je  v 


Une  fluxion. 


une, 

ou  s 


Le  ballet  du  mal  de  dents 


remercie  tout  de  même...  C'est  Roquebal  qui  va  jubiler,  sa  pièce  ne  mar- 
chait pas,  il  nous  manquait  ce  fameux  clou,  je  flairais  un  four...  Et  voilà  que 
je  trouve  l'idée,  au  péril  de  ma  mâchoire,  et  que  je  lui  apporte  un  ballet  tout 
prêt 

—  Roquebal  ?  fit  Cabassol  dressant  l'oreille  à  ce  nom. 

—  Oui,  Albert  Roquebal  le  vaudevilliste,  mon  collaborateur,  mon  libret- 
tiste ordinaire  ;  je  suis  M.  Golbuche,  le  compositeur  de  musique,  Roquebal  et 
moi  nous  travaillons  à  une  féerie-opérette,  la  Petite  favorite.  Ça  n'allait  pas, 
mon  idée  de  ballet  va  lancer  notre  pièce  comme  sur  des  roulettes.  —  Cet 


102 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


animal  de  Iloquebal  a-t-il  do  la  chance,  il  n'a  pas  eu  besoin  de  se  faire  arra- 
cher de  dent,  lui,  et  il  a  son  ballet  tout  de  même!...  A  propos,  mon  cher 
docteur,  réglons  notre  compte,  combien  vous  dois-je  pour  ma  petite  opé- 
ration? 

—  Rien  du  tout  !  je  ne  travaille  que  pour  la  gloire 

—  Pardon,  je  ne  l'entends  pas  ainsi. 

—  N'insistez  pas,  je  me  trouve 
suffisamment  payé  par  le  plaisir  d'a- 
voir fait  la  connaissance  du  célèbre 
maestro  Golbuche ,  par  l'honneur 
d'avoir  travaillé  sur  une  mâchoire 
illustre,  destinée,  sans  nul  doute,  à 
s'asseoir  bientôt  dans  un  des  fauteuils 
de  l'Institut! 

—  Mon  cher  docteur,  vous  êtes 
un  homme  charmant...  Voyons,  soyez 
assez  aimable  pour  venir  dîner  un  de 
ces  jours  avec  nous...,  je  vous  pré- 
senterai à  madame  Golbuche...,  que 
vous  connaissez  déjà  d'ailleurs. 

—  Vraiment? 

—  Oui,  c'est  une  de  vos  clientes 
Me  promettez-vous  de  venir  ?  Elle 
sera  enchantée...  Tenez,  venez  ce 
soir,  Roquebal  y  sera,  vous  ferez 
connaissance,  un  charmant  garçon, 
vous  verrez! 

—  Maestro,  vous  me  comblez,  j'accepte  ! 

—  Mon  cher  docteur,  je  suis  ravi!...  J'ai  une  fluxion  qui  commence,  mais 
je  suis  ravi  ! 

M.  Colbuche  partit  en  chantonnant  quelques  motifs  qui  venaient  de  lui 
venir  pour  son  ballet  du  Mal  de  dents.  Dès  qu'il  fut  parti,  Cabassol  prit  une 
plume  et  adressa  le  télégramme  suivant  à  M0  Taparel  : 

Me  Taparel,  notaire,  rue  du  Bac. 
Était  temps.  Allais  faire  malheur  irréparable.  Lance  sur  un  autre  Jocko.  Dîne  c« 


Consultation  dans  les  coulisses. 


soir  avec  Roquebal. 


Cabassol. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


193 


III 


L'illustre  docteur  Cabassol.  —  Consultations  dans  les  coulisses 
Siège  de  M"'  Criquetta,  étoile  des  Folies  Musicales. 


Mme  Colbuche  rentrée  chez  elle,  encore  un   peu  effrayée,   vit  revenir 
M.  Colbuche,  très  guilleret,  très  aimable,  mais  avec  une  joue  ornée  d'une 


Dans  les  coulisse». 


fluxion  énorme.  Son  cœur  battit  joyeusement.  Elle  était  sauvée;  son  mari 
devait  être  convaincu  maintenant  d'avoir  eu  affaire  à  un  vrai  dentiste,  ses 
soupçons;  sans  doute,  étaient  complètement  dissipés. 

Liv.  25. 


194  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Quelle  figure  vous  avez  !  s'éeria-t-elle.  que  vous  est-il  arrivé?  une  chute, 
un  accident  ?... 

—  Non.  lit  M.  Golbuche  d'un  air  dégagé,  le  mal  de  dents  se  gagne,  sans 
doute  :  tu  lavai-  ce  matin,  je  l'ai  cette  après-midi...  mais  ce  ne  sera  rien.  A 
propos,  ma  bonne  amie,  tu  -ai»  que  nous  avons  du  monde  à  dîner  ce  soir, 
Roquebal  d'abord,  puis  Griquetta,  l'étoile  des  Folies-Musicales  et  peut-être 
un  ami  ou  deux!  Donne  des  ordres  en  conséquence,  tu  sais,  il  nous  faut 
quelque  chose  de  gentil,  Griquetta  est  gourmande  et.., 

—  Et  quoi? 

—  Et  je  veux  une  vraie  fête,  j'ai  quelque  chose  à  célébrer. 

—  Votre  fluxion  ? 

—  Non,  mais  le  clou  de  la  Petite  Favorite,  un  vrai  clou  que  j'ai  trouvé  et 
que  je  te  raconterai  ce  soir,  tu  verras!  Avec  mon  clou,  la  Petite  Favorite  a  ses 
deux  cents  représentations  dans  les  jambes! 

—  Ce  n'est  pas  malheureux!  j'espère,  monsieur,  que  vous  ne  serez  plus 
aussi  ridiculement  liardeur  avec  les  dépenses  du  ménage...  j'ai  la  facture  de 
Mmo  Sigal,  je  suppose  que  vous  ne  me  ferez  plus  de  chagrin  pour  cette  mal- 
heureuse facture? 

—  Fichtre!  trois  mille  sept  cents  francs  de  chiffons  et  dentelles  en  quatre 
mois!  Tu  appelles  cela  des  dépenses  de  ménage! 

•—  Me  les  avez-vousdéjà  assez  reprochés!  Vous  devriez  avoir  la  délicatesse 
de  n'en  plus  parler  et  de  payer. 

—  Allons,  donne-moi  la  facture,  je  passerai  chez  Mme  Sigal;  je  vais  au 
théâtre,  et  je  reviendrai  à  six  heures  avec  Roquebal  et  Criquetta. 

Quand,  à  l'heure  du  diner,  M.  Golbuche  revint  avec  les  convives  annoncés, 
sa  fluxion,  loin  d'être  diminuée,  avait  encore  pris  des  proportions  plus  phé- 
noménales/mais M.  Golbuche  n'en  était  pas  moins  joyeux;  Mmc  Golbuche 
sourit  en  songeant  qu'il  était  bien  puni  de  son  odieuse  jalousie. 

M.  Roquebal,  le  vaudevilliste  bien  connu,  n'avait  qu'un  seul  point  de 
ressemblance  avec  le  maestro  :  son  crâne,  le  crâne  chauve  d'ordonnance  au 
club  des  Billes  de  billard.  Pour  le  reste  de  sa  personne,  il  était  la  contre- 
partie exacte  de  Colbuche,  il  était  aussi  long  que  le  musicien  était  court,  aussi 
eeG  que  celui-ci  était  rond. 

Criquetta,  l'étoile  des  Folies-Musicales,  est  la  jolie  petite  personne  que  tout 
le  monde  connaît  :  brune,  rose  et  souriante,  aux  yeux  toujours  à  demi  clos, 
avec  une  expression  de  langueur  toujours  à  poste  fixe  sur  des  lèvres  décou- 
vrant éternellement  trente-deux  perles  blanches;. Colbuche  avait  amené  aussi 
Rédarrou,  le  fameux  comique  des  Folies-Musicales,  le  principal  rôle  de  ia 
Petite  favorite. 

On  commençait  à  causer  en  attendant  de  passer  dans  la  salle  à  manger, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


195 


lorsqu'un  convive  nouveau  se  présenta;  Mmo  Colbuche  faillit  s'évanouir  en 
reconnaissant  notre  ami  Cabassol. 

—  Je  vous  présente  le  docteur  Cabassol,  chirurgien-dentiste,  dit  Colbuche, 
un  homme  à  poigne  qui  voulait  me  débarrasser  ce  matin  d'une  partie  du  rater 
lier  que  la  nature  m'a  octroyé.  Je  voulais  me  contenter  d'une  consultation, 
mais  il  a  tenu  à  ce  que  je  sortisse  de  chez  lui  avec  une  fluxion.  Je  vous  le 
recommande,  il  dédaigne  d'enlever  les  dents  par  la  douceur  et  la  persuasion, 
il  est  pour  la  violence. 

—  Je  connais  monsieur,  balbutia  Mme  Colbuche,  j'ai  justement  eu  besoin 
de  le  consulter  aussi  ce  matin,  pour  des  douleurs  névralgiques... 


c^fi 


—  Il  se  sacrifie,  le  pauvre  garçon  ! 


—  En  effet!  répondit  Cabassol,  j'ai  l'honneur  de  compter  madame  parmi 
les  clientes  qui  veulent  bien  m'honorer  de  leur  confiance. 

—  Allons,  à  table,  s'écria  M.  Colbuche,  je  vous  raconterai  mon  clou  en 
avalant  le  potage.  A  table!  Vous  me  permettrez  de  placer  M.  Cabassol  à  la 
place  d'honneur,  car  c'est  lui  qui  m'a  suggéré  l'idée  de  ce  clou. 

—  Bravo!  fit  l'illustre  Bédarrou,  bravo!  la  place  d'honneur  est  entre 
Mm0  Colbuche,  notre  aimable  hôtesse,  et  la  charmante  Criquetta. 

La  motion  de  Bédarrou  ayant  été  approuvée,  Cabassol  fut  placé  à  table 
entre  la  belle  Mmo  Colbuche  et  la  non  moins  belle  Criquetta.  —  Maintenant 
qu'il  n'avait  plus  à  sévir  contre  M.  Colbuche,  absolument  innocent,  d'après 
Me  Taparel,  de  tout  méfait  envers  M.  Badinard,  Cabassol  était  décidé  à  res- 
pecter la  tranquillité  conjugale  du  maestro.  Aussi,  se  promit-il  d'être  très 
froid  avec  Mmc  Colbuche.  Toutes  ses  galanteries  furent  réservées  à  Criquetta 
qu'il  accabla  des  attentions  les  plus  délicates. 

—  Il  se  sacrifie,  le  pauvre  garçon,  se  disait  Mm9  Colbuche  en  le  regardant 


196 


LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


passer  la  salière  à  Criquetta  d'un  air  ultra-sentimental,  il  se  sacrifie  encore 
pour  détourner  les  soupçons  de  M.  Golbuche. 

Cabassol,  cependant,  ne  perdait  pas  de  vue  M.  Roquebal,  l'homme  indi- 
qué à  sa  vengeance,  le  Jocko  de  la  succession  Badinard.  Il  se  demandait  de 
quel  côté  il  l'attaquerait;  déjà  quelques  mots  de  Golbuche  lui  avaient  appris 
que  le  vaudevilliste  était  un  célibataire  forcené,  ennemi  des  doux  liens  du 
mariage. 

Pendant  que  le  maestro  expliquait  longuement  son  idée  de  ballet  à  ses 
convives  et  racontait  les  souffrances  qu'il  avait  endurées  sous  la  pince  de 
Cabassol,  pour  le  plus  grand  bénéfice  de  l'art  dramatique,  Cabassol  songeait. 
Tout  à  coup,  un  pied  pressa  fortement  le  sien  sous  la  table.  Cabassol 
dressa  la  tête  et  regarda  Mme  Colbuche  qui  rougit.  —  Au  même  instant,  un 
second  pied  appuya  fortement  sur  sa  bottine  gauche.  Cette  fois  ce  ne  pouvait 
être  Mme  Colbuche  placée  à  sa  droite.  Était-ce  donc  Criquetta  qui  répondait 
ainsi  aux  galanteries  de  Cabassol  par  une  marque  d'encouragement?  mais  à 
qui  appartenait  le  pied  de  droite? 

Cabassol  un  peu  confus,  adressa  quelques  mots  agréables  à  gauche  à  la 
charmante  artiste,  il  allait  se  retourner  à  droite  pour  répondre  à  la  trop 
aimable  Mme  Colbuche,  afin  de  tenir  la  balance  égale,  lorsqu'il  sentit  qu'on 
lui  serrait  plus  énergiquement  les  bottines. 

Et,  levant  la  tète,  Cabassol  vit  en  face  de  lui,  de  l'autre  côté  de  la  table, 
le  vaudevilliste  Roquebal  froncer  les  sourcils  de  son  côté, 
et  regarder  ensuite  amoureusement  la  séduisante  Cri- 
quetta; à  chaque  coup  d'oeil  langoureux  lancé  vers 
Criquetta,  Cabassol  sentait  une  pression  correspondante 
sur  ses  bottines  ;  il  comprit  tout,  Ce  n'était  ni  Criquetta 
ni  Mm0  Colbuche  qui  lui  marchaient  sur  le  pied,  c'était 
Roquebal  qui  croyait  presser  les  bottines  de  Criquetta. 
Cabassol  poussa  un  soupir  de  satisfaction,  Roquebal 
lui-même  lui  indiquait  la  voie.  11  n'y  avait  pas  de  doute 
à  avoir,  Roquebal  était  en  ce  mo- 
ment Jocko,  spécialement  pour  la 
gracieuse  artiste. 

La  situation  était  nette  et  le 
devoir  tout  tracé. 

C'était  conjointement  avec  Cri- 
quetta qu'il  fallait  venger  M.  Ba- 
dinard du  Jocko  de  l'album.  Cela 
ne  devait  pas  présenter  des  diffi- 
L'iliuîtro  Bédafrou.        cultes  insurmontables  et  Cabassol 


}f*MP 


Le  vaudevilliste  Roquebal. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


197 


n'eut  pas  un  instant  la  pensée  de  ranger  cette  mission  dans  la  catégorie  des 
travaux  herculéens. 

Et,  sans  plus  tarder,  Gabassol,  sans  paraître  prêter  attention  aux  coups 
d'oeil  furibonds  du  vaudevilliste,  redoubla  de  galanteries  vis-à-vis  de  sa  voi- 
sine de  gauche. 

—  Gomme  il  se  sacrifie!  pensait  Mme  Golbuche,  sa  voisine  de  droite. 


Six  autres  commissionnaires  s'étaient  présentés. 


Cabassol,  par  une  savante  manœuvre,  avait  dégagé  ses  bottines  de  la  pres- 
sion de  Roquebal,  et  lui  rendait  avec  usure  les  coups  de  pied  sous  la  table  ; 
en  attendant  mieux,  il  vengeait  Badinard  en  écrasant  les  cors  de  son  ennemi. 
Ce  fut  tout  un  drame  sous  cette  table.  D'un  côté,  Gabassol  pressait  significati- 
vement  le  pied  de  Griquetta,  et,  de  l'autre,  il  repoussait  avec  violence  les 
attaques  de  celui  qu'il  considérait  déjà  comme  un  rival.  Griquetta  ne  saisissait 
pas  très  bien  les  nuances  de  cette  lutte  sourde,  les  froncements  de  sourcils 
et  les  coups  d'œil  suppliants  de  Roquebal  l'étonnaient.  A  la  fin,  Roquebal, 
ayant  souffert  probablement  d'un  froissement  trop  accentué,  fit  une  grimace 
et  renonça  à  la  lutte. 

Gabassol  bâtissait  son  plan  d'attaque,  il  projetait  d'écrire  dès  le  lende- 
main à  Griquetta  et  de  lui  envoyer  une  voiture  de  fleurs  pour  sa  loge.  On 


108  LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


répétaù*  ta  premier  acte  de  la  Petite  Favorite,  il  demanderait  au  maestro  la 
permission  de  L'accompagner  au  théâtre 

Comme  on  se  levait  de  table,  le  comédien  Bédarrou.  le  prit  à  part  pour  lui 
dire  dem  mots. 

—  Docteur,  s'il  vous  plaît? 

—  Grand  artiste,  que  désirez-vous? 

—  Une  petite  consultation.  Golbuche  m'a  vanté  votre  talent... 

—  Vous  avez  mal  aux  dents? 

—  Non,  il  ne  3'agit  pas  de  ça,  c'est  plus  grave,  c'est  mon  extinction  de 
voix  qui  se  passe  ! 

—  Eh  bien,  prenez  du  réglisse,  ça  ira  plus  vite. 

—  Au  contraire,  docteur,  je  voudrais  quelque  chose  pour  la  faire  revenir  : 
la  critique  et  le  public  y  sont  habitués,  à  mon  extinction  de  voix,  et  j'y 
tiens... 

—  C'est  très  grave  !  Je  puis  vous  la  faire  passer  tout  à  fait,  mais  la  faire 
revenir,  je  n'en  pas  le  droit!  vous  ignorez  donc  que  cela  nous  est  défendu... 
Si  l'académie  de  médecine  le  savait...  cependant,  si  vous  me  jurez  le  secret, 
j'étudierai  votre  affaire  et  je  tâcherai  de  vous  contenter. 

—  Merci,  docteur,  répondit  Bédarrou  avec  une  énergique  poignée  de 
main. 

Cabassol  ne  le  laissa  pas  partir  comme  cela  et,  dans  un  coin  du  salon  de 
Colbuche,  pendant  que  le  maestro  jouait  au  piano  quelques  morceaux  inédits 
de  la  Petite  Favorite,  il  interrogea  adroitement  Bédarrou  sur  Criquetta. 
Bédarrou  fut  indiscret,  il  raconta  tout  ce  qu'il  savait  sur  Criquetta  et  même 
un  peu  ce  qu'il  ne  savait  pas,  il  apprit  à  Cabassol  que  la  charmante  artiste 
avait  eu  jadis  la  plus  violente  des  toquades  pour  lui,  Bédarrou,  vieux  roublard, 
qu'elle  l'avait  aimé  follement,  etc.,  etc.  Vous  voyez  ça  d'ici,  des  scènes  de 
jalousie  quand  il  jouait  avec  une  autre  et  qu'il  ne  se  montrait  pas  assez  froid, 
et  des  exigences!...  Enfin,  que  c'en  était  arrivé  à  un  tel  point,  que,  pour 
retrouver  sa  tranquillité,  lui,  malin,  lui  avait  cherché  un  engagement  en 
Russie,  où  des  boyards  encore  plus  roublards  l'avaient  consolée  sans 
doute!... 

—  Et  présentement? 

—  Présentement?  Mais,  j'espère  pour  elle  qu'elle  m'a  oublié...  Cepen- 
dant je  dois  dire  qu'elle  me  regarde  encore  quelquefois  avec  un  œil  où  brille 
un  reste  de  passion... 

—  Ce  n'est  pas  cela,  est-ce  que  Roquebal  ne... 

—  Oui,  vous  l'avez  dit,  c'est  Roquebal  qui  règne  en  ce  moment. 
Cabassol  avait  une  certitude,  il  pouvait  commencer  l'attaque  de  Criquetta. 
Il  se  félicita  de  n'avoir  pas  perdu  son  temps  au  dîner  de  Colbuche. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


199 


Le  lendemain  aux  Folies- 
Musicales,  comme  Mlle  Cri- 
quetta,  assise  sur  le  divan  de 
sa  loge,  lisait  son  courrier  en 
fumant  une  cigarette,  le  con- 
cierge du  théâtre  se  présenta, 
suivi  de  deux  commissionnai- 
res chargés  d'immenses  bou- 
quets de  roses  blanches.  \ 

C'était  Cabassol  qui  entrait 
en  campagne. 

Une  demi-heure  après  l'ar- 
rivée des  deux  premiers  com- 
miseionnaireB,  deux  autres  au- 
vergnats de  profession  survin- 
rent avec  un  nouveau  charge- 
ment de  roses  blanches.  Cri- 
quettaétait  sur  lascène  entrain 
de  répéter  avec  Bédarrou. 

—  Gomment,  encore  des 
fleurs!  fit-elle. 

—  Ne  serait  -  ce  pas  pour 
moi?  demanda  .Bédarrou,  les 
femmes  du  monde  ne  me  lais- 
sent pas  un  instant  de  tran- 
quillité... 

On  reprenait  la  répétition 
interrompue,  lorsque  deux  au- 
tres commissionnaires  arrivè- 
rent encore,  porteurs  de  qua- 
tre gros  bouquets. 

—  Douze  bouquets!  s'écria 
Criquetta,  ah  ça ,  mais,  c'est 
donc  un  jardinier  qui  vous 
envoie? 

Roquebal  fronça  les  sour- 
cils. 

—  Allons!  allons  !  mes  en- 
fants, reprenez  la  scène..,  Ça 
ne  va  pas,  ça  ne  va  pas  ! 


—  Je  mô  suis  mU  au  piauo  h  deux  heures  du  malin 


Avant  la  lin  de  la  répétition,  six  autres  commissionnaires  s'étaient  pré- 
sentés, ce  qui  portait  à  vingt-quatre  le  nombre  des  bouquets  de  roses  blan- 
ches. Griquetta  était  enchantée  de  voir  les  artistes  femmes,  ses  camarades, 
furieuses  de  cet  arrivage  de  bouquets  ;  de  plus  elle  était  fortement  intriguée. 
A  qui  fallait-il  attribuer  cette  galanterie? 

Qui  avait  pu  envoyer  tant  de  commissionnaires  et  tant  de  fleurs? 

Était-ce  le  baron,  était-ce  le  maestro  Colbuche,  était-ce  le  banquier  qu'on 
lui  avait  présenté  deux  jours  auparavant,  était-ce  le  petit  Bézucheux  de  la 
Pricottière,  était-ce...  ou  bien  n'était-ce  pas  plutôt  ce  docteur  un  peu  original, 
placé  à  côté  d'elle,  la  veille,  au  dîner  de  Colbuche?  il  s'était  montré  si  galant 
et  si  empressé...  Oui,  ce  devait  être  cela!  En  y  réfléchissant,  Criquetta  ne 
douta  plus  que  cette  exquise  galanterie  ne  vînt  de  ce  docteur  d'allures  fo- 
lâtres. 

Gabassol  s'arrangea  pour  rencontrer  par  hasard  le  maestro  Colbuche  à  la. 
sortie  de  la  répétition.  On  comprend  que,  pour  ce  qu'il  avait  à  lui  demander, 
il  ne  tenait  pas  à  se  trouver  en  présence  de  madame  Colbuche. 

—  Eh  bien  !  cher  maestro,  et  cette  fluxion? 

—  Cher  docteur,  vous  voyez  elle  y  est  encore  ;  j'ai  eu  une  très  mauvaise 
nuit,  j'en  ai  profité  pour  achever  mon  finale  du  troisième  acte  et  pour  ajouter 
un  duo  entre  le  prince  et  la  petite  favorite  au  deuxième.  Je  me  suis  mis  au 
piano  à  deux  heures  du  matin  et  j'y  suis  resté  jusqu'à  sept.  Tant  pis  pour  les 
voisins  !  ils  ont  murmuré,  mais  je  m'en  moque  ! 

—  Elle  clou? 

—  Quand  je  lui  ai  raconté  notre  clou,  le  ballet  du  mal  de  dents,  le  direc- 
teur des  Folies-Musicales  a  sauté  d'enthousiasme.  Il  n'y  a  que  Palmyre,  le 
maître  de  ballet,  qui  n'y  morde  que  modérément.  J'ai  envie  de  vous  l'envoyer, 
je  suis  certain  que  vous  lui  en  ferez  comprendre  les  beautés.  Cependant  tout 
va  marcher,  on  va  pousser  ferme  le  ballet  pour  passer  dans  quinze  jours. 

—  Mon  cher  maestro,  je  vais  vous  adresser  une  prière  :  j'adore  le  théâtre, 
le  spectacle  de  la  salle  m'est  familier  ;  je  voudrais  passer  de  l'autre  côté  du 
rideau  et  pénétrer  dans  les  coulisses  !  Vous  devriez  me  permettre  d'assister 
aux  répétitions  de  votre  pièce... 

—  Comment  donc,  mais  vous  avez  des  droits,  n'êtes-vous  pas  pour 
quelque  chose  dans  le  ballet!  Venez  demain,  le  concierge  aura  l'ordre  de 
vous  laisser  passer. 

Cabassol  ne  manqua  pas  le  rendez-vous.  Préalablement,  il  réunit  les 
douze  commissionnaires  de  la  veille,  leur  mit  à  tous  un  bouquet  dans  chaque 
main  et  les  envoya  en  corps  au  théâtre. 

—  M**  Criquetta?  demanda  le  premier  des  commissionnaires. 

Le  concierge  prit  la  tête  de  la  troupe,  et  les  douze  auvergnats  s'engagèrent 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


La  loge  de  Criquetta. 


Liv.  26. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


20  3 


dans  une  série  d'escaliers  et  de  petits  couloirs  au  plancher  tremblotant. 
De  la  scène,  on  entendit  le  retentissement  des  souliers  sur  la  planche.  Quand 
le  premier  commissionnaire  parut,  ses  bouquets  à  la  main,  des  éclats  de 
rire  sortirent  de  derrière  tous  les  portants. 

—  Mme  Criquetta  n'est  pas  là  ?demanda  le  commissionnaire. 

—  Elle  est  à  sa  loge...  Laissez  les  bouquets  là,  on  les  lui  remettra. 

—  Non,  je  dois  les  remettre  à  elle-même. 


%±Mu'^  à  Mm 


^>v 


—  En  scène,  tout  le  monde! 


—  Elle  s'habille  peut-être... 

—  Ça  ne  nous  gêne  pas. 

Et  les  douze  commissionnaires,  tournant  sur  leurs  talons,  emboîtèrent 
le  pas  derrière  le  concierge  pour  gagner  la  loge  de  Mmc  Criquetta,  suivis 
par  un  cortège  d'artistes,  de  figurantes  et  de  choristes,  avec  une  arrière- 
garde,  formée  par  deux  pompiers  de  service. 

—  Eh  bien  !  eh  bien  !  Est-ce  qu'on  s'en  va?  cria  la  voix  de  Roquebal,  en 
conversation  derrière  un  portant  avec  Golbuche  et  le  maître  de  ballet. 

—  Non,  monsieur,  répondirent  quelques  voix  de  femme  aux  intonations 


204 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


aiguës,  c'est  les  commissionnaires  à  M™  Criquetta  qui  apportent  encore 
vingt-quatre  bouquets. 

—  Sait-on  de  la  part  de  qui?  demanda  Bédarrou,  assis  dans  un  coin. 

—  On  dit  que  c'est  de  la  part  d'un  Américain... 

Eloquebal  parut  furieux.  Il  se  tourna  vers  le  régisseur  et  demanda  si 
décidément  l'on  allait  répéter,  oui  ou  non. 
Le  régisseur  s'élança. 

—  Sur  la  scène,  tout  le  monde!  cria-t-il,  allons,  mesdames,  toutes  celles 
qui  ne  vont  pas  être  là  d'ici  deux  minutes,  à  l'amende  !  Nous  commençons 
tout  de  suite  1  Allons,  là,  les  buveurs,  côté  cour,  nom  d'un  chien,  entendez- 
vous,  vous  là-bas,  côté  cour!  massez-vous...  Allons,  sacristi,  commencez,  le 
chœur  des  buveurs! 

Les  marches  de  l'escalier  du  fond  de  la  scène  retentirent  sous  le  galop 
précipité  des  artistes  qui  revenaient  de  la  loge  Criquetta. 

Roquebal  et  le  directeur  s'étaient  installés  devant  une  petite  table,  placée 
à  l'avant-scène;  derrière  eux,  la  salle  faisait  un  grand  trou  noir  et  vague, 
percé  de  points  lumineux,  les  œils  de  bœuf  des  loges,  semblables  à  plusieurs 
rangées  de  petites  lunes. 

La  répétition  commença.  Mm0  Criquetta  avait  daigné  quitter  sa  loge,  et, 
en  attendant  son  entrée  en  petite  favorite,  elle  s'était  installée  sur  une  chaise, 
derrière  un  portant,  à  côté  de  Bédarrou  ;  elle  s'éventait  nonchalamment,  en 
répondant  de  temps  en  temps  aux  plaisanteries  de  l'acteur.  Cabassol  parut 
à  ce  moment,  remorqué  par  le  maestro  Colbuche. 


La  répétition. 


LA    GRANDE     MASCARADE    PARISIENNE 


205 


—  Bonjour,  Griquetta,  dit  le  maestro,  comment  vas-tu,  mon  enfant? 

—  Bonjour,  mon  gros  chien  I  Bonjour,  mon  petit  docteur  !  Dites  donc,  j'ai 
ù  vous  parler,  vos  auvergnats  sont  splcndides  1 

—  Quels  auvergnats  ? 

—  Vos  douze  commissionnaires  et  leurs  vingt-quatre  bouquets,  parbleu  ! 

—  Ah  !  vous  avez  deviné  ? 


Consultation  artistique  dans  la  loge  de  Criquetta. 

—  Gomment  c'était  de  lui,  les  bouquets  d'hier  ?  fit  Golbuche. 

—  Et  ceux  d'aujourd'hui,  mon  cher,  monsieur  a  encore  fleuri  ma  loge  ! 
Voyez,  je  porte  à  mon  corsage  un  échantillon  de  son  envoi...  trop  galant  ! 

—  Madame,  j'avoue  tout!  au  jour  de  la  première  de  la  Petite  Favorite,  votre 
loge  contiendra  trop  de  bouquets  de  tous  les  admirateurs  de  votre  talent  et  de 
votre  beauté.  Je  n'ai  pas  voulu  attendre  jusque-là,  pour  ne  pas  laisser  écraser 
mes  modestes  fleurs  sous  l'avalanche  de  ce  grand  jour...  Pardonnez  mon 
empressement  ! 

—  Griquetta!  où  est  Griquetta!  cria  Roquebal  du  fond  de  la  scène,  elle 
n'est  pas  à  sa  réplique. 


20G  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Voilà  !  voilà  ! 

L'entretien  fut  interrompu. 

Cliquette  et  Bédarrou  avaient  à  tenir  la  scène  jusqu'à  la  fin  du  premier  acte. 

—  Sapristi  1  fit  Bédarrou  entre  deux  tirades,  fichtre  1  qu'est-ce  que  c'est  que 
ii  ?  je  ne  le  connaissais  pas  ce  bijou?  c'est  une  broche... 

—  Oui,  mon  petit,  une  cigale  d'or  avec  brillants  à  la  clef.  Comprends-tu, 
une  cigale?  C'est  un  criquet,  comme  on  dit  aux  champs  ;  Criquet,  Criquetta, 
c'est  mon  emblème,  un  bijou  parlant... 

—  Je  vois  bien,  c'est  d'un  Brésilien? 

—  Mais  non,  mon  petit,  c'était  avec  les  bouquets  de  mes  auvergnats.  C'est 
de  mon  galant  docteur  1 

—  Sapristi  !  dis  donc,  Criquetta,  à  ta  place,  je  changerais  de  nom,  je  m'ap- 
pellerais Élcphantine  ou  Hippopotama...  Ça  serait  plus  avantageux. 

—  Pourquoi  ça,  insolent  ? 

—  Parce  que  les  auvergnats  t'apporteraient  peut-être  ton  emblème  gran- 
deur naturelle  et  enrichi  de  diamants. 

Cabassol  ayant  été  présenté  au  directeur  et  à  tout  le  personnel  des  Folies- 
Musicales,  ne  manqua  plus  aucune  répétition  de  la  Petite  Favorite.  Chaque 
jour  il  arrivait  au  théâtre,  avec  le  maestro  Colbuche  et  faisait  répéter  avec  lui 
les  nouveaux  morceaux  intercalés  dans  la  reprise.  Les  commissionnaires  et 
leurs  bouquets  lui  avaient  valu  une  popularité  immense  parmi  les  artistes 
femmes,  rôles  ou  choristes,  popularité  dont  il  n'abusait  point,  nous  devons 
le  dire. 

Toutes  ses  attentions  étaient  pour  Criquetta,  chaque  jour  il  s'ingéniait  à  la 
surprendre  par  une  galanterie  nouvelle,  aussi  délicate  et  aussi  inédite  que 
possible,  ce  qui  piquait  d'autant  plus  les  camarades  de  la  charmante  artiste. 
Colbuche  interrogé  sur  son  compte,  avait  raconté  que  ce  dentiste  galant  était 
un  excentrique  américain,  docteur  exerçant  en  amateur,  et  quelque  peu 
millionnaire.  Aussi,  chaque  jour,  à  l'arrivée  de  Cabassol  dans  les  coulisses  des 
Folies  Musicales,  notre  ami  était-il  immédiatement  entouré  par  toute  la  troupe 
féminine  du  théâtre. 

—  Docteur,  il  faut  "que  vous  me  donniez  une  consultation  ! 

—  Docteur  I  docteur  I  N'est-ce  pas  que  ma  perruque  n'est  pas  dans  l'esprit 
de  mon  rôle,  vous  savez,  je  fais  le  page  du  trois,  celui  qui  apporte  une  guitare 
au  prince... 

—  Mon  petit  docteur  \  vous  qui  êtes  bien  avec  M.  Colbuche,  tâchez  donc 
qu'il  m'ajoute  un  couplet  au  finale  du  deux...  je  n'ai  que  six  vers  à  chanter, 
c'est  dégoûtant,  on  me  colle  toujours  des  pannes! 

"*  —  Docteur,  j'ai  mal  à  la  tête  toutes  les  après-midi,.. 
Cabasâol  plaisantait  tant  que  l'on  voulait,  il  donnait  des  consultations  à 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


207 


qui  lui  en  demandait,  prescrivant  même  au  besoin  ce  qu'il  avait  entendu  pres- 
crire à  ses  amis,  étudiants  en  médecine,  lorsque  des  petites  dames  de  Bullier  les 
consultaient  sur  des  indispositions.  Puis  il  allait  baiser  la  main  de  Griquetta 
qu'il  trouvait  en  grande  conversation  dans  sa  loge  avec  la  costumière,  ou  \o 
coiffeur,  ou  le  cordonnier,  ou  même  l'armurier,  car  Griquetta  devait,  au  troi- 
sième acte,  porter  un  travesti  militaire. 

Cabassol,  là  encore,  donnait  des  consultations,  mais  des  consultations  artis- 
tiques sur  le  bon  goût  de  telle  ou  telle  étoffe,  sur  la  couleur  des  cheveux  on 
sur  la  hauteur  des  talons  de  bottines  ;  Griquetta  légèrement  courte  de  taille, 
tenait  à  rehausser  sa  majesté  par  quinze  centimètres  de  talons,  et  le  flatteur 
Cabassol  lui  donnait  toujours  raison. 

Il  n'en  était  malheureusement  pas  plus  avancé  pour  cela  dans  son  entre* 
prise  galante;  Griquetta  lui  don- 
nait libéralement  sa  main  à  bai- 
ser, elle  lui  donnait  des  tapes  sur 
la  joue,  et  l'appelait  avec  effusion 
son  petit  canard,  quand  il  lui  pré- 
sentait quelque  échantillon  de  bi- 
jouterie nouveau  ;  mais  tout  s'ar- 
rêtait là.  —  Elle  avait  refusé  jus- 
qu'à ce  jour  toutes  les  invitations 
à  souper  et  ne  l'avait  pas  laissé  s'é- 
manciper avec  elle  ainsi  qu'il  en 
avait  eu  plusieurs  fois  la  velléité. 

D'ailleurs,  Roquebal  veillait, 
inquiet  de  la  cour  assidue  de  Ca- 
bassol auprès  de  son  idole.  L'in- 
tention de  Griquetta  n'était  pas  de 
désespérer  le  pauvre  Cabassol, 
mais  elle  avait  des  principes  et  ne 
voulait  pas  succomber  avant  un 
semblant  de  défense  !  Elle  s'admi- 
rait elle-même,  dans  son  for  inté- 
rieur, pour  sa  belle  résistance  à 
cet  américain  charmant  et  criblé 
de  dollars,  et  elle  se  trouvait  par- 
fois bien  cruelle  de  le  faire  poser 
si  longtemps. 

Les  répétitions  de  la  Petite  Fam 

Criauetta  devait  porter  un  travestissement 

vonte  tiraient  à  leur  fin,  on  allait  militaire. 


répéter  généralement,  en  costumes,  la  pièce  et  le  ballet,  quand  Griquetta 
jugea  le  moment  venu  de  changer  de  tactique.  Cabassol  en  lui  baisant  la  main 
s'aperçut  Se  ses  bonnes  dispositions  à  son  égard  et  comprit  qu'il  allait  mener 
;i  bonne  lin  la  vengeance  deBadinard.  Roquebal-Jocko  allait  payer  sa  dette! 

Un  scrupule  vint  alors  à  notre  consciencieux  ami  ;  déjà  il  avait  failli  se 
tromper  et  porter  le  poids  de  sa  vengeance  sur  l'innocent  maestro  Golbuche. 
11  voulut,  avant  de  faire  du  chagrin  à  un  prévenu, 'être  au  moins  certain  de  sa 
culpabilité;  il  résolut  de  constater  tout  d'abord,  bien  et  dûment,  l'identité  de 
Roquebal  1 

À  brûle-pourpoint  il  interrogea  Griquetta. 

—  Divine  Griquetta!  Roquebal,  cet  affreux  vaudevilliste,  n'est  pas,  je  l'es- 
père, pour  vous  ce  qu'il  est  pour  les  autres  femmes... 

—  Quoi  donc?  Qu'est-ce  qu'il  est  pour  les  autres  femmes? 

—  11  est  l'irrésistible  Jocko  ! 

—  Vilain  jaloux  1  je  ne  comprends  pas. 

—  Vous  ne  comprenez  pas?  Vous  connaissez  pourtant  bien  Jocko,  le  sé- 
duisant Jocko! 

—  Je  connais  Jocko  ou  le  singe  du  Brésil. 

—  Ce  n'est  pas  celui-là,  voyons,  vous  ne  connaissez  pas  de  Jocko  ? 

—  Non  I  je  connais  beaucoup  de  singes,  mais  pas  de  Jocko. 

—  Mais  alors... 

—  Mais  alors,  mon  petit  Cabassol,  que  signifie  votre  agitation?  qu'est-ce 
que  vous  avez?  Et  qu'est-ce  que  ce  Jocko,  dont  vous  me  parlez  avec  une  si 
singulière  persistance? 

—  Ce  que  c'est  que  ce  Jocko!...  ce  que  c'est  que  ce  Jocko  ! 

—  Oui? 

Cabassol,  étourdi  par  sa  découverte,  ne  répondit  pas.  Ainsi,  cette  nouvelle 
campagne  aboutissait  à  une  nouvelle  déconvenue;  Roquebal  lui  aussi  était 
innocent,  innocent  comme  Colbuche;  il  n'avait  jamais  fait  de  peine  à  M.  Ba- 
dinard  !  Ce  n'était  pas  lui  qui  figurait  sous  le  nom  de  Jocko  dans  l'album  de 


L'avertisseur. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


20(J 


Mme  Badinard.  Il  se  raccrocha  encore  à  un  dernier  espoir  et  reprit  l'inter- 
rogatoire de  Criquetta. 

—  Voyons  !  Rappelez  tous  vos  souvenirs.  Jamais  on  n'a  appelé  devant 
vous  M.  Roquebal  du  nom  de  Jocko  ? 


Le  campement  de  M""  Friol. 


—  Jamais... 

—  Ni  personne  autre? 

—  Non...  cependant...  attendez...  il  me  semble  tout  de  même  qu'un  jour, 
à  un  souper  avec  des  camarades  du  théâtre,  quelqu'un  avait  amené  un  nommé 
Jocko! 

—  Ahl  fit  Gabassol  triomphant,  et  ce  Jocko? 

—  Ce  n'était  pas  Roquebal,  je  ne  sais  même  plus  qui  c'était,  si  je  l'ai  ja- 
mais su... 

Liv.  27. 


210  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Sapristi  ! 

—  Mais  enfin,  mon  cher,  depuis  le  temps  que  vous  me  faites  poser  avec 
votre  Jocko,  vous  ne  m'avez  pas  dit  ce  que  vous  lui  vouliez?... 

Cabassol  embarrassé  cherchait  à  donner  une  raison  quelconque  à  Cri- 
quetta.  Une  idée  lui  vint. 

—  Pourquoi  je  cherche  Jocko?  dit-il,  je  vais  vous  le  dire,  si  vous  me  pro- 
mettez le  secret.  Je  le  cherche  pour  le  marier  1 

—  Bahl  qu'est-ce  qu'il  vous  a  donc  fait? 

—  Rien  du  tout... 

—  Eh  bien,  alors? 

—  C'est  une  simple  commission... 

—  Étrange  commission  !...  Et  à  qui  voulez- vous  le  marier? 

—  Voilà,  je  vais  tout  vous  dire  !...  Je  cherche  partout  le  nommé  Jocko,  je 
le  demande  à  tous  les  échos  et  particulièrement  aux  échos  du  monde  où  l'on 
ne  s'ennuie  pas,  pour  lui  faire  épouser  une  Américaine!  trente-cinq  ans,  for- 
tune fabuleuse,  des  sources  de  pétrole,  un  quartier  à  Chicago,  le  tout  prove- 
nant d'un  héritage  récent.  Furieuse  d'avoir  si  longtemps  tressé  les  nattes  de 
sainte  Catherine,  elle  veut,  pour  se  rattraper,  épouser  un  mari  farceur  comme 
tout  et  elle  a  jeté  son  dévolu  sur  le  nommé  Jocko,  dont  la  réputation  est 
venue  jusqu'à  elle.  Voilà  pourquoi  je  cherche  Jocko. 

Criquetta  éclata  de  rire. 

—  Pauvre  Jocko  !  dit-elle,  pauvre  Jocko  qui  ne  se  doute  pas  de  ce  que 
vous  méditez  contre  lui...  Pourvu  qu'il  ne  soit  pas  trop  rangé,  maintenant, 
ou  trop  décati  !  Si  jamais  j'en  entends  parler,  je  vous  promets  de  vous  le  dire. 
Vous  savez,  s'il  est  si  farceur  que  cela,  je  regrette  de  ne  pas  l'avoir  mieux 
connu...  j'en  rêverai  de  votre  Jocko  !... 

La  sonnette  de  l'avertisseur  interrompit  l'entretien.  Cabassol  profita  de 
cette  diversion  pour  se  sauver  au  foyer  des  artistes,  où  il  s'abîma  dans  ses 
réflexions,  sans  faire  attention  au  bruit  qu'y  menait  toute  la  troupe  des  Folie? 
Musicales,  réunie  dans  ses  nouveaux  costumes  de  la  Retite  Favorite. 


LA    GRANDE     MASCARADE     PARISIENNE 


211 


IV 


Campement  bellevillois.  —  Amers  chagrins  de  M" 
Une  jeune  fille  qui  tourne  mal. 


Friol  mère... 


Le  foyer  des  artistes  est  en  rumeur.  A  chaque  minute,  un  nouveau  per- 
sonnage arrive  et  se  campe  au  milieu  de  la  petite  pièce  pour  se  faire  admirer 
de  ses  camarades.  Sur  les  banquettes  qui  garnissent  les  quatre  côtés,  sont 


Le  grand  Cànisy  et  la  grosse  Berthe. 

étendus  des  choristes  en  bourgeois  ou  en  hommes  d'armes  et  des  ribaudes  à 
jupes  excessivement  courtes,  et  à  corsages  échancrés  avec  libéralité  ;  des  dame? 
de  la  cour  s'éventent,  des  pages  regardent  dans  la  grande  glace  si  leur  mail- 
lot ne  fait  pas  de  plis.  Quelques  petites  femmes  chantonnent  des  couplets  de 
la  pièce,  en  se  tournant  devant  la  glace,  d'autres  se  serrent  le  plus  possible 
dans  leurs  jupes  courtes  ou  les  relèvent  d'un  côté  pour  dégager  le  mollet. 

Le  grand  Ganisy,  maigre  comme  un  clou,  cause  dans  un  coin  avec  la 
grosse  Berthe  revêtue  d'un  costume  de  duègne  comique. 

L'entrée  des  petites  Vanda  et  Drago,  en  bohémiennes  de  Grenade,  cause 


212 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


une  certaine  sensation  ;  elles  sont  charmantes,  l'une  est  un  peu  svelte,  l'autre 
au  contraire  semble  prête  à  faire  éclater  son  costume,  serré  jusqu'à  la  der- 
nière limite.  Vanda  lance  son  pied  en 
l'air  devant  la  glace  et  fait  résonner  son 
tambour  de  basque  sur  sa  tête. 

Cabassol  réfléchit  toujours;  assis 
entre  une  ribaude  qui  relace  s-a  bottine 
sur  son  genou  et  un  alguazil  à  l'air  lu- 
gubre, il  ne  fait  attention  à  rien,  ni  aux 
aimables  masques  qui  sollicitent  son 
appréciation,  ni  à  leur  costume,  ni  à 
celle-ci  qui  lui  demande  si  le  relevé  de 
sa  jupe  fait  bien  valoir  son  mollet,  ni  à 
celle-là  qui  tient  —  ah!  mais  là,  abso- 
lument, —  à  lui  faire  voir  qu'elle  n'est 
pas  trop  serrée.  Il  n'entend  pas  les  plai- 
santeries an  peu  raides  de  la  grosse 
Berthe,  ni  les  éclats  de  rire  à  chaque 
nouvelle  entrée,  ni  les  plaintes  contre, 
cet  animal  de  costumier,  ni  les  Com- 
ment vas-tu,  mon  petit  chat?  de  Bedar- 
rou  qui  lui  tape  sur  l'épaule. 

Tout  à  coup  il  bondit.  Jocko  existe, 


Le  relevé  de  la  jupe  fait-il  valoir  le  mollet? 


on  l'a  connu  ;  Criquetta  a  soupe  avec  lui,  elle  ne  se  souvient  pas  de  son  vrai 


Klle  tient  absolument  à  lui  faire  voir  qu'elle  n'est  ji.is  trop  serrôe^ 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


213 


aom,  mais  peut-être  quelque  autre  artiste  des  Folies  Musicales  aura  plus  de 
mémoire. 

—  Mesdames!  s'écrie-t-il,   l'une  de  vous  a-t-elle  jamais  aimé  un  nommé 
Jocko? 

—  Hein?  tirent  à  la  fois  Vanda,  Drago,  Berthe  et  les  autres. 

—  Oui,  Jocko,  un  nommé  Jocko!  cherchez,  réfléchissez... 


M"*  Colbuche  écrit  trop  ! 

—  C'est  pas  un  grand  qui  attendait  toujours  chez  le  concierge? 

—  C'est  pas  le  gommeuxdu  quatrième  fauteuil,  tous  les  soirs? 

—  Mais  non,  il  s'appelle  Gontran  1 

—  Jocko  est  chauve,  voilà  tout  ce  que  je  sais  ! 

—  Je  le  connais!  s'écria  triomphalement  une  petite  ribaude,  je  le  con- 
nais. 

—  Parle!  je  te  promets  tout  ce  que  tu  voudras,  n'importe  quoi,  un  porte- 
bonheur,  une  bague,  un  bouquet  de  violettes,  situ  me  dis  son  nom!... 

—  Je  le  connais,  c'est  le  grand  barbu  à  Lucie  Priol  !  Friol  l'appelait  son 
Jocko!  je  ne  sais  pas  son  autre  nom... 


214  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Mais  je  puis  le  savoir  par  Lucie  Friol.  Est-elle  aux  Polies  Musicales  ? 

—  Non,  il  y  a  un  an  qu'elle  est  partie;  je  ne  l'ai  pas  vue  depuis  ce 
temps-là. 

—  Sacristi  !  Sait-on  son  adresse? 

Personne  ne  répondit.  Gabassol  faillit  s'arracher  un  cheveu.  Cet  infernal 
Jocko  était  bien  difficile  à  trouver;  de  toute  son  enquête,  Gabassol  n'avait 
recueilli  qu'un  simple  renseignement  à  ajouter  à  celui  qu'il  possédait  déjà. 
Par  la  photographie,  il  avait  vu  que  Jocko  était  chauve,  il  savait  de  plus 
maintenant  qu'il  était  grand  et  barbu. 

La  répétition  commençait.  Bohémiennes,  alguazils,  seigneurs,  et  grandes 
dames  quittaient  le  foyer  pour  entrer  en  scène.  La  petite  ribaude  vint  s'as- 
seoir à  côté  de  Cabassol. 

—  Docteur I  j'y  repense,  je  sais  où  demeure  la  mère  de  Lucie  Friol.  Vous 
pourrez  avoir  l'adresse  de  sa  fdle. 

—  Mon  enfant,  vous  me  sauvez  la  vie!  où  demeure-t-elle? 

—  Là-haut,  à  Belleville,  je  connais  l'endroit,  mais  je  ne  sais  pas  le  numéro; 
je  vous  conduirai  si  vous  voulez! 

—  Tout  de  suite! 

—  Ah  non!  Et  la  répétition...  Voulez-vous  demain  matin? 

—  Entendu,  demain,  neuf  heures!  tu  es  un  ange! 

Cabassol,  sans  même  prendre  congé  de  Criquetla,  quitta  le  théâtre  et 
saula  en  voiture  pour  aller  rendre  compte  de  ses  opérations  à  Me  Taparel 

—  Eh  bien?  demanda  Me  Taparel,  Badinard  est-il  vengé  de  M.  Roquebal? 
Vous  m'avez  télégraphié  hier  que  vous  en  aviezle  ferme  espoir. 

—  Nous  allions  encore  commettre  une  erreur  !  fît  Cabassol  en  se  laissant 
tomber  dans  un  fauteuil,  Roquebal  est  innocent  comme  l'enfant  qui  vient  de 
naître,  il  est  pur,  il  est... 

—  Quoi,  ce  n'était  pas  Jocko? 

—  Non!  Je  m'en  suis  aperçu  à  temps!  Sans  ma  prudence,  sans  je  ne  sais 
quel  pressentiment,  j'allais  faire  un  malheur!...  Mais,  rassurez-vous,  je  suis 
enfin  sur  la  bonne  piste,  le  véritable  Jocko  va  me  tomber  sous  la  main. 

Cabassol  et  M0  Taparel  reprirent  l'album  de  Mme  Badinard,  pour  examiner 
encore  une  fois  la  photographie  si  malencontreusement  effacée  du  Jocko  qui 
leur  donnait  tant  de  mal. 

—  Ce  n'est  pas  le  tout,  reprit  Cabassol,  mais,  de  ma  campagne  contre  M. 
Colbuche,  il  résulte  pour  nous  quelques  légers  embarras,  Mmc  Colbuche 
m'adore!  J'avais,  vous  le  voyez,  bien  mené  les  choses...  elle  m'adore!  ce  ne 
serait  rien  si  elle  n'écrivait  pas,  mais  c'est  qu'elle  écrit,  et  beaucoup... 

—  Comment  cela? 

—  Moncher  Me  Taparel,  tousles  matins,  j'ai  ma  lettre,  une  lettre  de  quatre 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


215 


ou  six  pages!  des  reproches,  des  protestations...  Hélas!  nous  sommes  tombés 
sur  une  femme  littéraire  ! 

—  Diable!  diable  !  fit  Mc  Taparel  en  se  grattant  le  menton. 

—  "Vous  savez,  reprit  notre  héros,  quelle  existence  occupée  je  mène! 
C'est  à  peine  si  j'ai  le  temps  de  lire  les  missives  de  Mme  Colbuche,  encore 
moins  ai-je  le  temps  d'y  répondre...  Ces  jours-ci,  j'ai  eu  l'occasion  de  ren- 
contrer plus  d'une  fois  Mme  Colbuche  et  j'ai  pu  la  taire  patienter  au  moyen  de 
signes  mystérieux,  mais  elle   s'aigrit  et  j'ai  vu,  par  sa  lettre  de  ce  matin, 


Aux  Buttcs-Chaumont 


—  huit  pages  serrées,  —  que  mon  silence  incompréhensible  la  jetait  dans  la 
désolation... 

—  Que  faire?  gémit  Me  Taparel  considérablement  ennuyé  de  faire  souffrir 
une  pauvre  et  innocente  dame. 

—  Dame,  cherchez  un  moyen!  c'est  votre  faute  aussi,  vous  me  lancez  sur 
un  faux  Jocko,  toute  la  responsabilité  vous  incombe,  je  vous  enverrai  les 
lettres  et  vous  ferez  ce  que  votre  cœur  vous  imposera  pour  soulager  un  peu 
les  souffrances  morales  de  cette  pauvre  dame... 

—  Vous  voulez  que  je  réponde  à  ses  lettres?  fit  Mc  Taparel  effrayé. 

—  Je  n'ai  pas  écrit  une  seule  fois,  elle  ne  connaît  pas  mon  écriture...  vous 


pouvez  le  faire  en  toute  sécurité.  Cependant  il  y  a  un  moyen,  vous  avez  des 
clercs,  faites-les  travailler... 

—  Diable!  c'est  que  c'est  une  besogne  extra-notariale  :  il  n'y  a,  dans  le 
Formulaire  d'actes,  rien  qui  ressemble  à  des  lettres  galantes! 

—  Bah  !  ce  sont  des  jeunes  gens,  ils  ont  de  l'imagination...  et  puis  M.  Mira- 
doux  est  là  pour  les  guider... 

M*  Taparel  réfléchit  pendant  quelques  minutes,  puis  il  appela  Miradoux 
pour  conférer  avec  lui  sur  cette  délicate  affaire. 

Miradoux,  au  commencement,  jeta  les  hauts  cris,  il  trouvait  l'étude  déjà 
suffisamment  compromise  par  toutes  les  négociations  nécessitées  par  les 
affaires  de  la  succession  Badinard,  mais  il  finit  bientôt  par  se  laisser 
convaincre. 

—  Voilà  le  paquet  de  lettres,  luiditCabassol,  lisez-les  et  arrangez-vous.  Je 
vous  enverrai  toutes  les  autres  avec  la  plus  grande  régularité. 

—  Après  tout,  reprit  Miradoux,  cela  peut  encore  se  faire,  et  j'entrevois 
le  moyen  d'arriver  bientôt  à  retrouver  notre  tranquillité  de  ce  côté.  Voilà  mon 
plan  :  nous  serons  brûlants  tout  d'abord,  nous  taperons  dans  les  grandes 
phrases,  puis  tout  doucement,  tout  doucement,  nous  mettrons  une  sourdine, 
nous  deviendrons  plus  calmes  et  nous  arriverons  peu  à  peu  à  l'amour  le 
plus  platonique. 

—  Bravo!  s'écrie  Gabassol,  j'approuve  complètement  votre  ligne, 
monsieur  Miradoux,  vous  êtes  un  grand  homme! 

—  Voici  comment  je  vais  partager  la  besogne  :  mon  second  clerc  est  un 
garçon  fougueux,  je  lui  confierai  les  lettres  passionnées  ;  à  lui  les  grands 
élans,  les  imprécations,  les  propositions  d'enlèvement  ou  de  suicide  à  deux! 
à  mon  quatrième  clerc,  jeune  homme  léger  et  même  un  peu  skating-rink, 
reviendra  la  mission  d'écrire  des  choses  spirituelles,  pour  reposer  un  peu 
Mme  Colbuche  des  ardeurs  romantiques  du  précédent  ;  puis,  quand  nous  en 
arriverons  au  platonisme,  j'utiliserai  mon  troisième  clerc,  garçon  tranquille 
et  nébuleux  ;  il  a  des  dispositions  pour  ça,  voilà  trois  ans  qu'il  fait  la  cour  à 
une  dame  sans  se  déclarer  positivement! 

—  Très  bien  ! 

—  Et,  pour  les  cas  particuliers,  pour  les  réponses  embarrassantes,  acheva 
modestement  Miradoux,  je  serai  là  et  je  ferai  pour  le  mieux. 

—  Ouf!  fit  Cabassol,  voilà  un  poids  de  moins  sur  mon  esprit! 

Cette  question  réglée,  notre  héros  serra  la  main  de  Miradoux  et  s'en  fut 
passer  la  soirée  tranquillement  avecBézucheux  de  la  Fricottière  et  ses  quatre 
amis. 

La  petite  ribaude  des  Folies  Musicales  fut  d'une  exactitude  remarquable  le 


LA   GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


Liv.  28. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


219 


lendemain.  Cabassol  monta  en  voiture  avec  elle  à  neuf  heures  et  donna 
l'ordre  au  cocher  de  se  diriger  vers  les  Buttes  Chaumont. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  fait,  la  mère  de  Lucie  Friol?  demanda  Cabassol  à  la 
petite  qui  s'appelait  Camus  de  son  vrai  nom  et  Billy  de  son  nom  de  théâtre.  — 
Elle  est  concierge? 

—  Non,  elle  est  rentière  !  répondit  fièrement  Billy. 

Cabassol  et  Billy  descendirent  de  voiture  à  la  porte  des  Buttes  Chaumont, 
et  là,  Billy  chercha  à  s'orienter.  Ce  quartier  très  bizarre  et  très  varié  d'aspects, 
a  des  coins  qui  ressemblent  à  de  la  vraie  campagne  et  d'autres  semblables  à 


■*>V\ 


Conférence  avec  Mœe  Friol. 

d'affreux  faubourgs  abandonnés  ;  on  y  trouve  de  tout,  de  longues  prairies, 
avec  de  la  mauvaise  herbe  et  de  malheureuses  vaches,  des  ruelles  ornées  d'an- 
tiques réverbères,  des  places  perdues  couvertes  d'herbe  et  pareilles  à  des 
places  de  village ,  des  endroits  charmants  ainsi  que  des  restes  des  vieilles 
buttes  pelées  de  Montfaucon,  —  mamelons  tristes  et  sauvages,  sur  lesquels 
paissent  des  chevaux  maigres  et  des  chèvres  mélancoliques,  —  enfin  de  mornes 
déserts  ressemblant  à  certains  coins  désolés  de  la  campagne  de  Rome.  Près 
de  la  porte  du  parc  des  Buttes  Chaumont,  s'élèvent  des  cafés  en  planches  et 
en  treillages,  berceaux  dépourvus  de  feuillage,  dans  lesquels  les  clients  du 
dimanche  et  du  lundi  ont  l'air  d'êtçe  en  cage  ;  puis  des  tirs,  des  jeux  de  ma- 
carons et  de  grandes  balançoires  dressant  leur  grand  squelette  rond. 


220 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


Billy  prit  une  petite  rue,  tourna  dans  une  autre,  regardant  à  droite  et  à 
gauche  pour  tâcher  de  se  reconnaître. 

—  Vous  ne  trouvez  pas  ?  demanda  Gabassol. 

—  Je  cherche,  je  n'y  suis  venue  qu'une  fois  avec  Friol...  attendez,  ce  doit 
être  là-bas,  à  celte  clôture  de  planches oui,  c'est  ça,  je  reconnais  la  porte. 


Son  journaliste. 


Elle  reconnaissait  la  porte.  Gabassol  cherchait  vainement  une  porte  dans 
cette  longue  palissade  formée  de  pièces  et  de  morceaux,  pourris  par  en  bas  et 
écornés  par  en  haut.  Il  regardait  à  travers  les  interstices  des  planches  et  ne 
voyait  derrière  qu'un  grand  terrain  couvert  de  hautes  herbes. 

—  Voici  la  porte,  dit  Billy,  en  poussant  trois  planches  reliées  par  un  mor- 
ceau de  bois  et  retenues  à  la  palissade  par  des  lanières  de  cuir  en  guise  de 
gonds  ;  vous  voyez,  c'était  difficile  à  trouver,  il  n'y  a  pas  de  numéro... 

—  Et  pas  de  maison  non  plus,  c'est  un  terrain  vague... 
Billy  se  mit  à  rire. 

—  Vous  ne  voyez  pas  de  maison  ? 


àk 


U' 


On  a  saisi  les  meubles. 


—  Non,  je  ne  vois  que  des 
lapins  qui  courent  dans  l'her- 
be... Ah  ça,  c'est  dans  une 
garenne  que  vous  m'avez 
amené... 

—  Entrez  toujours,  vous 
allez  trouver  la  maison. 

Cabassol  et  Billy  entrè- 
rent, et  firent  en  quelques  pas, 
lever  une  demi  douzaine  de 
lapins  qui  se  sauvèrent  dans 


\  — 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


221 


toutes  les  directions.  Dans  le  fond  du  terrain,  adossée  aune  butte  couronnée 
d'un  vieux  mur  ébréché  courant  en  zigzag,  Gabassol  aperçut  ce  que  Billy 
appelait  la  maison,  c'est-à-dire  une  cabane  de  planches  plus  ou  moins  dis- 


Un  gros  fabricant  de  soieries  voulait  lui  faire  une  situation... 


jointes,  couverte  d'un  toit  en  morceaux  de  papier  goudronné  de  différentes 
provenances,  que  retenaient  des  barrés  de  bois  et  de  grosses  pierres.  Un  trou 
carré,  ouvert  sur  le  côté,  servait  de  fenêtre.  On  apercevait  dans  l'intérieur  un 
petit  poêle  de  fonte,  dont  le  tuyau,  sortant  au-dessus  de  la  fenêtre,  supportait 
du  linge  et  des  chiffons  fraîchement  lavés. 

Çà  et  là,  dans  l'herbe,  quelques  ustensiles  de  ménage,  plus  ou  moins  hété- 
roclites étaient  dispersés  ;  ce  qui  tirait  l'œil  surtout,  c'était,  jeté  sur  une  touffe 
de  chardons,  un  édredon  d'un  rouge  éclatant,  débris  d'une  splendeur  passée 
tout  étonné  de  se  trouver  là,  dans  ce  campement  bizarre.  En  avançant 
Cabassol  aperçut  au  soleil,  au 
beau  milieu  de  l'édredon,  une 
nichée  de  petits  lapins  dont  la 
mère  était  plus  loin  en  train 
de  brouter  des  fanes  de  ca- 
rottes. Derrière  la  cabane,  au 
pied  de  la  butte,  s'élevait  une 
petite  colonne  de  fumée;  la 
propriétaire  de  cet  étrange 
établissement  devait  être  là  en 
train  de  faire  sa  cuisine.  M.  Charles. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Eh  bien  !  et  la  porte?  cria  une  voix,  vous  voulez  faire  sauver  mes 
élèves  ? 

—  On  y  va,  madame  Friol,  répondit  Billy  en  riant. 

Au  même  instant,  une  grande  femme  sèche,  habillée  d'un  jupon  et  d'une 
camisole  parut,  en  traînant  des  savates,  à  côjé  de  la  cabane.  A  la  vue  des  visi- 
teurs, elle  mit  les  deux  poings  sur  les  hanches. 

—  Tiens,  c'est  vous,  ma  petite  Billy!  comment  va  la  petite  santé?  Bonjour, 
monsieur,  je  vous  salue. 

—  Et  vous,  Mme  Friol,  vous  avez  l'air  de  vous  porter  comme  un 
charme  ? 

—  Oui,  mon  enfant,  je  me  porte  trop  bien,  même  ;  c'est  pas  comme  les 
affaires  !  ah,  si  je  n'avais  pas  mes  élèves... 

—  Nous  venons  causer  un  peu,  monsieur  et  moi,  reprit  Billy. 

—  Attendez!  s'écria  madame  Friol,  je  ne  vous  propose  pas  d'entrer  chez 
moi,  c'est  un  peu  en  désordre  :  vous  savez,  le  matin,  le  ménage  n'est  pas  fait, 
nous  resterons  dans  le  jardin  si  vous  voulez! 

—  Comment  donc,  madame,  ne  vous  gênez  pas  pour  nous... 

—  Nous  sommes  des  amis,  de  vieilles  connaissances,  acheva  Billy. 

—  Ah  !  ma  petite,  vous  dites  vrai,  nous  sommes  de  vieilles  connaissances, 
fit  Mme  Friol  en  apportant  une  chaise  de  paille  légèrement  dépaillée,  une 
chaise  recouverte  en  vieux  velours  usé,  et  un  fauteuil  décrépit,  asseyez-vous, 
nous  serons  mieux  là...  Ah  oui  !  Billy,  nous  sommes  de  vieilles  connaissances; 
vous  n'êtes  pas  comme  ma  fille,  vous,  Billy,  vous  avez  bien  tourné... 

—  Comment,  Lucie  n'est  pas  bonne  pour  vous  ? 

—  C'est-à-dire  que  c'en  est  honteux  !  une  fille  pour  qui  j'ai  fait  tant  de 
sacrifices,  à  qui  j'ai  fait  donner  une  belle  éducation,  et  que  j'ai  toujours  aidée 
de  mes  conseils,  j'ose  le  dire...  et  tout  ça,  pour  en  arriver  là! 

—  C'est  justement  d'elle  que  nous  venons  vous  parler  ! ... 

—  J'aime  mieux  que  nous  parlions  d'autre  chose  I  tenez,  j'ai  plus  de  satis- 
faction avec  mes  lapins  qu'avec  ma  fille,  parlons  de  mes  lapins  1 

—  Non  !  fit  Cabassol  en  riant,  parlons  de  Mlle  Friol  tout  de  même,  qu'est- 
ce  que  vous  avez  donc  à  lui  reprocher? 

—  J'ai  à  lui  reprocher  d'avoir  mal  tourné!  Elle  s'est  fait  enlever,  mon- 
sieur ! 

—  Diable  !  s'écria  Cabassol  aussi  contrarié  que  madame  Friol. 

—  Et  elle  n'a  pas  voulu  m'emmener!  !  ! 

—  Je  comprends  votre  chagrin  devant  une  telle  ingratitude,  reprit 
Cabassol,  mais  donnez-nous  des  détails  ;  comment,  elle  s'est  fait  enlever? 

—  Oui,  monsieur,  et  sans  me  prévenir  encore...  ah  !  Dieu  sait  que  je  ne 
lui  ai  jamais  donné  que  de  bons  conseils  et  que  je  ne  lui  ai  pas  épargné  les 


LA   GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


223 


avertissements  et  les  leçons...  j'ai  de  l'expérience,  moi,  et  je  pouvais  diriger 
une  jeunesse  dans  le  bon  sentier...  et  lui  éviter  bien  des  chagrins,  bien  des 
ennuis  !  Enfin  !...  d'ailleurs,  je  l'ai  toujours  dit,  elle  n'avait  pas  de  bons  sen- 
timents ! 

—  Vous  exagérez  sans  doute!... 

—  Non,  monsieur  !  Figurez-vous  que  j'avais  tout  fait  pour  lui  préparer 
un  avenir,  elle  était  aux  Folies  Musicales,  où  son  directeur  qui  était  bien  bon 
pour  elle,  lui  donnait  des  petits  rôles  ;  elle  avait  de  belles  connaissances,  je 
lui  disais  toujours  :  «  Ma  fille,  tu  feras  ton  chemin,  mais  faut  de  la  conduite. 
Prends-moi  avec  toi  pour  tenir  fca  maison  !  »  Mais,  flûte!  mademoiselle  n'ai- 
mait pas  l'ordre,  elle  ne  m'écoutait  pas,  et  rien  ne  marchait...  Un  beau  jour 
monsieur,  ce  que  j'avais  prévu  est  arrivé,  elle  est  partie  avec  un  cabotin  ! 
J'allais  la  voir  de  temps  en  temps,  car  je  me  doutais  de  quelque  chose  et  je 
lui  disais  :  «  Ma  fille  tu  perds  ton  avenir!  Emmène-moi  au  moins,  quand  ça 
n'ira  pas,  je  serai  là  pour  t'aider  de  mon  expérience... 

—  Est-elle  partie  loin?  demanda  Gabassol  plein  d'inquiétude. 

—  Chez  les  sauvages,  monsieur,  à  New-York  ! 

—  Sacristi! 

Et  Cabassol  dans  un  mouvement  de  contrariété  trop  brusque,  faillit  casser 
un  des  pieds  de  son  fauteuil. 

—  En  me  laissant  seule  avec  mes  lapins,  mon  unique  consolation  ! 

—  Diable!  diable!  murmurait  Gabassol, 
voilà  encore  la  trace  de  Jocko  perdue  ! 
Voyons,  madame,  peut-être  pourrez-vous 
m'éclairer.  N'avez-vous  pas  ouï  parler  par 
mademoiselle  votre  fdle  d'un  nommé  Jocko 
qu'elle  honorait  de...  son  amitié? 

—  Jocko?  fit  Mme  Friol  étonnée. 

—  Oui,  un  monsieur  farceur  qui  se 
faisait  appeler,  ou  que  l'on  appelait  ainsi 
dans  l'intimité?  Un  grand,  chauve  et 
barbu?... 

—  Me  souviens  pas  de  ça.  11  y  avait  un 
gros  fabricant  de  soieries,  retiré  des  affai- 
res, qui  voulait  lui  faire  une  situation,  à  la 
petite  ingrate;  il  lui  avait  loué  un  petit 
appartement  gentil,  et  il  me  témoignait 
beaucoup  de  considération,  quand  je  venais 
faire  un  petit  bezigue  avec  lui  chez  ma  fille. 

—  Etait-il  chauve?  Une  lionne  du  Prado  de  1850. 


224  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Dame,  c'est  que  j'en  ai  beaucoup  connu  des  chauves  I  il  me  semble 
que  celui-là  ramenait  légèrement...  Mais  ma  fille  n'était  pas  raisonnable;  un 
soir  qu'il  l'attendait,  elle  n'est  rentrée  que  trois  jours  après  !  Puis  il  y  a  eu 
M.  Charles,  encore  un  garçon  bien  gentil,  mais  il  n'était  pas  majeur  et 
ça  n'a  pas  dure,  c'était  pas  sérieux... 

—  N'en  parlons  plus,  il  n'était  pas  chauve. 

—  Non  !  après  M.  Charles,  il  y  a  eu  de  la  débine.  On  a  saisi  ses 
meubles,  c'était  la  troisième  fois,  à  vingt-deux  ans!...  De  mon  temps,  on 
n'allait  pas  si  vite  que  ça,  mais  les  jeunesses  d'aujourd'hui,  voyez-vous,  ça  n'a 
pas  de  sérieux  pour  deux  sous,  avant  trente  cinq  ans  !...  Et  alors,  il  est  trop 
tard.  Si  de  mon  temps  on  avait  eu  les  occasions  d'aujourd'hui,  je  serais  mil- 
lionnaire, oui  monsieur!  vous  ne  savez  peut-être  pas,  mais  j'ai  eu  mon  temps 
aussi...  Billy,  ne  vous  l'a  pas  dit? 

—  Non,  madame,  Billy  ne  m'a  rien  dit. 

—  Je  lui  ai  pourtant  raconté.  Moi  qui  vous  parle,  monsieur,  j'ai  été  une 
célébrité,  de  mon  temps,  j'étais  la  lionne  du  Prado,  en  50.  Quelques  années 
après, 

Pomaré,  Maria, 
Mogador  et  Clara... 

vous  savez  bien!...  Hélas!  hélas!  la  moitié  de  la  magistrature  de  France 
et  de  Navarre,  au  moins,  me  disait  des  douceurs  dans  ce  temps-là...  Ils  ont 
fait  leur  chemin,  ils  sont  maintenant  procureurs,  notaires,  députés  ou  même 
sénateurs,  et  moi,  je  suis  là  avec  mes  lapins  !  Pour  en  revenir  à  votre  Jocko, 
je  ne  vois  pas... 

—  Cherchez  bien,  madame,  c'est  un  motif  très  grave  qui  me  fait  vous  le 
demander... 

—  Attendez  que  je  me  remémore.  Aidez-moi,  mam'zelle  Billy.  Quand  Lucie 
est  entrée  aux  Folies,  elle  avait  un  journaliste,  n'est-ce  pas?  Oui,  même  que 
c'est  lui  qui  l'a  fait  engager. 

—  Etait-il  chauve? 

—  Non  !  il  en  avait  trop  de  cheveux  ! 

—  Ne  parlons  pas  de  lui.  Après  le  journaliste  ? 

—  Je  vous  ai  dit  que  je  n'avais  pas  la  confiance  de  ma  fille.  Elle  ne  me 
faisait  pas  de  confidences;  je  cherche  parmi  les  messieurs  de  cette  époque... 
11  y  a  longtemps,  vous  pensez,  ça  fait  déjà  trois  ansl...  Attendez,  il  y  avait 
un  peintre  qu'était  chauve.  Je  lui  disais  toujours  :  mauvaise  connaissance... 
ma  fille!  il  te  fera  poser  pour  ton  portrait  et  puis  voilà  toutl...  mais... 

—  11  était  chauve? 

—  Oui,je  me  souviens  maintenant...  chauve,  grand  et  barbu  1 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


225 


C'est  lui!  comment  s'appelait-il? 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  l'ai  jamais  su,  car  je  n'a-" 
vais  pas  beaucoup  de  considération  pour  lui...  mais, 
oui,  oui,  il  me  semble  bien  que  ma  fille  l'appelait 
Jocko... 

—  Vous  êtes  sûre 

—  Oui,  oui,  je  me  souviens  ma;n- 
tenant.  Vous  connaissez  Criquetta, 
des  Folies  Musicales  ? 

—  Oui. 

—  Eh  bien  !  c'est  elle  qui  a  enlevé 
le  peintre  à  Lucie.  Demandez-lui  son 
nom,  elle  vous  renseignera. 

Cabassol  s'affaissa,  découragé,  au 
fond  de  son  fauteuil. 

—  Dites  donc,  ma  petite  Billy,  reprit  MmeFrioI. 
vous  n'avez  pas  besoin  d'une  mère  ou  d'une 
tante? 


Liv.  29. 


La  première  de  la  Petite  Favorite. 


226  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Vous  savez  bien,  madame  Friol  que  je  ne  suis  pas  assez  arrivée  pour 
me  payer  ce  luxe-là  ;  plus  tard,  je  ne  dis  pas... 

—  Et  en  attendant,  vous  ne  connaissez  pas  quelqu'un  dont  je  pourrais 
faire  l'affaire?  Vous  savez,  sans  me  flatter,  je  représente!...  Et  je  joue  le  be- 
ziguc  dans  la  perfection,  je  fais  des  réussites  comme  personne...  je  vais  même 
jusqu'au  grand  jeu,  c'est  précieux  ça! 

Cabassol  réfléchissait. 

—  Criquetta  ne  se  souvient  pas  non  plus  de  Jocko,  dit-il,  elle  n'a  que  de 
vagues  souvenirs,  mais  à  vous  deux,  madame  Friol,  peut-être  retrouveriez- 
vous  le  nom  de  ce  monsieur. 

—  Vous  êtes  bien  avec  Criquetta,  s'écria  Mme  Friol,  eh  bien,  vous 
devriez  tâcher  de  me  faire  entrer  chez  elle  comme  mère  ou  comme  tante... 
Faites  cela  pour  moi,  monsieur,  faites-moi  retrouver  une  position,  et  je  vous 
jure  que  je  retrouverai  votre  Jocko! 

—  Je  ferai  tout  mon  possible. 

—  C'est  ça  qui  ferait  mon  affaire.  Figurez- vous  que  j'ai  congé  de  mon 
propriétaire,  il  faut  que  j'enlève  ma  maison  pour  le  terme  prochain,  à  cause 
de  mes  lapins  qui  font  des  terriers  partout.  Et  je  ne  sais  pas  où  aller,  n'ayant 
pas  assez  de  rentes  pour  louer  un  appartement  boulevard  Haussmann  !... 

—  Écoutez,  Criquetta  répète  cette  après-midi  :  ce  soir,  première  de  la 
Petite  Favorite,  demain  nous  pourrons  la  voir,  je  viendrai  vous  prendre  à  onze 
heures  pour  vous  conduire  chez  elle... 

—  Entendu,  mon  cher  monsieur,  je  serai  en  grande  tenue  pour  prouver 
que  je  puis  faire  une  mère  très  convenable  et  même  imposante  au  besoin! 


Ce  farceur  de  Bizouard. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


227 


La  première  de  la  Petite  Favorite. 

Où  Cabassol  et  M*    Taparel  sont  admis  à  l'honneur  de  se  pâmer  devant  les  chefs-d'œuvre 

de  l'illustre  maître  Jean  Bizouard  peintre  impressionniste  et  naturaliste. 


Après  avoir  refusé  le  petit  verre  de  cognac  que  leur  offrait  Mme  Friol,  pour 
sceller  leur  amitié,  Cabassol  et  Billy  quittèrent  la  garenne  de  l'ex-étoile  du 
Prado. 

La  première  de  la  reprise  de  la  Petite  Favorite,  annoncée  avec  un  éclat 
particulier  et  un  grand  luxe  de  réclames, 
célébrant  les  changements  introduits  dans 
la  pièce,  était  une  petite  solennité  d'été  qui 
devait  réunir  le  fameux  tout  Paris  avant 
son  départ  pour  la  campagne. 

Cabassol  avait  retenu  son  fauteuil  quinze 
jours  d'avance  et  commandé  trois  douzaines 
de  bouquets  qui  devaient  être  lancés  à  la 
diva  des  Folies  Musicales,  à  raison  de  douze 
par  acte.  Il  fut  au  théâtre  dès  l'ouverture 
des  bureaux  et  fit  d'avance  de  grands  éloges 
de  la  pièce  et  des  interprètes;  il  parla  du 
clou  de  la  pièce,  du  fameux  ballet  du  mal 
de  dents,  réglé  et  monté  en  quinze  jours,  et 
dansé  par  vingt  danseuses  spécialement  en- 
gagées pour  la  circonstance ,  danseuses 
charmantes  et  vraiment  pas  trop  maigres! 

Hélas,  trois  fois  hélas!  A  quoi  tient  Je 
sort  des  empires  et  des  opérettes!  Le  temps, 
assez  frais  jusque-là,  s'était  mis  à  l'orage 
l'après-midi  même;  il  faisait  une  chaleur  étouffante  qui,  probablement,  agit 
déplorablement  sur  les  nerfs  de  la  presse  et  du  public,  car  la  Petite  Favorite 
fut  écoutée  avec  une  mauvaise  humeur  visible. 

Quelques  gros  critiques  déclarèrent  en  s'épongeant  que  c'était  idiot  et  qu'il 
était  absolument  indispensable  de  faire  un  exemple  sur  la  Petite  Favorite, 
pour  sauver  l'art  dramatique  en  péril. 

Cabassol  lutta  tant  qu'il  put,  de  concert  avec  Bezucheux  de  la  Fricottière  et 
ses  amis,  qui  parlaient  tout  haut  de  cabale  infecte.  Us  lancèrent,  en  dépit  des 


Madame  Friol  en  toilette. 


228  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


protestations,  leurs  bouquets  sur  la  scène  en  acclamant  Criquctta,  mais  tout 
fut  inutile,  le  ballet  lui-même,  ce  ballet  si  original  et  si  poétique,  ne  put 
sauver  la  pièce,  la  chute  fut  complète. 

En  allant  sur  la  scène  au  dernier  entr'acte,  pour  tâcher  de  consoler  Cri- 
quetta  de  cet  échec,  Cabassol  rencontra  Roquebal  et  le  maestro  Colbuche. 
Les  deux  auteurs  se  disputaient  et  rejetaient  l'un  sur  l'autre  l'insuccès  de  la 
pièce. 

—  Ça  marchait  très  bien  sans  votre  ballet  biscornu,  disait  Roquebal; 
il  était  joli,  votre  clou,  je  vous  en  félicite!  Ainsi  voilà  ma  pièce  qui  a  eu  jadis 
un  fort  succès,  nous  la  dérangeons  en  opérette  féerie,  avec  un  ballet  idiot,  et 
naturellement  elle  fait  un  four  complet! 

—  Vous  n'allez  pas  insinuer  que  c'est  ma  musique  que  l'on  siffle  ce  soir! 
s'écria  Colbuche  furieux. 

—  Non!  mais  c'est  votre  fameux  clou  qui  a  tout  perdu!  c'est  votre  ballet 
de  dentistes.  Vous  pouvez  féliciter  M.  Cabassol!  La  dent  qu'il  vous  a  arrachée 
nous  coûte  cher. 

Cabassol  baissa  la  tête;  la  Petite  Favorite,  il  ne  pouvait  se  le  dissimuler, 
tombait  victime  de  l'affaire  Badinard. 

N'osant  pas  affronter  la  douleur  de  Criquetta  immédiatement  après  la 
chute,  Cabassol  s'en  alla  sans  mot  dire. 

il  reprit  son  courage  pendant  la  nuit  et  se  leva  décidé  à  tout  faire  pour 
arriver  à  percer  l'incognito  de  Jocko.  Il  fut  à  l'heure  dite  aux  buttes  Chau- 
mont;  lorsque  le  fiacre  s'arrêta  devant  la  demeure  de  Mmo  Friol,  le  cocher 
manifesta  quelque  surprise,  mais  la  porte  de  planches  s'ouvrit  d'elle-même, 
et  Mme  Friol  apparut  sur  le  seuil  de  la  garenne,  coiffée  superbement  d'un 
chapeau  à  grands  rubans  jaunes  flottant  au  vent,  et  revêtue  d'un  châle  écla- 
tant retenu  par  une  immense  broche  contenant  la  photographie  d'un  tam- 
bour de  la  garde  nationale. 

—  Vous  voyez,  monsieur,  je  suis  sous  les  armes!  je  suis  prête,  je  viens  de 
faire  rentrer  mes  élèves,  il  n'y  en  a  plus  que  deux  qui  manquent  à  l'appel... 
vous  devriez  bien  m'aider  à  les  retrouver,  car  on  serait  capable  de  me  les 
subtiliser,  il  y  a  des  gens  si  peu  délicats. 

—  Volontiers,  madame,  répondit  Cabassol  en  entrant. 
Et  il  se  mit  à  fouiller,  du  bout  de  sa  canne,  les  grandes  herbes  et  les 

touffes  de  chardons  pendant  que  Mme  Friol  battait  les  buissons  du  côté  opposé. 
Bientôt  Cabassol  fit  lever  les  deux  fugitifs  qui  bondirent  effrayés  au  milieu  du 
terrain. 

—  Prenez  garde  aux  terriers!  cria  Mmo  Friol,  ne  les  laissez  pas  entrer! 

—  J'en  tiens  un!  répondit  Cabassol  en  saisissant  une  paire  d'oreilles 
blanches. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


229 


—  A  moi  l'autre,  dit 
Mme  Friol. 

Et  les  deux  lapins,  mal- 
gré leur  belle  défense,  fu- 
rent emportés  vers  la  mai- 
son de  planches  et  jetéa  au 
milieu  de  leurs  frères,  par- 
mi les  meubles  et  les  cas- 
seroles de  leur  maîtresse. 

—  Vous  ne  voulez  pas 
prendre  un  petit  cassis, 
avant  de  partir?  demanda 
Mme  Friol. 

—  Non,  merci,  répon- 
dit Cabassol ,  j'ai  hâte 
d'être  chez  Criquetta. 

—  Monsieur,  déclara 
Mme  Friol  en  s'installant 
dans  la  voiture,  monsieur, 
j'ai  beaucoup  réfléchi,  j'ai 
creusé  mes  souvenirs ,  et 
je  suis  certaine  mainte- 
nant que  le  Jocko  que  vous 
cherchez  est  bien  le  pein- 
tre que  je  vous  ai  dit...  et 
pour  plus  de  certitude  en- 
core, j'ai  fait  trois  réussi- 
tes! 

Criquetta  venait  de  dé- 
jeuner lorsque  Cabassol  se 
fit  annoncer,  remorquant 
Mme  Friol. 

—  Eh  bien,  mon  bon! 
fit  Criquetta  en  appliquant 
sa  main  aux  lèvres  de  Ca- 
bassol, quel  four!  quelle 
dégringolade! 

—  Chère  Criquetta, 
vous  avez  vu  que  j'ai  lutté 
jusqu'au  bout' 


La  maison  de  l'illustre  peintre  Jean  BUouard. 


230  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Courageux  comme  Bavard!...  Mais  la  Petite  Favorite  ne  tiendra  pas 
huit  jours,  et  ensuite,  vacances  et  bains  de  mer!  Vous  verra-t-on  à  Trouville, 
Cabassol?  avez-yous  vu  les  journaux?  ils  se  sont  montrés  gentils,  lisez  :  l'ad- 
mirable talent  de  Mmo  Criquetta  ne  pouvait  sauver  une  pièce  impossible... 
l'esprit  et  la  souplesse  de  Mme  Criquetta,  cet  éclat  de  rire  vivant,  a  soutenu 
quand  même  cette  pièce  inepte...  M"10  Criquetta,  séduisante  comme  toujours, 
s'est  montrée  grande  artiste,  etc.,  etc..  C'est  Roquebal  qui  doit  faire  ur. 
nez!  mais  je  m'en  bats  l'œil,  il  m'a  fait  une  scène  atroce,  hier  soir  et  je  l'ai 
envoyé  promener... 

—  Pauvre  Roquebal,  pensa  Cabassol,  c'est  la  succession  Badinard  qui  lui 
vaut  ça  !...  Ma  chère  Criquetta,  reprit-il  tout  haut,  vous  souvient-il  de  notre 
conversation  au  sujet  du  nommé  Jocko? 

—  Encore  Jocko  !  fit  Criquetta  avec  une  moue  délicieuse. 

—  Toujours,  tant  que  je  ne  l'aurai  pas  trouvé.  J'ai  découvert  que  ce  Jocko 
était  un  peintre  chauve,  grand  et  barbu,  et  je  vous  amène  une  dame  qui  l'a 
rencontré  jadis,  mais  qui  ne  se  souvient  pas  de  son  nom.  J'ai  pensé  qu'en  réu- 
nissant vos  souvenirs,  vous  parviendriez  peut-être  à  retrouver  ce  nom  tant 
cherché... 

—  Un  peintre,  chauve,  grand  et  barbu... 

—  Oui,  dit  Mmo  Friol,  et  farceur!  ah!  qu'il  était  farceur...  Voyons,  il  y  a 
trois  ans,  vous  ne  vous  rappelez  pas?...  le  peintre  à  Lucie  Friol?... 

—  Ah!  s'écria  Criquetta,  le  peintre  à  Lucie  Friol,  Bizouard,  ce  farceur  de 
Bizouard,  c'est  vrai,  toutes  les  femmes  l'appelaient  Jocko  ! 

—  Serait-ce  Jean  Bizouard,  le  fameux  peintre  impressionniste?  demanda 
Cabassol. 

—  Lui-même!  tenez,  regardez,  il  m'a  fait  mon  portrait...  C'est  d'ailleurs 
le  seul  souvenir  qu'il  m'ait  donné...  il  était  toujours  dans  la  panne  dans  ce 
temps-là. 

Criquetta  avait  décroché  un  petit  tableau  que  Cabassol  tourna,  retourna 
dans  tous  les  sens. 

—  Ce  n'est  pas  un  paysage  ? 

—  Mais  non,  tenez,  dans  ce  sens-là,  vous  ne  voyez  pas?  c'est  mon  portrait 
dans  mon  cabinet  de  toilette...  Vous  ne  voyez  pas  mes  cheveux,  et  là  un  bras... 
l'autre  est  oublié,  mais  ça  ne  fait  rien... 

—  Oui,  oui,  parfaitement,  je  me  retrouve  maintenant,  cette  grande  tache 
blanche,  c'est  votre  peignoir...  oh  !  très  bien,  mais  je  l'aimais  mieux  comme 
paysage  ;  à  votre  place,  je  l'accrocherais  dans  l'autre  sens. 

Cabassoi  heureux  d'avoir  enfin  découvert  le  nom  du  mystérieux  Jocko,  ne 
pensait  plus  qu'à  s'en  aller,  pou*-  ouvrir  immédiatement  les  hostilités  contre 
lui;  il  avait  oublié  Mmt  Friol  qui  multipliait  pourtant   les  signes  pour  lui 

» 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


231 


rappeler  qu'il  avait  promis  de  l'aider  à  retrouver  une  position  sociale.  Enfin 
Cabassol,  après  un  coup  de  coude  plus  accentué,  se  souvint  de  ce  qu'elle  atten- 
dait, et  entama  cette  négociation  délicate  avec  Criquetta.  Celle-ci  venait  juste- 
ment de  perdre  sa  femme  de  chambre  qui  lui  avait  donné  ses  huit  ,'o  irs,  pour 
entrer  dans  un  café-concert  et  se  consacrer  entièrement  à  l'art.  Elle  avait 
besoin  d'une  personne  de  confiance  pour  tenir  la  maison  et  surveiller  la 
nouvelle  femme  de  chambre  et  les  autres  domestiques. 

Mmo  Friol  était  vraiment  ce 
qu'il  lui  fallait,  elle  avait  l'expé- 
rience et  possédait  des  qualités 
remarquables  de  tenue  et  de 
discrétion.  En  peu  de  minutes 
l'affaire  fut  conclue  et  Mrac  Friol 
fut  acceptée  en  qualité  de  mar- 
raine. 

Cabassol  se  hâta  de  prendre 
congé  pour  courir  chez  M0  Tapa- 
rcl  afin  de  lui  annoncer  son  heu- 
reuse découverte. 

Il  Jtrouva  toute  l'étude  en 
train  de  travailler  pour  la  suc- 
cession Badinard.  Mmo  Colbuche 
avait  écrit  deux  lettres  nouvelles 
de  six  pages  chacune,  et  M.  Mi- 
radoux  s'occupait  des  réponses. 

—  Victoire  !  s'écria  Cabassol 
en  entrant  dans  le  cabinet  de 
Me  Taparel,  Victoire  !  je  tiens 
enfin  le  membre  du  club  des 
billes  de  billard  que  nous  cher- 
chons, je  tiens  Jocko  ! 

—  Enfin  !  comment  se  nommc-t-il?  demanda  M0  Taparel. 

—  C'est  le  célèbre  peintre  impressionniste  Jean  Bizouard. 

—  Je  l'ai  vu  hier  au  dîner  hebdomadaire  du  club,  et  j'ai  causé  avec  lui  sans 
le  soupçonner  ! 

—  Il  faut  que  vous  me  présentiez  à  lui  sous  un  prétexte  quelconque,  pour 
que  j'entre  en  campagne... 

—  C'est  bien  facile,  justement  le  grand  artiste  m'a  invité  à  venir  admirer, 
dans  son  atelier,  l'œuvre  qu'il  destine  au  prochain  salon  des  impressionnistes, 
une  œuvre  qui  doit  révolutionner  l'art...  Venez  avec  moi,  je  vous  présente 


Portrait  de  Criquet 


232 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


comme  un  riche  amateur,  nous  nous  pâmons  devant  le  chef-d'œuvre  et  la  con- 
naissance  est  faite  !  Est-ce  dit? 

—  C'est  dit.  Partons  tout  de  suite  ! 

Me  Taparel  sonna  pour  demander  son  pardessus  et  sa  canne.  Cabassol  avait 
sa  voiture  à  la  porte,  Mc  Taparcl  donna  l'adresse  de  Jean  Bizouard,  boulevard 
de  Clichy,  et  les  deux  vengeurs  de  Badinard  roulèrent  menaçants  vers  la 
demeure  de  Jocko. 

Le  célèbre  peintre  impressionniste  avait  son  atelier  au  quatrième  étage 
d'une  maison  entièrement  occupée  par  les  beaux  arts  :  au  rez-de-chaussée,  un 
sculpteur;  un  peintre  de  petits  sujets  mondains  etdejolis  chiffonnages,au  pre- 
mier ;  un  prix  de  Borne,  au  second  ;  un  animalier,  au  troisième  ;  l'impressionnist'' 
au  quatrième,  nous  l'avons  dit;  et,  sous  les  toits,  au  cinquième,  un  paysagiste 
qui,  de  son  atelier,  pouvait  apercevoir  la  grande  nature  de  la  banlieue  de  Paris, 
les  nobles  lignes  et  les  suaves  contours  des  coteaux  d'Argenteuil. 

Le  célèbre  peintre  impressionniste  ouvrit  lui-même  sa  porte  à  nos  amis.  Il 
répondait  bien  au  signalement  donné  par  Griquetta  et  par  Mme  Friol,  il  était 
grand,  barbu  et  chauve.  Il  était  vêtu  d'une  vareuse  de  velours  violet  et  d'un 
pantalon  bleu  d'une  coupe  ultra  élégante.  Une  cravate  de  soie  bleue  à  pois 
jaunes,  un  monocle,  un  jabot  et  des  manchettes  plissées,  complétaient  ce  cos- 
tume que  M.  Bizouard  portait  avec  une  désinvolture  nonchalante. 

—  Eh  !  bonjour,  bille  de  billard  Taparel  !  fit  Jean  Bizouard  en  tendant  la 
main  aux  arrivants,  vous  avez  eu  le  courage  de  grimper  jusqu'à  mon  perchoir, 
c'est  bien  aimable  à  vous  ! 

Mon  cher  Bizouard,  répondit  Me  Taparel,  j'avais  soif  d'idéal  et  de  poésie, 
je  voulais  contempler  votre  nouveau  chef-d'œuvre,  pour  me  reposer  de  mes 
longues  séances  d'affaires  notariales...  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter  M,  Ca- 
bassol, un  de  nos  amateurs  distingués,  un  érudit  des  choses  de  l'art... 

—  Asseyez-vous  donc,  messieurs,  fit  Bizouard  en  les  poussant  vers  un  divan, 
asseyez-vous  et  prenez  des  cigarettes... 

Cabassol  et  Me  Taparel  se  laissèrent  tomber  sur  un  large  divan  rouge  et 
prirent  les  cigarettes  que  leur  oflYait  Bi- 
zouard ;  l'illustre  maître  s'étendit  dans  un 
fauteuil  américain,  tenant  la  palette  d'une 
main  et  de  l'autre  une  longue  pipe  turque. 
Pendant  qu'il  se  perdait  dans  la  contempla- 
tion des  spirales  de  la  fumée  bleue  qu'il 
lançait  autour  de.  lui  dans  toutes  les  direc- 
tions, les  deux  visiteurs  examinaient  l'ate- 
lier immense  et  élégant  du  Raphaël  de  l'im- 
pressionnisme. 


■fcf  i 


Profond  repos 
par  Jean  Bizouard. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.  30. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


235 


Au  centre  de  l'atelier,  se  dressait  le  chef-d'œuvre  en  fabrication,  splendi- 
dement encadré  dans  une  large  bordure  d'or  et  flanqué  de  deux  grandes 
plantes  tropicales  dans  des  vases  de  faïence  bleue;  sur  d'autres  chevalets, 
des  toiles  terminées  ou  commencées  seulement,  donnaient  des  taches  bizarres, 
des  effets  de  couleur  terrifiants,  de  véritables  feux  d'artifice  éclatant  en 


DANAÉ,  par  Jean  Bizouard. 


fusées  jaunes,  bleues,  vertes  ou  rouges.  Au  centre  de  l'atelier,  sur  une  grande 
table  du XVIe  siècle,  parmi  des  fouillis  de  gravures,  d'étoffes  orientales  et  de 
japonaiseries,  trônaient,  dans  une  attitude  pleine  de  fierté,  deux  immenses 
bottes  de  gros  cuir  noir,  non  pas  des  bottes  artistiques  des  temps  passés,  des 
bottes  gothiques  et  archéologiques,  mais  bien  d'ignobles  bottes  du  plus  pur  xixe 
siècle,  des  bottes  naturalistes  d'égoutier. 

Les  murs  de  l'atelier  étaient  du  haut  en  bas  garnis  d'esquisses  et  de 
pochades,  portant  toutes  la  patte  du  maître  ;  dans  le  fond  s'élevait  un  escalier 
de  bois,  aux  balustres  finement  tournées,  conduisant  à  une  petite  pièce  basse 
de  plafond,  bondée  de  débarras  et  de  chefs  d'oeuvre  retournés  contre  le  mur. 

—  Regardez-moi  ça  avec  vos  meilleurs  yeux,  dit  enfin  Jean  Bizouard,  en 


?36  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


indiquant  avec  le  tuyau  de  sa  pipe  le  chef-d'œuvre  du  jour,  regardez-moi  ça 
et  dites-moi  votre  sentiment  vrai,  sans  flatterie  aucune! 

Cabassol  et  Me  Taparel  arrondirent  leurs  mains  en  forme  de  télescope, 
devant  leurs  yeux  et  se  plongèrent  dans  l'étude  du  grand  tableau. 

—  Ma  composition,  poursuivit  Bizouard,  aura  pour  titre  Profond  repos. 
Je  veux  montrer  dans  une  œuvre  à  la  fois  calme  et  forte,  le  repos  des  travail- 
leurs se  confondant  avec  le  grand  repos  de  la  nature  à  l'heure  du  crépuscule! 
C'est  une  œuvre  longuement  pensée,  où  je  veux  allier  la  vigueur  du  natura- 
lisme aux  sentimentalités  de  l'idéalisme,  avec  une  teinte  de  panthéisme,  mais 
de  panthéisme  moderne.  —  Ce  trou  rond  au  milieu  de  ma  toile,  c'est  une 
bouche  de  l'égoût  collecteur;  vous  voyez,  elle  n'est  pas  fermée,  mais  l'échelle 
avec  laquelle  on  descend  est  retirée,  ce  qui  indique  déjà  des  intentions  de 
repos.  —  Maintenant,  voyez  la  superbe  dominante  du  tableau,  les  deux  paires 
de  bottes  debout  sur  le  trottoir,  l'une  un  peu  affaissée  et  allanguie  à  la  fois 
par  le  travail  d'une  rude  journée  et  par  les  molles  tiédeurs  d'un  coucher  de 
soleil  de  septembre,  et  l'autre,  fière  personnification  du  courage  plébéien,  se 
redressant  pleine  de  confiance  dans  la  force  et  dans  l'élasticité  de  son  cuir, 
prête  à  recommencer  demain  le  labeur  d'aujourd'hui!  Vous  voyez  comme 
l'idée  de  profond  repos  ressort  vigoureusement.  Ce  qui  l'achève,  c'est  cette  indi- 
cation sur  la  droite,  voyez,  un  commencement  de  boutique  avec  ces  mots  : 
Commerce  de  vins!....  tout  est  là,  les  travailleurs,  après  la  tâche  faite,  sont 
remontés,  ils  ont  mis  en  tas  leurs  outils,  ces  racloirs,  ces  lanternes  et  cette 
échelle,  ils  ont  retiré  leurs  bottes  de  travail  et  ils  sont  allés  respirer  un  instant 
devant  une  coupe  pleine...  Profond  repos! 

—  Superbe  !  fit  Me  Taparel. 

—  Écrasant  !  s'écria  Cabassol. 

—  Ah  !  l'ignoble  critique  prétend  que  nous  ne  pensons  pas,  nous  autres 
impressionnistes!  reprit  Jean  Bizouard,  j'ai  voulu,  dans  cette  seule  toile, 
prouver  que  nous  sommes  au  contraire  essentiellement  des  penseurs!  nous 
sommes  des  poètes,  non  pas  des  gratteurs  de  lyres,  des  accordeurs  de  man- 
dolines, de  fadasses  amants  de  la  lune,  mais  bien  des  prêtres  de  la  vraie  poésie 
moderne,  à  la  fois  poètes  vibrants  et  penseurs  immenses!  Et  comme  peintres, 
quel  est  votre  sentiment  sur  notre  peinture? 

—  Notre  sentiment,  à  nous,  simples  et  vils  bourgeois,  c'est  qu'il  n'existe 
pas  d'autre  peinture  que  la  vôtre,  l'autre  n'est  qu'un  coloriage  vulgaire  ! 

—  Vous  l'avez  dit,  vous  avez  trouvé  le  vrai  mot  :  coloriage  à  l'huile  !  Mes- 
sieurs, vous  avez  des  sentiments  impressionnistes  dont  je  ne  saurais  trop  vous 
féliciter  !. .:  C'est  si  rare,  l'ineptie  triomphante  a  tant  d'adeptes  parmi  ceux  qui 
se  disent  amateurs  éclairés  des  beaux-arts!  Vive  l'impressionnisme,  l'autre 
peinture  c'est  de  la  peinture  blette  I  ^ 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


237 


—  Nous  permettrez-vous,  quand  nous  serons  remis  de  notre  émo- 
tion, d'examiner  un  peu  vos  autres  chefs-d'œuvre?  demanda  Cabassol. 

—  Tant  qu'il  vous  plaira!  venez  voir  encore  un  morceau  capital  :  le  Mêlé- 
Cassis,  portrait  de  Mme  la  comtesse  de  D...  C'est  le  portrait  intime  que  je  pré- 
tends opposer  aux  portraits  officiels  des  salons... 


M*  Taparel  et  Cabassol  admis  à  se  pâmer  devant  les  chefs-d'œuvre  de  Bizouard. 


—  Oui,  fit  Cabassol,  des  portraits  où  les  modèles,  hommes  ou  femmes, 
généraux  ou  grandes,  dames,  ont  l'air  de  simples  navets  habillés  ! 

—  C'est  peint  sur  le  pouce,  en  pleine  pâte,  avec  une  intensité  d'expres- 
sion... 

—  Inouïe  !  s'écria  Mc  Taparel. 

Bizouard  s'était  levé  et  faisait  avec  ses  visiteurs  le  tour  de  son  atelier. 

—  Ceci,  dit-il  en  montrant  quatre  grandes  toiles,  est  une  série  de  panneaux 
pour  l'hôtel  du  prince  Barlikoff,  un  de  nos  grands  seigneurs  naturalistes- 
—  J'ai  symbolisé  les  métaux  :  voici  /'or,  une  Danaé  moderne,  aux  cheveux 
fauves,  ruisselants  sous  une  pluie  d'or;  puis  l'argent  symbolisé  par  un  vieux 


238 


LA     GRANDE    MASCARADE     PARISIENNE 


bravo  couvert  de  blessures  et  cachant  une  noble  amputation  sous  un  appen- 
dice nasal  en  argent!  Ensuite  vient  le  cuivre,  un  vieux  saltimbanque  jouant 
de  l'opbicléide,  et  le  zinc,  brillamment  indiqué  par  un  comptoir  de  mar- 
chand de  vins  sur  lequel  une  jeune  blanchisseuse  est  en  train  de  prendre  un 
verre  d'anisette...  Ça  nous  sort  un  peu  des  grandes  imbécillités  allégoriques  à 
la  pommade! 

—  C'est  de  la  grande  peinture  !  prononça  Cabassol. 

—  Le  reste  de  mes  machines  est  de  moindre  importance,  ce  sont  des 
pochades,  des  toiles  commencées,  des  ébauches  d'impressions,  de  fugitives 
sensations  jetées  sur  la  toile...  Mes  meilleures  choses  sont  parties,  l'Amérique 
enlève  tout  ce  que  je  fais  avant  que  ce  soit  sec  !  Vous  voyez  cette  grande  toile 

en  train,  c'est  commandé  par  un  banquier  de  Chicago 
qui  ne  sait  pas  le  chiffre  de  ses  dollars.  —  J'appellerai 
probablement  ça  Y  Ame  embêtée;  vous  voyez  que  je  me 
lance  dans  la  peinture  des  sentiments,  dans  la  psycho- 
logie; j'ai  voulu  peindre  sur  une  figure  le  reflet  des  dé- 
senchantements de  la  vie...  Tout  cela  se  lit  dans  cette 
figure  de  femme...  Hein,  comme  elle  dit  bien  :  Ah! 
zut  alors! 

—  Il  me  semble  que  vous  vous  séparez  là  du  pur 
impressionnisme?  glissa  Cabassol. 

—  Mais  oui,  je  creuse  davantage,  je  fais  du  sensa- 
tionnisme  :  je  prétends  que  tous  les  mouvements  de 
l'âme  peuvent  se  peindre  d'une  façon  parfaitement  tan- 
gible, ainsi  je  médite  une  figure  de  femme  que  j'intitulerai  :  Hésitation:  — 
C'est  difficile  à  peindre  avec  une  seule  figure,  l'hésitation.  Donnez-moi  ça  à 
un  prix  de  Rome  vous  verrez  ce  qu'il  fera... 

—  Il  hésitera,  dit  Cabassol. 

—  Il  fera  une  nymphe  en  train  d'effeuiller  des  marguerites...  une  bêtise 
pour  les  pensionnats  de  demoiselles  !  moi  qui  n'ai  jamais  vu  de  nymphe,  je 
ferai  carrément  une  brune  à  l'œil  piquant  tenant  d'une  main  une  carte  de 
vi=ite  qu'elle  parcourt  d'un  rapide  coup-d'œil,  et  dissimulant  avec  l'autre 
main  un  élégant  clyso!  Je  vais  vous  montrer  l'esquisse... 

—  Quelle  idée  charmante  !  s'écria  Me  Taparel. 

—  Et  quel  délicieux  tableau  pour  le  boudoir  d'une  jolie  femme!  fit  Cabas- 
sol. 11  faudra,  cher  maiire,  que  vous  ne  laissiez  pas  enlever  toutes  vos  œuvres 
par  l'Amérique,  et  que  vous  me  consacriez  quelques  heures  d'inspiration... 
ma  galerie  a  besoin  d'une  perle! 

—  C'est  que  je  suis  si  occupé,  répondit  Bizouard,  cependant....  Une  idée  me 
vient  :  Que  diriez-vous  d'un  jambon  d'York  entouré  de  quelques  chaudrons? 


L'âme  embêtée, 
esquisse    par    J.   Bizouard 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


239 


—  Ce  serait  exquis,  mais  je  préférerais  une  étude  de  femme  dans  le  genre 
de  l'Hésitation 

—  Eh  bien,  je  réfléchirai,  je  chercherai 

Cabassol  était  déjà  dans  un  autre  coin  de  l'atelier,  examinant  de  nombreuses 
toiles  commencées,  qu'il  tournait  et  retournait 
dans  tous  les  sens * 

—  Cher  maître,  dit-il,- serait-il  indiscret  de 
vous  demander 

—  Ce  que  c'est  que  tout  ça  ?  Je  ne  sais  pas 
encore,  répondit  le  maître,  j'attends  l'inspira- 
tion, ma  méthode  à  moi  n'est  pas  celle  que  l'on 
enseigne  à  l'école  de  Rome,  mais  c'est  la  bonne  ! 
J'écrase  au  hasard  mes  tubes  de  couleur  sur  ma 
palette,  je  tripote,  je  trilure,  je  fricasse  le  tout 
ensemble,  je  prends  une  toile  et.je  flanque  tout 
ça  dessus;  puis  je  retourne  contre  le  mur  et 
j'attends  que  ça  sèche  ! 

—  Merveilleux!  Il  faut  être  un  maître  pour 
risquer  ces  audaces...  Et  quand  c'est  sec? 

—  Quand  c'est  sec,  je  prends  ma  toile,  je  la 
flanque  sur  un  chevalet  et  je  me  colle  devant 

avec  ma  pipe Ces  jours-là,  je  condamne  ma 

porte  pour  ne  pas  effaroucher  la  muse  !  Je  fume 


Sculpture  naturaliste. 


rtlfef 


Bourgeois  et  bourgeoise  du  xix°  siècle. 


240  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


et  je  pense,  je  pense  et  je  fume,  et  alors,  après  quelques  heures  d'entraînement, 
les  sujet?  se  drossent  devant  moi,  complets  et  achevés.  Je  décide  si  telle  ou 
telle  ébauche  sera  terminée  en  paysage  à  Argenteuil,  en  blanchisseuse  ou  en 
chaudron,  en  bouquet  de  lilas  ou  bien  en  coucher  de  soleil  d'automne  sur  les 
ri\es  de  la  Loire. 

—  Voilà  la  vraie  manière  ! 

—  Oui,  j'ai  fait  ainsi  de  vraies  trouvailles...  des  perles!...  Tenez,  ces 
falaises  du  Trêport  à  marée  basse,  ce  soleil  couchant  de  novembre  et  ce  portrait 
de  madame  la  baronne  de  Canisy,']o  les  ai  trouvés  comme  çà  !...  Ce  portrait 
m'a  donné  un  peu  de  mal;  par  suite  d'une  erreur  due  sans  doute  à  la  mau- 
vaise qualité  d'un  paquet  de  tabac,  ou  bien  je  ne  sais  quelle  cause,  j'en 
avais  fait  d'abord  un  coin  des  régates  d [Argenteuil,  mais  je  n'en  étais  pas  con- 
tent... Le  lendemain  l'inspiration  m'est  revenue  et  j'ai  transformé  mes  ré- 
gates en  baronne  de  Canisy. 

—  Elle  a  le  nez  un  peu  rouge,  est-ce  que  la  baronne... 

—  Non,  c'est  une  vareuse  de  canotier  de  ma  première  version  qui  lui 
donne  cette  carnation  un  peu  chaude  .. 

—  Cher  maître,  n'oubliez  pas  qu'il  me  faut  un  chef-d'œuvre,  vous  m'élec- 
trisez,  vous  m'enlevez,  je  ne  serai  tranquille,  que  lorsque  je  vous  verrai  en 
train  ! 

—  Voyons  1  fit  Bizouard,  j'ai  depuis  longtemps  l'intention  de  faire  un 
tableau  à  sensation  intitulé  la  Reine  de  la  Boule  noire,  représentant  une  per- 
sonne plantureuse  en  train  de  lever  la  jambe  à  la  hauteur  de  l'œil... 

—  Délicieux!  cher  maître,  c'est  le  chef-d'œuvre  qu'il  me  faut!  J'accepte 
d'avance  toutes  vos  conditions 

—  Alors,  puisque  le  sujet  vous  va,  je  vais  méditer  mon  œuvre;  demain  je 
me  met*  au  travail. 

—  Encore  une  autre  faveur,  cher  maître.  Aurai-je  la  permission  de  venir, 
de  temps  en  temps,  voir  où  en  sera  notre  Reine  de  la  Boule  noire  ? 

—  Comment  donc!  j'espère  que  vous  me  ferez  le  plaisir  de  venir  le  plu* 
souvent  possible. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


241 


La  poésie  naturaliste.  —  La  sculpture  naturaliste. 
—  Programme  de  la  VIE  DÉGOÛTANTE,  organe 
naturaliste.  —  La  Jalousie  de  Mme  Bizouard.  — 
Exploits  d'huissier. 

—  Me  voilà  dans  la  place  !  dit  Gabassol, 
en  quittant  l'atelier  de  Jean  Bizouard,  il  ne 
me  reste  plus  qu'à  plaire  à  Mme  Bizouard... 

—  Que  l'on  dit  charmante,  heureux  gail- 
lard! répondit  Me  Taparel. 

—  Je  m'arrangerai  de  façon  à  me  faire 
inviter  à  dîner  à  ma  prochaine  visite;  Jocko 
n'a  qu'à  se  bien  tenir,  je  vengerai  Badinardl 

■*-  C'est  cela,  le  plus  tôt  possible,  car  le  temps  passe,  et  il  ne  faut  pas 
oublier  que  vous  avez  un  délai  relativement  court  pour  opérer  les  ven- 
geances imposées  par  le  testateur...  En  ma  qualité  d'exécuteur  testamentaire, 
je  dois  vous  le  faire  remarquer. 
Liv.  31. 


242  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  C'est  bien,  je  vais  tâcher  de  rattraper  le  temps  perdu  à  courir  à  la 
recherche  de  Jocko. 

Gabassol  laissa  passer  deux  jours  sans  tourmenter  Bizouard,  mais  le  troi- 
sième jour,  il  sonna  à  l'atelier  du  peintre  impressionniste,  bien  disposé  à 
mener  rondement  les  choses. 

Jean  Bizouard  ne  travaillait  pas;  assis  devant  une  grande  toile  vierge  de 
tout  coup  de  pinceau,  il  causait  en  fumant  sa  pipe  turque  avec  quelques 
amis. 

—  Tiens!  dit-il  en  tendant  la  main  à  Gabassol,  je  parlais  de  vous;  j'expli- 
quais à  ces  messieurs  le  tableau  que  je  médite  pour  vous.  Permettez-moi  de 
vous  présenter,  messieurs,  monsieur  Gabassol,  un  de  nos  amateurs  les  plus 
éclairés,  j'ose  le  dire!  Monsieur  Gabassol,  le  prince  Barlikoff,  grand  seigneur 
impressionniste  et  naturaliste,  le  flambeau  artistique  de  la  Russie,  M.  Buchot, 
peintre  impressionniste,  mon  meilleur  élève,  M.  Jules  Topinard,  une  des 
étoiles  de  la  littérature  contemporaine,  un  homme  qui  lient  haut  et  ferme  le 
drapeau  du  naturalisme  et  de  l'impressionnisme  dans  les  lettres!  Et  mainte- 
nant, monsieur  Cabassol,  prenez  un  calumet  ou  une  cigarette  et  asseyez-vous! 

—  Messieurs  !  fit  Gabassol,  excusez  mon  outrecuidance,  vous  formez  un 
cénacle  illustre,  où  moi,  simple  et  vulgaire  amateur,  je  me  présente  sans 
titres... 

—  Monsieur,  je  vous  félicite,  dit  le  romancier  naturaliste  Topinard, 
répondant  à  Gabassol,  vous  allez  posséder  un  chef-d'œuvre.  Bizouard  vient 
de  nous  esquisser  à  larges  traits  le  sujet  qu'il  vous  destine.  C'est  de  la  pein- 
ture sociale!... 

On  causa  longuement  de  la  future  Reine  de  la  Boule  noire,  puis  les  visi- 
teurs de  Jean  Bizouard  reprirent  la  conversation  que  l'arrivée  de  Gabassol 
avait  interrompue. 

—  Je  disais  donc,  s'écria  le  romancier  Topinard,  que  le  moment  me 
semble  venu  de  créer  une  tribune  spéciale  au  naturalisme,  à  l'aurore  de  son 
triomphe!  Notre  influence  se  fait  sentir  dans  les  hautes  régions,  peu  à  peu  le 
naturalisme  atteint  et  transforme  tout  autour  de  lui;  la  peinture  devient  natu- 
raliste, la  poésie  se  laisse  gagner...  il  faut  qu'avant  peu,  il  n'y  ait  plus  que  des 
poètes  naturalistes,  chantant  les  réalités  augustes,  au  lieu  de  gratter  leurs 
vieilles  lyres  en  regardant  les  étoiles.  Il  faut  que  la  sculpture  devienne,  elle 
aussi,  un  art  moderne  et  naturaliste,  il  faut  qu'elle  donne  un  bon  coup  de 
balai  dans  son  armoire  aux  poncifs,  qu'elle  abandonne  ses  agamemnons,  ses 
muses,  se9  génies  et  ses  nymphes,  pour  en  arriver,  sous  le  souffle  vivifiant 
des  doctrines  nouvelles,  à  des  œuvres  plus  fortes  et  plus  saines! 

—  Bravo  !  dirent  à  la  fois  Bizouard,  Cabassol  et  les  autres. 

—  J'ai  déjà  converti  un  sculpteur,  il  a  brisé  avec  l'école,  pour  se  retremper 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


243 


dans  le  sein  du  naturalisme.  11  travaille 
à  une  Vachèrese  fourrant  les  doigts  dans 
le  nez  en  ne  pensant  à  rien,  qui  sera  la 
gloire  du  prochain  salon.  Dès  qu'il  aura 
terminé  sa  vachère,  il  se  mettra  à  un 
groupe  colossal  intitulé  :  Bourgeois  et 
bourgeoise  du  xixe  siècle,  endormis.  J'ai 
vu  l'esquisse,  c'est  superbe!  Son  bour- 
geois et  sa  bourgeoise  sont  couchés  dans 
leur  lit;  ils  se  tournent  le  dos  et  ronflent. 
Le  mari  tient  encore  à  la  main  le  journal 
qu'il  lisait  avant'de  s'endormir;  c'est  une 
scène  complète  avec  tous  les  accessoires 
Le  romancier  indispensables  ,  l'édredon ,  la  table  de 
Topinard.  nujt  et  ja  iampe>  et  le  jeune  sculpteur 

espère  obtenir  de  l'État  la  commande  du  marbre  de  ce  groupe,  pour  une 
place  publique  ou  un  musée.  Quel  document  pour  les  générations  futures! 

—  Je  veux  déjà  lui  commander  quelque  chose!  exclama  le  Russe  natura- 
liste. 

—  Les  hommes  qui  planent  dans  les  hautes  régions  de  l'art,  peintres, 
sculpteurs,  écrivains,  sont  touchés  et  projetés  en  avant  par  le  grand  souffle 
naturaliste,  reprit  le  romancier  Topinard.  Ce  qu'il  faut  maintenant,  c'est  faire 
pénétrer  ce  souffle  dans  les  masses,  pour  les  imprégner  ds  doctrines  nou- 
velles, pour  les  lancer  à  leur  tour  dans  le  grand  mouvement  littéraire  qui 
sera  l'unique  gloire  du  xixe  siècle! 

Le  levier  qui  doit  soulever  les  masses,  c'est  le  journal!  Il  faut  au  natura- 
lisme sa  tribune  officielle,  son  moniteur,  il  va  l'avoir  :  j'ai  réussi  à  grouper 


M.  Buchot, 
peintre  naturaliste. 


quelques    écrivains    distin- 
gués et  je  fonde  : 


VIE   DEGOUTANTE 

Organe  littéraire,  artistique,  politique 
et  purement  naturaliste. 

Paraissant  deux  fois  par  semaine. 

—  Bravo  !  excellent  titre  ! 
s'écria  Gabassol. 

—  Charmant  !   je    m'a- 
bonne, dit  le  Russe. 


Un  prince  naturaliste. 


—  Nous  sommes  résolus 
à  casser  toutes  les  vitres! 
reprit  Topinard,  tous  les 
carreaux  de  l'idéal,  cette 
vieille  balançoire  fadasse... 
Plus  de  grandes  phrases 
creuses,  plus  de  ces  senti- 
ments faux  et  florianesques 
dont  on  nous  rebat  les  oreil- 
les dans  les  romans.  A  bas 
le  romantisme!  Le  vrai,  le 
réel,  le  vécu,  l'arrivé,  l'ex- 
périmenté, il  n'y  a  que  ça! 


Creusons,  fouillons  les  réalités  de  la  vie.  Je  commence,  dès  le  premier  nu- 
méro, un  grand  roman  physiologique  et  médical,  où  je  compte  donner 
toute  une  série  d'ordonnances  de  médecins  du  plus  grand  intérêt,  par  la 
clarté  qu'elles  jettent  sur  le  tempérament  de  mes  personnages.  Mon  héros 
est  un  jeune  élève  en  pharmacie  qui,  par  la  lecture  intelligente  des  ordon- 


Lft  cénacle  naturaliste. 


nances,  devine  le  moment  précis  où  il  doit  offrir  ses  hommages  à  une  veuve 
charmante  et  maladive.  Il  y  a,  à  la  dernière  ordonnance,  quand  l'élève  en 
pharmacie  apporte  lui-même  les  potions  à  cette  dame,  une  scène...  pathéti- 
que qui  révolutionnera  la  critique! 

—  Et  vous  ferez  de  la  politique  dans  votre  journal?  demanda  Gabassol. 

—  Nous  ferons  de  tout!  Nous  avons  un  bulletin'politique  conçu  naturelle- 
ment dans  un  esprit  tout  nouveau,  puis  des  échos  de  Paris,  où  nous  raconte- 
rons les  faits  du  jour,  avec  des  détails  francs  et  naturalistes,  des  études  phy- 
siologiques et  sociales,  des  variétés  naturalistes  et,  de  temps  en  temps,  des 
échantillons  de  la  poésie  nouvelle.  Avant  que  la  Vie  dégoûtante  ait  seulement 
deux  ans  d'existence,  notre  cause  aura  triomphé  partout,  je  vous  le  prédis! 


—  Monsieur  Topinard,  vous  avez  une  éloquence  d'apùtre  qui  me  sub- 
pigue!  proclama  Gabassol.  Je  conservais  encore  quelques  vieilles  tendances 
Idéalistes,  mais  je  les  sacrifie  solennellement  sur  l'autel  de  la  Vie  dégoûtante! 

—  Je  venais,  reprit  le  romancier  Topinard,  solliciter  de  notre  éminent 
ami  Bizouard  la  permission  d'inscrire  son  nom  sur  la  liste  de  nos  collabora- 
teurs... 


—  Gomment  donc!  fit  Bizouard  en  s'inclinant. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  je  demande  de  plus  au  grand  maitre  impressionniste 
et  naturaliste,  un  frontispice  pour  la  Vie  dégoûtante,  si,  du  moins,  ses  travaux 
gigantesques  lui  laissent  un  instant  de  loisir... 

—  Votre  journal  combat  pour  la  bonne  cause,  je  lui  ferai  un  frontispice 
programme  de  haut  ragoût,  vous  m'en  direz  des  nouvelles!  s'écria  Bizouard. 

Topinard  reçut  les  félicitations  de  tout  le  monde  pour  son  idée  triom- 
phante, il  causa  encore  et  développa  ses  théories;  puis,  se  levant  enfin,  il  prit 
congé  de  Bizouard;  le  prince  russe  et  l'élève  du  peintre  en  firent  autant 
bientôt  et  Cabassol  resta  seul  avec  le  maître. 

—  Et  mon  chef-d'œuvre  ?  demanda-t-il.  A  quelle  période  est-il?  L'incuba- 
tion ou  l'exécution? 

—  Il  n'est  pas  encore  sorti  de  là,  s'écria  Bizouard  en  se  frappant  le  front, 
voyez  ma  toile,  netteté  absolue...  L'idée  est  là,  dans  mon  cerveau,  complète, 


246  LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


année  de  toutes  pièces  et...  vous  ne  savez  pas,  vous  ne  pouvez  pas  savoir  ce 
qui  l'empêche  de  sortir!... 

—  Qu'est-ce  donc?  cher  maître,  vous  m'épouvantez... 

—  Vous  ne  pouvez  pas  vous  douter... 

—  Dites-moi  tout,  cher  maître,  j'ai  du  courage! 

Bizouard  se  leva,  arpenta  convulsivement  son  atelier,  en  se  donnant  de3 
coups  de  poing  sur  la  tête;  puis  il  alla  soulever  les  portières,  regarda  derrière 
les  chevalets  s'il  n'y  avait  personne  et  revint  ensuite  vers  Gabassol  dont  il 
-  dsit  la  main. 

—  Eh  bien?  demanda  notre  héros  inquiet. 

—  Eh  bien!...  dit  Bizouard  avec  une  intonation  tragique,  elle  est  ja- 
louse ! 

—  Elle  est  jalouse?  qui  ça? 

—  Ma  femme  ! 

—  Mme  Bizouard  ! 

—  Oui,  elle  m'a  fait  signifier  hier,  par  huissier,  que,  si  je  prenais  encore 
des  modèles  féminins,  elle  plaidait  en  séparation  !  Il  y  a  longtemps  qu'elle  me 
tourmente  :  j'ai  été  héroïque,  j'ai  lutté,  tous  les  tableaux  qui  ont  fait  mon 
succès,  mes  Rigoleuses  du  boulevard  extérieur,  mes  canotières,  ces  études 
féminines  que  l'on  qualifie  de  magistrales,  ont  été  exécutées  parmi  les  orages 
et  les  querelles!  ah!  mon  ami,  permettez-moi  de  vous  appeler  mon  ami, 
quelle  énergie  et  quelle  souplesse  j'ai  dû  déployer!  Mais,  c'est  fini,  elle  ne 
veut  plus  que  je  fasse  autre  chose  que  de  la  nature  morte,  elle  m'aime 
trop! 

—  Quelle  situation! 

—  Hélas!  voilà  près  d'un  an  que  je  suis  voué  à  la  nature  morte...  toute 
sa  famille  s'est  liguée  contre  moi,  ma  belle- mère  me  fait  surveiller  dans  la 
crainte  que  je  n'introduise  subrepticement  des  modèles  féminins  dans  mon 
atelier,  un  atelier  que  j'avais  choisi  exprès  assez  loin  du  domicile  conjugal... 

—  Mais  c'est  un  drame!  s'écria  Gabassol. 

—  Maintenant  c'est  fini,  l'huissier  est  venu,  il  m'a  apporté  un  papier 
timbré  qui  m'interdit  absolument  tout  modèle  féminin;  sans  quoi,  procès, 
séparation,  etc.,  etc.!! 

—  Aïe!  fitCabassol. 

—  Est-ce  que  vous  tenez  beaucoup  à  votre  Reine  de  la  Boule noire?Voyons, 
un  superbe  chaudron  et  une  bourriche  d'huîtres  ne  vous  iraient  pas  plutôt? 
Ça  ne  troublerait  pas  mon  ménage,  je  ne  recevrais  pas  de  significations 
d'huissier.  Tenez,  lisez  mon  papier  timbré. 

Et  Bizouard  tira  d'un  album  une  feuille  de  papier  timbré  et  la  tendit  à 
Gabassol  qui  lut  rapidement  : 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


247 


L'an  mil  huit  etc.,  je,  Vincent-Népomucène-Gontran  Lebarbu,  huissier  près 
le  tribunal  civil  de  la  Seine,  à  la  requête  dcMmeEulalie-Marguerite-Estelle  Vertpré, 
épouse  de  M.  Eugène-Jean-Jules  Bizouard,  artiste  peintre,  demeurant  à  Paris. 
•»  Me  suis  transporté  à  l'atelier  de  mondit  sieur  Eugqne-Jean-Jules  Bizouard,  artiste 
peintre,  époux  de  la  requérante,  boulevard  de  Clichy,  où  étant  et  parlant  à  la  per- 
sonne de  son  concierge,  j'ai  parlementé  pendant  treize  minutes  avant  d'obtenir 
l'entrée  de  l'atelier  dudit  sieur  Eugène-Jean-Jules  Bizouard. 


«  La  porte  ouverte  entin,  je  me  suis  trouvé  dans  une  grande  pièce  meublée  et 
agencée  comme  il  convient  pour  le  travail  dudit,  en  présence  dudit  sieur  et  d'une 
dame  blonde  aux  cheveux  dénoués,  fumant  une  cigarette  et  buvant  un  petit  verre 
de  fine  Champagne,  ainsi  que  je  m'en  suis  assuré  ;  ladite  dame  revêtue  pour  tout 
costume,  d'une  petite  pièce  d'étoffe  turque.  Je,  huissier,  après  avoir  constaté  que 
les  vêtements  ordinaires  de  ladite  dame  blonde,  consistant  en  robe,  jupons,  corset, 
bas  et  autres,  qu'il  ne  convient  pas  de  détailler,  gisaient  dans  un  des  coins  de 
l'atelier,  ai  demandé  à  ladite  dame  blonde,  ses  nom,  prénoms  et  qualité,  pour  les 
faire  figurer  au  présent  acte  avec  toutes  les  réserves  de  droit  pour  citations  ulté- 
rieures ;  auxquelles  demandes  ladite  dame  blonde  a  répondu  se  nommer  Virginie- 
Eusébie  Galoubet,  exerçant  la  profession  de  modèle,  et  demeurant  à  Paris,  chaussée 
Clignancourt,  424. 

Poursuivant  mes  constatations,  malgré  l'opposition    dudit  Eugène-Jean  Jules 


243  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Bizciard,  opposition  que  je  qualifierais  presque  de  violente,  je,  huissier,  ai  ren- 
contré sur  le  panneau  de  droite  en  entrant,  huit  cadres  contenant  des  figures  de 
femmes,  sinon  dépourvues  de  tout  vêtement,  du  moins  à  peine  couvertes  d'étoiïes 
plus  ou  moins  flottantes  ou  même  vagues;  sur  le  panneau  de  gauche,  vingt-deux 
toiles  que  ledit  sieur  a  qualifiées  des  termes  d'études  et  de  pochades,  lesquelles  études 
et  pochades  représentent  également  des  figures  de  femmes,  quelques-unes  vêtues, 
mais  de  costumes  un  peu  débraillés  et  les  autres  presque  non  couvertes;  sur  le 
panneau  du  fond  quatorze  autres  toiles,  figures  de  femmes  en  buste  ou  à  mi-corps 
à  vêtements  indécis,  enfin  sur  le  panneau  près  de  l'entrée  six  toiles  de  même  ca- 
ractère, parmi  lesquelles  j'ai  parfaitement  reconnu  à  certain  signe  le  portrait  de 
M110  Virginie  Galoubet,  sans  aucun  tapis  turc. 

Sur  le  chevalet  dudit  Eugène-Jean-Jules  Bizouard,  je,  huissier,  ai  trouvé  une 
grande  toile  de  près  de  deux  mètres,  sur  laquelle  se  trouvait  retracée  la  figure  en 
pied  de  ladite  demoiselle  Virginie  Galoubet,  reconnaissable  à  quatre  grains  de 
beauté  dispersés  tant  sur  sa  figure  que  sur  le  reste  de  sa  personne.  Sur  ma  de- 
mande de  m'expliquer  le  sujet  de'  celte  toile,  mondit  Eugène-Jean-Jules  Bizouard 
m'a  déclaréque  son  tableau  devait  s'intituler  Après  le  bain,  sur  le  livret  du  pro- 
chain Salon  impressionniste. 

Après  lecture  faite  desdites  constatations  audit  sieur  Bizouard,  ledit  sieur  s'est 
refusé  à  signer,  mais  ladite  Virginie  Galoubet  et  ledit  concierge  ont  signé  el 
parafé  avec  nous. 

L'an  mil  huit  cent,  etc.,  je,  huissier,  àla  requête  de  MM0  X...  attendu  qu'il  résulte 
des  constatations  ci-dessus  que  le  sieur  Eugène-Jean-Jules  Bizouard  se  sert  ordinai- 
rement pour  l'exercice  de  son  art  de  différents  modèles  féminins  parmi  lesquels, 
II1"  Virginie  Galoubet. 

Ai  signifié  à  mondit  sieur  Bizouard  que  ladite  dame  Bizouard,  lui  faisait  expresse 
et  absolue  défense  de  se  servir  dorénavant,  pour  l'exercice  de  son  art,  en  qualité 
de  modèles,  soit  de  M110  Virginie  Galoubet,  soit  de  toute  autre  personne,  lui  faisant 
observer  que  les  mannequins  artistiques  fabriqués  par  des  marchands  spéciaux, 
suffisaient  amplement  audit  sieur,  vu  leurs  mérites  et  beautés  plastiques  reconnus 
par  tous  les  artistes. 

Signé  :  Lebakbu. 

—  Eh  bienl  demanda  l'infortuné  Bizouard,  qu'en  dites-vous?  j'ai  reçu 
cela  hier.  Ce  matin,  bravant  les  défenses  de  ma  femme,  j'avais  modèle  pour 
ma  Reine  de  la  Boule  noire,  lorsque,  au  milieu  de  la  séance,  l'huissier  Lebarbu 
s'est  représenté,  a  procédé  à  de  nouvelles  constatations,  a  pris  les  nom  et 
prénoms  de  mon  modèle,  une  plantureuse  fille  des  Batignolles,  et  m'a  cilé 
pour  aujourd'hui  à  quatre  heures  chez  le  juge  de  paix  de  l'arrondissement. 

—  Sapristi  ! 

—  Oui,  sapristi!  ma  femme  me  traîne  devant  le  juge  de  paix...  vous 
le  voyez...  elle  m'aime  trop!  Voilà  pourquoi  je  vous  demandais  de  vous  con- 
tenter d'un  tableau  de  nature  morte... 

—  Mais  non!  mais  non!  Il  faut  lutter,  morbleu!  il  faut  convaincre 
Mmo  Biiouard...  du  non  fondé  de  ses  craintes...  Et  l'art,  et  le  grand  art  qui 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


r»  V  -^/^^vft»  <^       ^.  \ 


Liv.  32. 


Les  constatations  de  l'huissier    Lebarbu. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


251 


vous  réclame...  tenez,  il  me  semble  que  si  je  voyais  Mma  Bizouard,  je  trou- 
verais pour  plaider  la  cause  de  l'art,  des  accents  qui  la  feraient  renoncer 
à  ses  préventions  contre  les  modèles!... 

—  Vous  devriez  venir  un  de  ces  jours  dîner  chez  moi,  vous  êtes  éloquent, 
peut-être  auriez- vous  plus  de  succès  que  moi...  voulez-vous  venir  demain? 

—  Certainement!  répondit  Gabassol  enchanté  de  cette  invitation  qui  devait 
lui  faire  connaître  l'épouse  du  Jocko  voué  à  ses  foudres  vengeresses. 


'P-^. 


Révélations  mr  la  Fornarina. 


—  Je  compte  sur  vous,  alors;  j'avertirai  Estelle.  Je  vais  de  ce  pas  chez  le 
juge  de  paix  pour  m'expliquer  avec  elle...  je  vous  dirai  demain  ce  qu'il  en 
sera  résulté.  Gardez-moi  le  secret,  surtout! 

Cabassol  laissa  le  pauvre  Bizouard  se  préparer  à  affronter  la  justice  de 
paix  et  sortit  enchanté  de  la  tournure  que  prenait  l'affaire  Jocko.  Cette 
brouille  entre  M.  et  Mmo  Bizouard  servait  singulièrement  ses  projets  et  il  se 
promettait  bien  d'attiser  encore  les  flammes  de  la  discorde  pour  la  plus  grande 
vengeance  de  feu  Badinard. 

De  concert  avec  Me  Taparel  il  prépara  un  plan  d'attaque  adroit  qui  devait 
le  conduire  à  une  victoire  rapide.  Mais  tout  d'abord,  il  résolut  de  bien  cons- 
tater l'identité  de  Bizouard  Jocko  en  le  mettant  en  présence  d'une  personne 
qui  l'eût  connu  sous  ce  petit  nom  élégant. 


Il  s'en  fut  donc  chez  Griquetta,  l'étoile  des  Folies-Musicales,  qui  le  reçut 
avec  de  doux  et  violents  reproches  pour  ses  trop  rares  apparitions.  Gabassol  se 
laissa  donner  sur  les  doigts  un  certain  nombre  de  coups  d'éventail,  puis  sai- 
sissant la  main  qui  l'avait  frappé,  il  la  baisa  galamment  et  pour  achever  de  se 
faire  pardonner,  se  mit  en  devoir  d'en  enchaîner  le  poignet  dans  le  cercle  d'or 
d'un  bracelet  délicatement  ciselé. 

Griquetta  pardonna.  Cabassol  convint  avec  elle  de  la  venir  prendre  le 
lendemain  sans  lui  dire  où  il  la  conduirait. 

Jean  Bizouard  pendant  ce  temps-là,  plaidait  sa  cause  devant  M.  le  juge  de 
paix  de  son  arrondissement.  Cette  séance  de  conciliation  fut  orageuse,  car  le 
lendemain  quand  Gabassol  se  présenta  à  l'atelier,  il  trouva  l'illustre  peintre 


L'infortunée  M"  Estelle  Bizouard. 

perdu  dans  la  mélancolique  contemplation  d'un  lot  de  chaudrons  de  cuivre  de 
toutes  les  couleurs,  l'arsenal  du  peintre  de  natures  mortes. 

—  Eh  bien?  demanda  Cabassol. 

Pour  toute  réponse  Jean  Bizouard  montra  ses  chaudrons. 

—  Vous  vous  résignez  !  s'écria  notre  ami. 

—  Que  voulez-vous!  Elle  m'aime  trop,  elle  en  mourrait!...  Le  juge  de 
paix  a  été  terrible;  justement  c'est  un  vieux  classique,  il  ne  m'a  pas  caché 
qu'il  avait  ma  peinture  en  horreur.  Il  est  persuadé  que  tous  les  impression- 
nistes sont  des  barbares,  des  sauvages  échevelés  qui  vivent  en  dehors  de  toute 
loi,  bravant  l'institut  et  la  société,  se  roulant  dans  des  orgies  ténébreuses, 
dans  des  sabbats  où  l'on  blasphème  les  noms  de  Raphaël  et  de  M.  Ingres  ! 
Puis  il.  s'est  attendri,  il  a  parlé  de  ma  femme,  jetée  comme  une  mal- 
heureuse victime  au  milieu  de  cette  horde,  à  la  discrétion  du  chef  reconnu  de 
ces  sauvages  ;  il  a  dit  qu'il  compatissait  à  ses  chagrins  et  qu'il  comprenait 
ses  craintes,  hélas,  trop  fondées.  J'ai  eu  beau  protester  de  mon  attache- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  253 


ment  pour  Estelle,  de  ma  fidélité  inébranlable,  il  m'a 
adjuré  au  nom  de  la  morale,  de  revenir  aux  bons 
sentiments  et  de  renoncer  aux  modèles  féminins  ainsi 
que  mon  épouse  m'en  priait.  J'ai  discuté,  j'ai  lutté,  j'ai  parlé  des  nécessités 
du  métier  :  il  a  prétendu,  de  même  que  l'huissier  Lebarbu,  que  je  pouvais 
peindre  d'après  le  mannequin.  Raphaël  faisait  ainsi,  a-t-il  dit  en  terminant, 
malgré  tous  les  bruits  qui  ont  couru  sur  la  Fornarina,  il  est  connu  maintenant 
que  ce  noble  jeune  homme  avait  pour  unique  modèle  un  sapeur  qu'il  faisait 
poser  aussi  bien  pour  les  Vierges  que  pour  Dieu  le  père,  en  ayant  soin 
seulement  dans  le  premier  cas,  de  supprimer  la  barbe!  —  Et  les  contours? 
ai-je  dit.  —  Il  modifiait  certains  contours,  suivant  les  nécessités,  m'a  ré- 
pondu le  juge  de  paix  avec  sévérité,  je  vous  le  répète,  la  Vierge  à  la  chaise 
et  nombre  d'autres  madones  ont  été  faites  ainsi,  d'après  le  sapeur... 


254  LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


—  Vous  avez  protesté  ? 

—  Parbleu  !  j'ai  dit  que,  tout  en  méprisant  profondément  le  nommé  Ra- 
phaël qui  était  un  poseur,  je  ne  lui  faisais  pas  un  seul  instant  l'injure  de 
penser  que  sa  Fornarina  eût  la  moindre  ressemblance  avec  un  sapeur!... 
—  Mais  plus  près  de  nous,  a  repris  le  juge  de  paix,  pensez-vous  que 
M.  Ingres  fût  arrivé  à  la  haute  position  qu'il  occupait,  si  le  gouvernement 
avait  pu  croire  qu'il  ornait  les  murailles  des  palais  nalionaux  ainsi  que  des 
églises,  avec  des  figures  de  Virginie  Galoubet?  Non,  monsieur,  le  véritable 
talent  ne  s'abaisse  pas  jusque-là,  consultez  les  critiques  autorisés  et  vous 
apprendrez  que  l'on  peut  parvenir  aux  plus  hauts  sommets  de  l'art  sans  ou- 
trager les  convenances  et  surtout  sans  faire  rougir  le  foyer  conjugal  !  L' Oda- 
lisque et  Y  Angélique  délivrée,  ont  été  peintes  par  M.  Ingres  avec  le  concierge 
de  l'école  des  Beaux- Arts  pour  tout  mo  lèle.  —  Et  la  Source?  ai-je  crié  en 
colère,  fût-ce  aussi  un  concierge  qui  posa  pour  la  Source  de  M.  Ingres  ?  — 
Non,  monsieur,  ce  tableau  fut  inspiré  au  grand  artiste  par  son  porteur 
d'eau!!!...  Faites-en  autant! 

—  Et  puis?  demanda  Gabassol. 

—  Je  courbai  la  tête,  j'étais  vaincu  1...  Pour  ne  pas  plaider  en  séparation, 
j'ai  dû  promettre  de  ne  plus  donner  de  nouveaux  griefs  à  mon  épouse  ;  ce 
matin  je  me  suis  mis  à  mes  chaudrons... 

—  Et  ma  Reine  de  la  Boule-Noire? 

—  Je  ne  veux  pas  la  faire  de  chic  pour  aventurer  ma  réputation...  Je 
chercherai  un  autre  sujet... 

—  Soit,  je  chercherai  de  mon  côté,  et  si  je  trouve  je  viendrai  vous  sou- 
mettre mon  idée  ;  cependant,  je  tâcherai  ce  soir,  puisque  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'inviter,  de  faire  revenir  M™6  Bizouard  sur  ses  préventions 
contre  Mlle  Virginie  Galoubet. 

Cabassol,  en  sortant  de  chez  le  peintre,  sauta  dans  une  voiture  et  se  fit  con- 
duire chez  Griquetta  qu'il  trouva  prête. 

—  Vite,  ma  chère  Criquetta,  en  voiture!  dit-il. 

Criq  uetta,  assez  intriguée,  se  demandait  où  Gabassol  la  conduisait,  mais  pres- 
sentant sans  doute  quelque  surprise  agréable,  elle  ne  questionna  pas  notre  ami. 

La  voiture  les  déposa  boulevard  de  Glichy.  Gabassol  et  Griquetta  mon- 
tèrent rapidement  jusqu'à  l'atelier  de  Bizouard. 

—  Nous  y  sommes,  dit  Gabassol  en  sonnant. 

On  entendit  dans  l'atelier  un  bruit  de  chaudrons,  c'était  Jean  Bizouard  qui 
venait  ouvrir  lui-même. 

—  C'est  encore  moi,  dit  Gabassol,  j'ai  réfléchi  et  j'ai  une  idée  :  au  lieu  du 
jambon  et  des  chaudrons  que  vous  me  proposiez,  je  préférerais  que  vous  me 
fissiez  le  portrait  de  madame... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


255 


EL  il  démasqua  Griquetta. 

—  Tiens!  fil  Bizouard  avec  un  geste  d'étonnement. 

—  Tiens  !  fit  Griquetta. 

Gabassol  se  frottait  les  mains,  ils  se  reconnaissaient. 

—  A  nous  deux,  Jocko!  pensa-t-il. 

—  Par  quel  hasard...  Comment,  te...  vous...  vous  voilà!  s'écria  Jean 
Bizouard. 

—  En  voilà  une  surprise,  Coco!  mon  vieux  Coco!  répondit  Griquetta,  il 
y  a  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  vus,  tu  sais  que  je  te  permets  de 
membrasser,  aimable  Coco  I 

Le  peintre  profitait  de  la  permission  lorsque  deux  cris,  où  la  colère  et  la 
surprise  se  mêlaient  à  dose  égale,  le  clouèrent  sur  la  place. 

Le  premier  cri  était  poussé  par  madame  Estelle  Bizouard  elle-même,  qui 
venait  s'assurer  de  la  sincérité  des  promesses  de  son  mari,  et  qui  arrivait 
juste  à  temps  pour  le  voir  en  train  d'embrasser  une  de  ces  jeunes  et  jolies 
dames  qu'elle  croyait  avoir  proscrites  à  jamais  de  l'atelier. 

Quant  au  second  cri,  il  avait  été  proféré  par  notre  héros  Cabassol.  Lui 
aussi  était  furieux  et  il  y  avait  de  quoi  :  l'exclamation  de  Griquetta  venait  de 
lui  faire  comprendre  qu'une  fausse  piste  avait  encore  été  suivie,  et  que  Bi- 
zouard n'était  pas  le  Jocko  tant  cherché. 

Il  y  avait  encore  une  fois  quiproquo,  on  avait  pris  Coco  pour  Jocko! 

Le  célèbre  peintre  impressionniste  Jean  Bizouard  présentait  l'image  d'un 
homme  accablé  par  le  malheur  :  debout  à  côté  de  Griquetta,  il  courbait  la 
tête  sous  les  regards  indignés  de  madame  Estelle  Bizouard. 

Une  explication  orageuse  allait  avoir  lieu  entre  le  peintre  et  son  épouse. 


—  Je  considérai  ce  crâne  sous  toutes  les  faces. 


256  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


On  sentait,  à  l'œil  irrité  de  la  trop  aimante  Estelle,  qu'un  simple  juge  de 
paix  ne  suffirait  pas  à  rétablir  la  concorde.  Gare  le  procès  en  séparation  ! 

—  Je  comprends  très  bien,  dit  enfin  Estelle  Bizouard  d'une  voix  cruelle- 
ment ironique,  je  comprends  très  bien  que  monsieur  ne  veuille  pas  d'un 
simple  sapeur  pour  modèle,  ainsi  que  s'en  contentaient  Raphaël  et  Horace 
Vernet;  un  sapeur  a  la  peau  moins  satinée,  il  n'aurait  pas  tant  de  plaisir  à 
l'embrasser!  Nous  verrons  ce  que  les  tribunaux  penseront  de  cette  con- 
duite... 

—  Pardon,  pardon,  chère  madame,  s'écria  Griquetta  furieuse  à  son  tour, 
qu'est-ce  que  vous  me  voulez  avec  votre  sapeur?  On  ne  peut  donc  plus  être 
poli  quand  on  se  rencontre? 

—  Coco!  une  autre  femme  l'appelle  Coco!  continua  «Estelle,  ô  mes  illu- 
sions !  ô  mes  rêves  de  jeune  fille  !  Le  tribunal  ne  refusera  pas  de  délier  les 
chaînes  qui  m'attachent  à  ce  monstre  I... 

—  Sapristi!  pensa  Gabassol,  voilà  une  fâcheuse  aventure,  je  découvre 
que  Bizouard  est  innocent  juste  au  moment  où  j'occasionne  des  troubles 
dans  son  ménage  !  Il  faut  que  j'essaye  de  réparer  mes  torts... 

—  Madame,  dit-il  tout  haut  en  s'adressant  à  Mme  Bizouard,  je  vous  jure 
qu'il  y  a  ici  un  malentendu,  je  suis  seul  coupable,  si  coupable  il  y  a  :  c'est 
moi  qui,  admirateur  du  talent  de  votre  mari,  al  amené  madame,  pour  le 
prier  de  peindre  d'après  elle  une  de  ces  œuvres  magistrales  qui  sont  la  gloire 
de  la  nouvelle  école  française  !... 

Mais  Mme  Bizouard  ne  l'écoutait  pas,  elle  continuait  à  faire  à  son  mari  de 
sanglants  reproches.  Bizouard  protestait  de  toutes  ses  forces,  il  jurait  de  con- 
sacrer désormais  son  pinceau  aux  jambons  et  aux  casseroles  de  cuivre  ;  de 
temps  en  temps  il  faisait  des  signaux  désespérés  à  Gabassol  pour  le  conjurer 
d'emmener  au  plus  vite  Griquetta  loin  des  yeux  irrités  de  son  épouse. 

—  Ma  foi,  sauvons-nous,  il  s'arrangera  mieux  sans  nous,  se  dit  Gabassol 
en  entraînant  rapidement  Criquetta  vers  la  sortie  de  l'atelier. 

En  descendant  l'escalier,  il  put  entendre  encore  Mme  Bizouard  qui  s'écriail 
d'une  voix  entrecoupée  : 

—  Coco  !  Elle  vous  a  appelé  Coco  I 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


257 


Chsz  le  docteur  Malbousquet. 


VII 


Un  prince  de  la  science.  —  Cabassol  et  Miradoux,  esclaves  du  devoir,  risquent  des 
maladies  pour  le  service  de  la  succession  Badinard.  —  Trop  de  potions! 


Personne  ne  fut  plus  désolé  que  M.  Miradoux  lorsque  Cabassol,  accouru 
en  sortant  de  chez  Bizouard,  lui  apprit  qu'il  était  encore  tombé  sur  un  faux 
Jocko;  outre  l'inconvénient  d'avoir  occasionné  une  foule  de  désagréments 
à  l'innocent  impressionniste  et  d'être  en  partie  cause  d'une  séparation  immi- 
nente, il  y  avait  encore  la  perte  d'un  temps  précieux. 

Où  trouver  le  véritable  Jocko  ?  Gomment  le  découvrir  parmi  les  Billes  de 
Liv.  33. 


258  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


billard?  Allait-on  en  être  réduit  à  consulter  une  somnambule  pour  sortir 
d'embarras? 

M0  Taparel  était  sorti.  Quand  on  lui  apprit  la  nouvelle,  il  ne  manifesta 
qu'un  étonnement  relatif. 

—  Voulez-vous  que  je  vous  dise?  dit-il,  eh  bien,  je  m'en  doutais,  j'avais 
des  pressentiments!  Hier,  au  dîner  des  Billes  de  billard,  je  considérais  M.  Bi- 
Eouard  et  je  me  disais  que  son  crâne  paraissait  plus  jeune  que  celui  de  la 
photographie  de  Jocko.  Le  crâne  de  Bizouard  est  dévasté  par  une  calvitie 
précoce,  tandis  que  la  calvitie  du  crâne  de  Jocko  n'a  pas  le  même  caractère... 
Et  tout  en  étudiant  les  différentes  calvities  qui  m'entouraient,  je  tressaillis  à 
la  vue  d'un  crâne  que  je  ne  connaissais  pas  encore.  C'était  celui  d'une  Bille 
de  billard  qui,  depuis  ma  réception,  n'avait  pu  prendre  part  à  nos  agapes; 
un  étrange  soupçon  se  glissa  dans  ma  tête...  Si  c'était  là  le  vrai  Jocko?  me 
dis-je,  éperdu  à  la  pensée  des  malheurs  suspendus  sur  la  tête  de  l'innocent 
Bizouard...  Et  de  toute  la  soirée  je  ne  pus  détacher  mes  regards  de  ce  crâne, 
je  le  considérai  sur  toutes  les  faces,  et  j'acquis  à  la  fin  la  conviction  que  mes 
soupçons  étaient  fondés  1 

—  Et  vous  ne  m'avez  pas  prévenu  par  dépêche  !  s'écria  Gabassol. 

—  Je  ne  croyais  pas  les  choses  aussi  avancées  avec  Bizouard.  Ce  matin 
je  suis  sorti  pour  aller  chercher  quelques  renseignements  sur  Jocko... 

—  Gomment  se  nomme-t-il? 

—  C'est  un  prince... 

—  Un  prince  ! 

—  Un  prince...  de  la  science,  le  docteur  Malbousquet,  une  des  lumières 
de  la  faculté. 

—  Marié  ou  célibataire? 

—  Notre  président,  Bezucheux  de  la  Fricottière,  le  père  de  votre  ami,  n'a 
pu  me  le  dire. 

—  Il  faut  sans  tarder  commencer  les  opérations.  Vous  êtes  certain  que 
c'est  bien,  cette  fois,  le  coupable  Jocko? 

—  Absolument  certain,  c'était  le  médecin  de  M.  Badinard;  j'ai  trouvé 
ce  malin,  dans  les  papiers  de  la  succession,  une  note  d'honoraires  pour  soins 
donnés  à  madame! 

^-  Horreur  !  Et  il  réclamait  des  honoraires  pour  ça  au  mari  ! 
^  Oui,  c'est  scandaleux  ! 

--  Je  serai  sans  pitié  !  dit  Cabassol  avec  solennité. 

Sur  ce  mot,  les  vengeurs  de  Badinard  commencèrent  la  discussion  du  plan 
d'attaque  contre  l'affreux  docteur  Malbousquet. 

—  C'est  bien  simple,  dit  Cabassol  ,  notre  ennemi  est  médecin,  je  vais 

% 


LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


259 


Le  docteur  pas» 


a  In  polion  sous  lo  nez  de 
Cabassol. 


m'introduire  chez  lui  en  qualité 
de  malade,  je  vais  aller  le  consul- 
ter. Quand  je  serai  dans  la  place, 
j'étudierai  son  point  faible. 

—  Parfait,  dit  Mme  Taparel,  je 
vais  vous  donner  une  lettre  de  re  - 
commandation  pour  lui. 

L'honorable  notaire  se  mit  à 
son  bureau  et  écrivit  rapidement 
les  lignes  suivantes  : 


Mon  cher  confrère  en  calvitie, 

Je  me  permets  de  vous  adresser  un  jeune  homme  de  mes  amis,  un  garçon 
charmant,  qui  se  trouve  hélas  !  depuis  longtemps,  dans  un  état  de  santé  déplorable 
sans  en  avoir  l'air. 

Abandonné  des  médecins  dans  son  pays,  en  proie  à  la  plus  profonde  mélan- 
colie, je  dirai  même  au  marasme,  il  donne  de  graves  inquiétudes  à  sa  famille. 

Vous  seul,  prince  de  la  science,  pouvez  le  sauver,  je  vous  l'envoie  avec  COU' 
fiance,  faites  un  miracle  ! 

La  Bille- de-Billard, 

Taparel. 

Muni  de  cotte  lettre  de  recommandation,  Cabassol  se  rendit  le  jour 
même  chez  le  docteur  Malbousquet.  Dix-sept  personnes  attendaient  dans  le 
salon  l'instant  redoutable  de  la  consultation,  mais  Cabassol  n'eut  qu'à  faire 
passer  la  lettre  de  M0  Taparel  pour  être  introduit  immédiatement  dans  le 
cabinet  du  docteur. 

L'homme  qui  cumulait  les  deux  qualités  de  prince  de  la  science  et  de 
Bille  de  billard  était  grand  et  gros;  boutonné  jusqu'au  menton  dans  sa  longue 
redingote  ainsi  qu'il  sied  à  un  membre  important  de  la  Faculté,  toute  sa  per- 
sonne respirait  la  froideur  et  la  solennité  :  son  front  dénudé  de  Bille  de  bil- 
lard était  solennel,  son  nez  était  solennel,  son 
menton  grave  était  solennel,  ses  favoris  poivre  et 
sel  s'allongeaient  en  côtelettes  avec  solennité. 

Cabassol  se  donna  l'air  aussi  intéressant  que 
possible  pour  soutenir  l'examen  du  docteur,  il 
pencha  la  tête  et  regarda  le  sol  avec  mélancolie. 

—  Où  souffrez-vous?  demanda  le  docteur. 

—  Partout,  soupira  Cabassol. 

—  La  tête? 

Il  passa  deux  heures  à  Loiro 

—  Lourde.  de  la  chartreuse. 


260 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Et  au  cœur?  que  ressentez-vous. 

—  Des  battements! 


Cabassol  malade. 

—  Diable  !  Et  l'estomac? 

—  Horrible.   Pas   d'appétit,  je  bois  et  je  mange  seulement  par  habitude. 

—  Diable!  voyons  le  pouls?  C'est  extraordinaire,  il  n'est  pas  mauvais. 

—  En  reviendrai-je?  demanda  Cabassol  d'un  air  inquiet. 

—  Soyez  tranquille,  nous  vous  soignerons.  Votre  état  me  paraît  d'autant 
plus  grave  que  chez  vous  la  nature  ne  donne  que  des  indications  vagues  sur 
lesquelles  il  serait  difficile  d'asseoir  un  diagnostic  à  première  vue.  Vous  êtes 
atteint  d'une  anémie  arrivée  au  dernier  degré,  compliquée  de  phénomènes 
nerveux  généraux,  de  troubles  profonds  dans  les  régions  du  cœur  et  de 
l'estomac.  En  un  mot  nous  sommes  en  présence  d'une  diathèse  générale  ou 
plutôt  votre  organisme,  aussi  délabré  et  aussi  fatigué  que  possible,  a  pour 
ainsi  dire  synthétisé  une  foule  d'affections  diverses  qui  se  combinent  de  façon 
à  former  des  sous-affections  dérivées  des...  enfin  c'est  pour  la  science  un  très 
beau  cas,  que  je  remercie  M.  Taparel  de  m'avoir  envoyé.  Je  vais  étudier  votre 
maladie  et  combattre  pied  à  pied. 


Miradoux  malade. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


261 


Ce  disant  le  docteur  Malbousquet  prit  une  plume  et  griffonna  de  nom- 
breuses lignes. 

—  Voici  mon  ordonnance,  prenez  ce  que  je  vous  indique  et  revenez  me 
voir  demain  à  la  même  heure. 

Cabassol  remercia  le  docteur  et  se  retira.  Dans  l'antichambre,  il  rencon- 
tra Miradoux  qui  venait  aussi  pour  consulter. 


S 


É^r%L  fi  i 


11  vida  îa  potion  dans  la  Seine. 

—  Comment,  vous  aussi?  dit-il  tout  bas. 

—  Je  veux,  pour  aller  plus  vite,  réunir  tous  les  renseignements  qui  vous 
seront  nécessaires,  répondit  le  consciencieux  Miradoux.  A  ce  soir. 

Le  docteur  Malbousquet  avait  généreusement  attribué  à  son  client  une 
forte  quantité  de  pharmacie.  Cabassol  avait  deux  potions  à  prendre  par  cuil- 
lerées à  bouche  de  deux  heures  en  deux  heures,  une  tasse  de  quelque  chose 
à  avaler  matin  et  soir,  et  des  frictions  à  subir. 

Il  déchira  l'ordonnance  en  petits  morceaux  et  s'en  fut  chez  Me  Taparel 
pour  attendre  Miradoux. 

Celui-ci  revint  au  bout  de  trois  heures  avec  une  ordonnance  et  quelques 
petits  renseignements  obtenus  des  domestiques. 

Le  docteur  Malbousquet  était  marié,  sa  femme  était  à  la  campagne,  mais 
elle  devait  revenir  à  Paris  sous  trois  ou  quatre  jours. 


oC2  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Cabassol  retourna  le  Lendemain  à  la  consultation.  Le  domestique  prévenu 
le  fit  entrer  tout  de  suite  clans  le  cabinet  du  docteur. 

—  Eh  bien?  demanda  M.  Malbousquet,  avez-vous  pris  tout  ce  que  je  vous 
avais  ordonné? 

—  Tout!  répondit  Cabassol. 

—  Et  le  résultat? 

—  Ça  va  plus  mal. 

Le  docteur  prit  la  main  de  Cabassol  pour  consulter  le  pouls. 

—  En  effet,  dit-il,  mais  cela  ne  durera  pas,  l'attaque  soudaine  et  simulta- 
née de  vos  diverses  affections  a  provoqué  un  trouble  passager,  nous  allons 
continuer  la  médication  dans  le  même  sens,  sans  nous  laisser  effrayer  par  ces 
phénomènes  inexpliquables. 

Et  le  docteur  refit  encore  une  ordonnance  plus  longue  et  plus  compliquée 
que  la  première. 

—  A  demain. 

Cabassol  rencontra  encore  Miradoux  en  sortant. 

—  Madame  Malbousquet  a  trente-buit  ans,  glissa-t-il  dans  l'oreille  de  son 
complice. 

—  C'est  beaucoup,  fit  Cabassol,  mais  baste!  c'est  le  bel  âge  de  la  femme, 
ce  n'est  pas  le  printemps,  mais  c'est  encore  l'été...  saison  plantureuse!... 

Quand  il  revint  pour  la  troisième  consultation.  Cabassol  répondit  encore 
aux  questions  du  docteur  que  son  état  paraissait  s'aggraver. 

—  Ça  va  plus  mal?  je  m'en  doutais,  la  maladie  se  défend,  mais  patience, 
nous  en  viendrons  à  bout. 

—  Que  dois-je  faire  maintenant?... 

—  Pour  le  moment,  attendez  ! . . . 

Le  docteur  Malbousquet  prit  une  grosse  fiole  posée  sur  son  bureau,  l'agita 
fortement,  la  déboucha,  la  flaira  avec  des  mouvements  de  narines  caressants 
et  la  passa  ensuite  sous  le  nez  de  Cabassol. 

—  Sapristi  que  ça  sent  mauvais  !  murmura  Cabassol. 

Vous  m'en  direz  des  nouvelles,  j'ai  préparé  cela  moi-même,  répondit 

le  docteur  en  versant  une  pleine  cuillerée  de  potion,  tenez,  avalez-moi  ça! 

Cabassol  fit  un  saut  en  arrière,  il  ne  s'attendait  pas  à  celle-là.  Passe 
encore  pour  des  ordonnances  qu'il  jetterait  au  feu,  mais  ingurgiter  réel- 
lement des  potions,  cela  dépassait  ses  intentions. 

—  Hein?  fit  sèchement  le  docteur,  j'aime  les  malades  dociles,  si  vous 
reculez  devant  les  médicaments  que  j'ordonne,  vous  ne  guérirez  jamais! 

—  Pardon,  c'est  que... 

—  Quand  on  est  dans  votre  état,  mon  pauvre  ami,  on  doit  s'en  remettre 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


203 


Madame  Malbousquct. 


les  yeux  fermés  à  la  Faculté...  vous  allez  me 
prendre  une  cuillerée  à  bouche  de  celte  po- 
tion et  continuer  d'heure  en  heure...  allons! 
Il  n'y  avait  pas  moyen  de  lutter,  le  doc- 
teur avançait  sa  cuillerée  jusque  sous  le  nez 
de  Gabassol,  notre  pauvre  ami  ferma  les  yeux 
et  avala... 

—  Pouah  !  fit-il  avec  une  affreuse  grimace. 

—  Bah!  ce  n'est  pas  exquis,  mais  c'est 
souverain ,  je  n'ai  pas  cru  qu'il  fut  néces 
saire  de  noyer  ma  mixture  dans  le  sirop  dont 
les  pharmaciens  abusent,  mais  vous  vous  y 
habituerez.  Emportez  la  fiole...  d'heure  en 
heure,  vous  m'entendez  bien,  et  agitez  éner- 
giquement!  à  demain. 

Miradoux  était  encore  à  la  consultation. 
Gabassol  [en  sortant  ne  fit  pas  attention  à  ses 
signaux,  il  avait  hâte  de  faire  passer  avec  des 
liqueurs  quelconques  l'affreux  goût  de  la 
potion  du  prince  de  la  science. 

Il  passa  deux  heures  dans  un  café  à  s'abreuver  de  chartreuse,  enfin  quand 
le  mauvais  goût  fut  passé,  il  sortit  et  se  dirigea  à  pied  vers  l'étude  de 
M0  Taparel. 

En  passant  sur  le  pont  des  Saints-Pères,  il  s'approcha  du  parapet  et  débou- 
chant la  potion  de  M.  Malbousquet,  il  la  vida  dans  la  Seine  jusqu'à  la  dernière 
goutte. 

—  Pouah  !  fit-il  encore  en  remettant  la  bouteille  vide  dans  sa  poche. 

M.  Miradoux  était  de  retour  à  l'étude.  11  était  en  train  de  dicter  à  l'expé- 
ditionnaire une  missive  destinée  à  Mme  Colbuche. 

—  Vous  voyez,  dit-il,  nous'nous  occupons  de  la  succession  Badinard,  je 
réponds  aux  lettres  de  cette  dame...  nous  allons  commencer  le  platonisme. 

—  Très  bien  !  répondit  Gabassol,  n'oubliez  pas  de  parler  des  âmes  sœurs, 
qui  vivent  quelquefois  séparées  l'une  de  l'autre  par  des  océans,  et  qui  n'en 
goûtent  que  mieux  plus  tard,  dans  le  ciel,  les  douceurs  d'une  éternelle  réu- 
nion. C'est  très  calmant. 

—  A  propos  !  reprit  Miradoux,  je  sais  quelque  chose  de  plus  sur  l'épouse 
de  Jocko... 

—  L'affreux  docteur  Jocko!  fit  Gabassol  avec  une  grimace. 

—  Elle  s'appelle  Sophie  ! 

—  Ce  nom  ne  me  dit  pas  grand'chose. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Bah  !  il  a  été  illustré  par  la  Sophie  de  Mirabeau...  Et  elle  revient  après- 
domain. 

—  Le  plus  tôt  sera  le  mieux.  Je  boirai  le  calice  jusqu'à  la  lie,  je  retournerai 
demain  chez  le  docteur,  il  faut  que  je  devienne  de  plus  en  plus  pour  lui  un  cas 
intéressant  et  phénoménal,  je  me  grimerai  en  malade,  je  me  cernerai  les  yeux. . . 

Cabassol  n'eut  pas  besoin  de  se  grimer  le  lendemain  pour  aller  chez  le  doc- 
teur. La  cuillerée  de  potion  qu'il  avait  bue  l'avait  presque  rendu  malade  ;  il 
arriva  pâle  et  les  yeux  caves,  et  le  docteur  constata  chez  son  sujet  un  pouls 
fébrile  et  capricant. 

—  Bon  symptôme  !  dit-il,  cela  se  dessine,  vous  voyez  que  ma  potion  produit 
son  effet.  Il  faut  que  la  maladie  se  régularise  et  s'affirme  d'une  façon  nette 
pour  être  combattue  ensuite  avec  précision.  Tenez,  avalez-moi  ça  !  c'est  un  peu 
plus  fort  qu'hier,  tous  les  jours  j'augmenterai  le  dosage  des  divers  ingrédients... 

L'infortuné  Cabassol  dut  s'exécuter.  Il  avait  consulté  la  veille  quelques 
livres  de  médecine,  et  il  avait  choisi  un  certain  nombre  de  maladies  intéres- 
santes dont  il  amalgama  les  symptômes  qu'il  décrivit  avec  un  grand  luxe  de 
détails.  Le  docteur  Malbousquet  frémit  d'aise,  son  malade  devenait  de  plus  en 
plus  un  phénomène,  un  précieux  sujet  d'étude  pour  la  science. 

—  C'est  curieux,  dit-il,  j'ai  justement  en  ce  moment-ci  un  autre  cas  bizarre 
sur  lequel  je  me  propose  d'appeler  l'attention  de  la  Faculté.  Un  de  ces  jours  je 
réunirai  quelques  collègues  en  consultation  et  je  vous  présenterai  à  eux  avec 
mon  autre  malade...  mais  quand  vous  serez  à  point  ! 

Cabassol  frémit.  En  sortant  il  se  croisa  encore  avec  Miradoux  qui  lui  parut 
un  peu  languissant. 

Il  l'attendit  en  voiture  à  la  porte  du  docteur,  après  avoir  bu,  pour  se  remet- 
tre, quelques  gorgées  d'aguardiente  espagnole,  liqueur  violente  entre  toutes. 

—  Eh  bien  1  dit-il  en  le  voyant  apparaître,  de  plus  en  plus  languissant,  vous 
avez  l'air  malade,  mon  pauvre  ami. 

—  Ça  ne  va  pas  !  répondit  Miradoux.  Je  ne  me  sens  pas  bien... 

—  11  vous  fait  aussi  avaler  des  cuillerées  de  potion  !  Savez-vous  que  ça 
devient  dangereux  les  affaires  de  la  succession  Badinard  !  Cet  infernal  Jocko 
qui  nous  a  déjà  fait  tant  courir,  nous  donne  de  la  peine. 

—  Patience,  elle  arrive  demain,  elle  ! 

—  A  demain  la  vengeance  !  Tenez,  ingurgitez  un  peu  d'aguardiente  pour 
faire  passer  ça  f 

Mc  Taparel  fit  son  possible  pour  consoler  les  deux  victimes  du  docteur 
Malbousquet,  il  leur  fit  envisager  une  revanche  prochaine.     < 

—  Vous  avez  raison,  répondit  Cabassol  un  peu  remonté,  nous  avons  encore 
de  la  chance  de  ne  pas  être  tombé  sur  un  chirurgien  1 

Le  lendemain  n'était  pas  jour  de  consultation.  Néanmoins  les  deux  clients 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE. 


Liv.  34. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


267 


du  docteur  avaient  rendez-vous  à  l'heure  habituelle.  En  arrivant  ils  trouvèrent 
toute  la  maison  en  mouvement,  le  salon  était  encombré  de  malles  et  de 
paquets  que  deux  femmes  de  chambre  rangeaient. 

—  Elle  est  arrivée  !  pensa  Cabassol. 

Et  il  entra  un  peu  consolé  dans  le  cabinet  du  docteur,  la  chambre  de  la 
torture,  comme  l'appelait  Miradoux. 


Le  bouillant  colonel  Ploquin. 


—  Grave  !  très  grave  !  murmura  le  docteur  en  examinant  son  patient,  j'aver- 
tirai demain  quelques  savants  professeurs  de  l'École  de  médecine  qui  se  feront 
un  plaisir  de  se  livrer  à  quelques  études  sur  votre  maladie...  une  maladie  inté- 
ressante au  plus  haut  degré.  Où  en  est  votre  potion?  vous  avez  pris  tout? 

—  Voici  la  fiole,  répondit  Cabassol. 

—  Bien,  en  voici  une  nouvelle,  celle-ci  plus  forte  encore...  n'oubliez  pas,  de 
demi-heure  en  demi-heure!  Avalez  cette  cuillerée... 

En  sortant,  Cabassol  se  croisa  dans  le  salon  avec  une  dame  en  toilette  de 
voyage,  que  le  docteur  appela  Sophie  !  Cabassol  leva  les  yeux  et  s'arrêta  fou- 
droyé. Horreur!  Mme  Malbousquet  était  affreuse!  C'était  une  femme  grosse, 
courte,  au  nez  d'un  Roxelane  exagéré,  rouge  et  rousse  par-dessus  le  marché,  et 
marchant  avec  le  dandinement  élégant  d'une  oie  gênée  par  la  graisse.  De  plus 
il  était  visible  qu'elle  avait  doublé,  depuis  quelque  temps  déjà,  le  cap  de  la  cin- 
quantaine. 


268  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Cabassol  n'eut  pas  la  force  de  saluer.  Il  se  laissa  tomber  sur  un  canapé 
dans  les  bras  de  Miradoux  aussi  consterné  que  lui. 

—  Vite  !  des  sels  !  s'écria  le  docteur,  ce  jeune  homme  se  trouve  mal,  il  est 
encore  plus  bas  que  je  ne  croyais  ! 

Cabassol  rentra  chez  lui  et  se  coucha  véritablement  indisposé,  pendant  que 
de  son  côté  Miradoux  courait  se  mettre  au  lit.  Il  souffrit  une  partie  de  la  nuij 
et  ne  s'endormit  que  vers  le  matin.  Il  dormait  encore  vers  midi  quand  il  fut 
brusquement  réveillé  par  Me  Taparel. 

—  Eh  bien  1  dit-il  en  se  frottant  les  yeux,  un  peu  remis  par  ce  sommei 
réparateur. 

—  Eh  bien,  je  sais  tout!  je  sors  de  chez  Miradoux,  il  est  malade  comme 
vous... 

—  La  maladie  n'est  rien,  ce  qui  est  terrible,  c'est  que...  enfin...  j'aile  sen- 
timent du  devoir  fortement  enraciné  dans  mon  cœur,  mais... 

—  Mon  amil  il  y  a  du  nouveau,  j'ai  à  vous  annoncer... 

—  Quoi  encore,  grand  Dieu? 

—  Malbousquet  n'est  pas  Jocko  I 

—  Que  dites-vous  !  !  ! 

—  Non,  le  docteur  est  innocent.  Il  y  a  encore  erreur!  Vous  savez  la  note  des 
honoraires  de  Malbousquet,  pour  soins  donnés  à  madame... 

—  Oui,  je  sais,  eh  bien? 

—  Eh  bien,  je  n'avais  pas  vu  l'adresse  au  dos  :  Mme  Tulipia  Balagny,  rue... 

—  Ce  n'est  pas  possible  ! 

—  C'est  comme  je  vous  le  dis,  je  ne  comprends  pas  comment  cette  note  de 
Tulipia  Balagny,  a  pu  se  glisser  dans  les  papiers  de  la  succession  Badinard. .. 

— -  Hélas  !  vous  auriez  bien  dû  faire  cette  découverte  plus  tôt  !  nous  ne 
serions  pas  malades...  Et  il  va  falloir  encore  chercher  cet  infâme  Jocko  ! 

—  Je  l'ai  trouvé  !  s'écria  Me  Taparel,  j'ai  maintenant  une  certitude...  tran- 
quillisez-vous ! 

—  Je  vous  préviens,  dit  solennellement  Cabassol,  que  je  n'agirai  plus  main- 
tenant que  lorsque  j'aurai  des  preuves... 

—  Puisque  je  vous  dis  que  j'ai  une  certitude!  hier  au  Club,  j'ai  repris  mes 
investigations...  ce  Jocko,  cet  abominable  Jocko,  c'est... 

—  Dites  vite  ! 

—  C'est  M.  Théodule  Ploquin,  colonel  de  cavalerie  en  retraite,  membre  du 
club  des  Billes  de  billard  et  ami  intime  de  notre  président  Bezucheux  de  la 
Fricollière  ! 

—  Apportez-moi  une  preuve  quelconque  de  l'identité  du  colonel  Ploquin 
avec  ce  cauchemar  de  Jocko  et  j'agis,  sinon,  non! 

Et  Cabassol  se  laissa  retomber  sur  l'oreiller. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


VII 


Question  véritablement  indiscrète  posée  au  bouillant  colonel  Ploquin.  —  Le  phonographe 
de  M"  Taparel.  —  Victoires  et  conquêtes  d'un  vieux  brave. 


Me  Taparel  se  gratta  l'oreille. 

—  Je  comprends  très  bien,  dit-il,  qu'après  nos  erreurs  successives,  vous 
désiriez  une  preuve  avant  d'entrer  de  nouveau  en  campagne;  mais  quelle 
preuve  puis-je  donner? 


Le  bouillant  cslonel  Ploquin  administrant  le  poil  quotidien  à  ses  gens 


—  Interrogez  le  colonel  Ploquin,  il  est  de  votre  club  des  Billes  de  billard, 
vous  pouvez  très  bien  l'appeler  Jocko  et  voir  si  le  vieux  farceur  vous 
répondra. 

—  Y  pensez-vous  !  appeler  Jocko  de  but  en  blanc  le  colonel  Ploquin!  Vous 
ignorez  que  c'est  le  plus  bouillant,  le  plus  rageur  des  colonels  de  cavalerie  en 
retraite  ;  c'est  un  pourfendeur,  il  me  pourfendrai  Bezucheux  m'a  dit  qu'il  en 
était  à  son  trente-huitième  duel...  Je  suis  un  simple  notaire,  je  ne  tiens  pas  à 
lui  fournir  une  trente-neuvième  occasion  de  pourfendre  l 


LA    'IKANDM    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Cherchez  un  moyen  quelconque  cPavoir  mieux  qu'une  certitude  morale! 
Je  n'agirai  pas  sans  cela  ! 

Mc  Taparel  partit  considérablement  ennuyé.  Il  s'enferma  seul  dans  son 
cabinet,  et  se  plongea  dans  la  méditation.  Le  surlendemain,  Cabassol  qui 
entrait  en  convalescence  reçut  le  télégramme  suivant  : 

Eurêka  !!.' 

Taparel. 

Cabassol  sauta  en  voiture  et  vola  vers  l'étude.  Miradoux  allait  un  peu 
mieux,  mais  il  n'avait  pu  encore  retrouver  la  force  de  venir  siéger  dans  son 
fauteuil;  quelques  lettres  de  Mmo  Colbuche  amoncelées  sur  son  bureau 
attendaient  son  retour  :  on  voyait,  aux  frémissements  de  l'écriture  de  la  der- 
nière, que  Mmc  Colbuche  s'impatientait. 

M"  Taparel,  quand  notre  ami  entra  dans  son  cabinet,  était  en  train  d'exa- 
miner avec  une  attention  singulière,  une  petite  machine  que  Cabassol  prit 
pour  une  presse  à  copier  de  nouvelle  invention. 

—  Bonjour,  maître!  dit  Cabassol.  Eh  bien,  Eurêka  quoi? 

—  Eurêka  le  moyen  pratique,  facile  et  sans  aucun  danger  pour  le  ques- 
tionneurj  d'adresser  au  colonel  quelques  questions  insidieuses  qui  vous  donne- 
ront, je  l'espère,  cette  certitude  absolue  que  vous  souhaitez!  Eurêka  ceci! 

El  Mc  Taparel  frappa  sur  la  petite  machine. 

—  Ceci  est  un  phonographe,  mon  jeune  ami,  une  ingénieuse  invention 
dont  on  ne  tire  pas  encore  tout  le  parti  que  l'on  pourrait.  Vous  allez  voir 
comment  je  sais  en  jouer.  Je  fais  venir  un  commissionnaire,  j'enveloppe  mon 
phonographe  et  je  l'envoie  au  bouillantcolonel  Ploquin  avec  la  lettre  suivante  : 

Monsieur  le  colonel, 

Permettez  à  une  personne  que  guide  seul  un  intérêt  sacré,  et  non  une  futile  et 
vaine  curiosité,  de  pousser  l'indiscrétion  jusqu'à  vous  poser  une  question,  une 
seule,  mais  une  délicate  question. 

Elle  est  difficile  à  formuler,  mais  un  homme  comme  vous,  un  homme  de  fer 
dont  toute  la  vie  a  été  consacrée  au  devoir,  et  tout  le  sang  à  la  France,  compren- 
dra que  le  sentiment  d'un  devoir  impérieux  peut  quelquefois  faire  oublier  le  senti- 
ment des  convenances,  et  j'ai  le  ferme  espoir  que,  passant  par-dessus  l'ctrangeté 
de  la  question,  vous  y  répondrez  avec  une  franchise  toute  militaire. 

Voici  celte  question  : 

Monsieur  le  colonel,  les  femmes  ont-elles  pour  habitude,  dans  l'intimité,  de  vous 
appeler  Jocho? 

Encore  une  fois,  monsieur  le  colonel,  soyez  assuré  qu'un  intérêt  sacré  me  force 
à  vous  paraître  aussi  indiscret.  Ayez  la  bonté  de  répondre  par  ce  phonographe 
d'instruction  pour  le  maniement  est  ci-jointe). 

Et  agréez  av3c  mes  humbles  excuses,  un  million  de  remerciements. 

Une  personne  anxieuse. 


LA    GRANDE    MASCARADE     PARISIENNE 


271 


—  Voilà,  fit  Me  Taparel  en 
posant  la  plume.  De  cette  façon 
le  bouillant  colonel  Ploquin  ne 
pensera  pas  à  pourfendre  per- 
sonne. 

Transportons-nous  mainte- 
nant chez  le  bouillant  colonel 
Ploquin  et  voyons  comment  il 
va  recevoir  la  communication 
de  M0  Taparel.  Certes,  le  prési- 
dent Bezucheux  de  la  Fricottière 
n'a  pas  trompé  le  notaire  quand 
il  lui  a  dépeint  le  colonel  Théo- 
dule  Ploquin,  comme  le  plus 
rageur  et  le  plus  impétueux  des 
guerriers  retraités.  A  côté  du 
colonel  Ploquin ,  l'Etna  et  le 
Vésuve  sont  de  simples  soupes 
au  lait,  pour  la  tranquillité  de 
leurs  éruptions ,  et  ils  ont  de 
plus  cette  infériorité  sur  lui 
qu'ils  ne  proposent  jamais  à 
personne  de  petite  partie  fine  au 
sabre  de  cavalerie. 

Il  est  juste  de  dire  aussi, 
pour  excuser  cet  excès  de  vol- 
canisme, que  le  colonel  est  tour- 
menté à  la  fois  par  la  goutte  et 
par  le  chagrin  de  ne  plus  pou- 
voir flanquer  quinze  jours  de 
clou  à  personne,  pas  même  au 
cantinier  et  à  la  cantinière  du 
24me  hussards  qui  l'ont  suivi 
dans  la  retraite,  le  premier  en 
qualité  de  brosseur  civil  et  la 
seconde  comme  cuisinière. 

Par  bonheur,  le  jour  où  le 
phonographe  de  Me  Taparel  ar- 
riva chez  le  colonel  dans  les 
bras  d'un    simple   commission- 


victoires  et  conquêtes  du  colonel  Plo^u 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


yvM&iw 


%m 


naire,  le  bouillant  Théodule 
Ploquin  était  un  peu  tran- 
quille du  côté  de  sa  goutte  et 
il  venait  d'administrer  à  son 
brosseur  le  poil  quotidien  qui 
soulageait  sa  bile  pour  toute 
une  journée. 

Le  colonel  reçut  avec  éton- 
nement  le  paquet,  il  considéra 
un  instant  le  phonographe 
avec  méfiance  sans  pouvoir 
comprendre  quelle  diable  de 
machine  ce  pouvait  être,  puis 
décacheta  la  lettre.  Une  stu- 
péfaction immense  se  peignit 
sur  ses  traits,  ses  sourcils  se 
froncèrent,  sa  grosse  mousta- 
che se  hérissa,  son  nez  rougit 
et  il  éclata  : 

—  Zut!  vous  m'embêtez! 

exclama- t-il ,  sacrrrrr par 

sainte  cartouche,  voilà  un  es- 
pèce d'animal  joliment  cu- 
rieux!... Qu'est-ce  qu'il  me 
chante  avec  son  Jocko,  ce  bou- 
gre de  sacrebleu  de  nom  de 
nom?Qu'est-ce  que  ça  veut  dire 
et  qu'est-ce  que  ça  lui  fiche, 
que  les  femmes  m'appellent 
comme  ci  ou  comme  ça  dans 
l'intimité...  Attends  un  peu, 
que  je  vous  envoie  sa  méca- 
nique par  la  fenêtre! 

On  voit  par  cette  modéra- 
tion que  le  bouillant  colonel 
était  dans  un  de  ses  bons  jours. 

—  Cependant,  reprit-il,  la 
lettre  de  ce  clampin  parle  d'un 
intérêt  sacré...  Qu'est-ce  que 
ça  peut  être?  par  sainte  car- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


273 


touche!  c'est  peut-être  un  mari...  un 
mari  chagriné  qui  me  soupçonne  et 
qui  cherche  à  me  tirer  les  vers  du 
nez...  J'ai  envie  de  l'envoyer  prome- 
ner! mais  non,  c'est  flatteur  tout  de 
même,  c'est  que  l'on  ne  s'aperçoit  pas 
trop  que  je  suis  retraité...  que  j'ai 
quitté  les  hussards,  et  aussi...  hé- 
las!... les  étendards  du  général  Cu- 
pidon!...  Et  puis,  un  intérêt  sacré... 
après  tout  je  peux  répondre...  Voyons 
son  phonographe...  Cette  petite  ma- 
chine n'est  pas  bête  du  tout...  Si  on 


Liv.  35. 


Victoires  et  conquêtes  du  colonel  Ploquin. 


274  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


avait  connu  ça  do  mon  temps,  moi  qui  n'aime  pas  écrire,  je  n'aurais  jamais 
voulu  correspondre  par  lettre... 

Le  colonel  Ploquin  étudia  un  instant  l'instrument,  il  lut  attend  ornent 
l'instruction  jointe  par  le  notaire  à  son  envoi,  et  approcha  son  visage  du 
petit  entonnoir  dans  lequel  il  faut  parler. 

—  Hum!  fit-il,  vous  voulez  savoir  comment  les  femmes  m'appellent  dans 
l'intimité,  vous  êtes  bien  curieux  !  Je  veux  bien  vous  répondre,  mais  sachez 
que  si  les  petits  noms  que  l'on  m'a  donnés  vous  contrarient,  je  suis  prêt  à 
échanger  autant  de  coups  de  sabre  que  l'on  voudra  !  Y  êtes- vous?  Attention! 
Je  me  souviens  d'un  Andalouse  de  Mostaganem,  Crébleu,  la  belle  femme  !  C'é- 
tait en  42  :  j'étais  simple  lieutenant  quand  nous  nous  tapâmes  mutuellement 
dans  l'œil,  il  y  avait  là  des  tas  d'officiers,  mais  elle  me  distingua  et  quitta  pour 
moi  un  capitaine  du  train  avec  lequel  je  dus  m'allonger  sur  le  terrain  !  Vlan  ! 
j'attrapai  une  estafilade,  j'en  flanquai  une  au  hussard  à  quatre  roues,  mais  ce 
fut  moi  qu'elle  vint  soigner.  Gristi,  quel  œil  !  un  vrai  velours  !  Je  dois  dire  que 
son  œil  me  posa  énormément  dans  la  considération  du  corps  d'officiers  de 
Mostaganem.  Et  quelle  chevelure  !  Et  quelle  jambe  !...  mais  cane  vous  regarde 
pas,  fichez-moi  la  paix  là-dessus  et  sachez  que  Gachucha,  c'est  ainsi  que  je 
nommai  mon  Andalouse,  ne  m'appela  jamais  que  Théodoule!  avec  un  ac- 
cent!... Bon!  il  n'y  a  pas  de  Jocko  là-dedans,sivousn'êtcspascontent,venez 
me  le  dire  !  Je  me  souviendrai  toujours  de  mon  Andalouse,  et  je  ne  lui  fus 
jamais  infidèle  qu'en  campagne. 

«  Attendez  !...  en  43,  toujours  aux  chasseurs  d'Afrique,  une  belle  arme,  en 
44,  5, 6,  7,  8,  et  9  souvenirs  embrouillés  ;  j'étais  capitaine,  je  me  souviens  de 
trois  Marseillaises  qui,  à  elles  trois,  pouvaient  bien  valoir  Gachucha,  mais  que 
je  n'aimai  pas  simultanémenttandis  qu'elle, ...  Brisons  là-dessus  !  il  y  en  avait 
une  qui  me  donna  pendant  longtemps  le  petit  nom  de  Bibi;  encore,  je  sus  à 
la  fin  que  ce  nom  ne  m'appartenait  pas  en  propre,  qu'il  avait  servi  à  de 
simples  civils  et  qu'en  dernier  lieu  elle  le  distribuait  à  un  sous-lieutenant 
et  à  des  capitaines  de  zouaves  !  une  Maltaise,  dans  les  moments  d'épanchement, 
me  prodigua  vers  46  ou  7  des  mots  d'amitié  qui  ne  ressemblent  pas  beaucoup 
à  Jocko  :  si  ça  peut  vou9  intéresser,  elle  m'appelait  mio  amore,  mio...  mio  je 
ne  sais  plus  quoi...  Bref  pas  de  Jocko...  Ah!  attendez!...  non,  je  ne  me  sou- 
viens pas...  En  50,  quand  je  passai  aux  hussards,  je  fus  tenir  garnison  à  Lan- 
derneau!  garnison  embêtante...  cependant,  il  y  avait  lafemme  d'un  pharma- 
cien qui  m'aida  à  passer  de  bons  moments...  J'espère  que  vous  n'êtes  pas  le 
pharmacien  de  Landerneau...  dans  tous  les  cas,  sivousl'êtes,  je  m'en  fiche  et 
je  vous  attends!...  Bref,  ma  pharmacienne  de  Landerneau,  —  je  ne  sais  plus 
son  petit  nom,  —  qui  aimait  la  gaité,  et  que  je  faisais  rire  à  en  faire  éclater 
tout  Landerneau,  —  m'appelait  son  Qobichon!  voilà!  Le  nom  est  drôle, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


275 


mais  dans  ce  temps-la,  ça  voulait  dire  quelque  chose  comme  petit  farceur!... 

Le  colonel  Floquin  fut  interrompu  à  cet  endroit  de  ses  confidences,  par  le 
retour  du  commissionnaire  qui  venait  chercher  sa  réponse. 

—  Enlevez  I  dit  le  colonel  en  lui  remettant  le  phonographe. 

Cabassol  et  Me  Taparel  attendaient  pleins  d'anxiété  le  retour  du  commis- 
sionnaire. Dès  qu'ils  eurent  le  phonographe,  ils  le  mirent  en  mouvement  et 
recueillirent  par  la  sténographie  le  discours  du  colonel. 


►  Cabassol  poète. 

Le  phonographe  s'arrêta  à  petit  'farceur  et  resta  muet. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  dit  Cabassol. 

—  Parbleu,  il  s'est  arrêté  à  1850,  répondit  le  notaire,  je  vais  renvoyer 
l'instrument. 

Me  Taparel  joignit  au  phonographe  un  petit  billet  ainsi  conçu  : 

«  On  ne  parlait  pas  de  Gobichon  ;  on  avait  dit  Jocko.  On  supplie  le  brave  colonel 
Ploquin  de  passer  une  trentaine  d'années  et  de  dire  si,  dans  ces  derniers  temps,  il 
n'était  pas  Jocko  pour  les  dames! 

«  Intérêt  sacré,  que  le  colonel  ne  l'oublie  pas  ! 

«  Une  personne  en  proie  aux  plus  vives  inquiétudes.  » 

—  Sainte  Cartouche!  fit  le  colonel  Ploquin  quand  il  vit  revenir  le  com- 
missionnaire avec  le  phonographe,  vous  n'avez  pas  fini  de  m'embêter,  vous 
là-bas? 

—  Faut-il  le  flanquer  à  la  porte,  mon  colonel?  demanda  le  brosseur  du 
vieux  guerrier. 

"I  —  Oui,  mais  qu'il  apporte  son  instrument  du  tonnerre  de  nom  de  nom! 

—  Sainte  Cartouche  !  reprit  le  colonel  après  avoir  lu  le  billet,  je  ne  peux 


276  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


pourtant  pas  compromettre  des  femmes  du  monde!  Sacré  nom  de  nom! 
intérêt  sacré  !  allons  y  encore  ! 

Le  colonel  saisit  le  phonographe  et  reprit  le  cours  de  ses  confidences. 

—  Sacristi!  alors,  s'il  faut  passer  une  trentaine  d'années,  il  est  inutile 
de  vous  parler  d'une  grande  dame  Milanaise  en  59,  qui  m'appelait...  mais 
non,  pas  la  peine!  ni  du  camp  de  Ghalons  de 61,  j'étais  aux  lanciers,  alors  ni 
d'un  tas  de  petites  femmes;  mais  sachez  que  c'est  parce  que  vous  me  parlez 
d'un  intérêt  sacré,  sacrebleu!  Or  puisque  vous  voulez  les  dernières,  dans  le 
Midi,  en  78,  l'année  que  l'on  m'a  fendu  l'oreille,  à  moi,  le  plus  lapin  encore 
de  tous  les  colonels  de  hussards,  — à  part  ma  sacrée  goutte,  — dans  le  Midi, 

enfin,  où  il  y  a  des  petites  femmes  charmantes,  du  vrai  salpêtre,  il  y  en  avait 
une,  —  non,  deux,  pas  ensemble,  mais  consécutivement,  sacrebleu,  je  ne  vous 
dirai  pas  leurs  noms,  inutile  de  les  compromettre,  quoique  cependant,  leurs 
petitsnomsça  ne  fait  rien. ..Clémence  et  Azurine,  toutes  les  deux  brunes,  deux 
nez  piquants,  des  yeux!  des  mains! 

Clémence  m'appelait  papa,  et  Azurine  qui  n'avait  pas  la  bosse  du  respect, 
gros  papa.  Et  voilà  ! 

«  J'espère  maintenant  que  vous  allez  me  ficher  la  paix! 

Le  brosseur  du  colonel  enveloppa  méthodiquement  le  phonographe  et 
le  remit  au  commissionnaire. 

Le  brave  colonel  croyait  être  quitte  avec  ces  dernières  confidences,  mais 
le  phonographe  revint  encore  accompagné  d'un  troisième  billet. 

«  Ce  n'est  pas  encore  cela  !  revenons  à  Jocko,  personne  ne  vous  a  donc  jamais 
appelé  Jocko  ?  Jocko,  entendez-vous,  rien  que  Jocko?  » 

Une  personne  désespérée  d'être  forcée  de  se  montrer  si  importune. 

—  Sainte  Cartouche  !  hurla  le  colonel  dans  le  phonographe,  voulez  vous 
insinuer  que  je  ne  suis  qu'un  vieux  singe!  à  part  ma  sacrée  goutte,  j'ai  bon 
pied,  bon  œil  et  bonne  garde!  Vous  m'embêtez!  Zut!  Et  si  vous  n'êtes  pas 
content,  envoyez  vos  témoins! 

Sur  ce,  le  brosseur  du  colonel  remit  le  phonographe  au  commissionnaire 
et  le  mit  à  la  porte  avec  un  grand  coup  de  balai  dans  le  dos. 

—  Que  vous  disais-je?  s'écria  Cabassol,  quand  le  notaire  eut  fait  dire  et 
redire  au  phonographe  la  réponse  du  bouillant  colonel.  Vous  voyez,  le  colonel 
est  innocent,  jamais  personne  ne  lui  a  donné  le  nom  de  Jocko  !  il  faut  re- 
noncer à  découvrir  cet  introuvable  Jocko... 

—  Renoncer!  y  pensez-vous?  répondit  sévèrement  Me  Taparel.  Renoncez- 
vous  à  la  succession?  Non,  eh  bien,  exécutez  toutes  les  volontés  du  testateur  ! 
D'ailleurs  le  champ  de  nos  investigations  se  rétrécit  peu  à  peu,  nous  finirons 
par  tomber  juste! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


277 


IX 

Échantillon  de  poésie  darwlniste  pour  la  Revue  préhistorique.  —  La  bibliothèque  ambu- 
lante de  M.  Poulet-Golard.  —  Collections  de  cailloux  de  l'âge  de  pierre  et  de  photogra- 
phies de  l'âge  du  faux  chignon. 

Le  jour  du  dîner  hebdomadaire  du  club  des  Billes  de  billard,  attendu 
avec  tant'  d'impatience  par  M°  Taparel,  arriva  enfin  et  le  notaire  put  repren- 
dre ses  laborieuses  recherches.  Il  porta  ses  soupçons  sur  différents  crânes  et 


après  les  avoir  étudiés  longuement,  après  les  avoir  comparés  à  la  photographie 
du  coupable,  il  interrogea  avec  adresse  le  président  Bézucheux  sur  leur 
compte.  Peu  à  peu  les  renseignements  obtenus  sur  l'un  de  ces  crânes  prirent 
corps  et  M9  Taparel  sentit  naître  en  lui  un  vif  espoir. 

—  Ce  petit  père  là,  disait  le  président  Bézucheux,  c'est  le  fameux  savant 
Poulet-Golard,  le  directeur  de  la  Revue  préhistorique,  ancien  professeur  de 


278  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


linguistique  antédiluvienne  au  collège  do  France,  membre  de  l'Institut,  etc., 
et  de  plu*  un  gaillard!  Quelle  belle  Bille  de  billard!  Ce  savant  qu'à  première 
vue  vous  pourriez  croire  aussi  desséché  qu'un  vieux  silex,  fait  explosion  de 
temps  en  temps  et  se  repose  de  ses  travaux  historiques  par  de  folles  cas- 
casdes...  il  partage  sa  vie  entre  ses  cailloux  de  l'âge  de  pierre,  et  des  petites 
dames  qui  n'en  sont  pas... 

Le  crâne  du  vieux  savant  était  plus  dénudé  que  celui  de  la  photographie, 
mais  ce  déboisement  pouvait  ôtre  récent,  vu  les  nombreux  et  fatigants  tra- 
vaux dont  M.  Poulet-Golard  était  accablé. 

—  Drôle  de  tétel  dit  le  notaire,  ses  favoris  poivre  et  sel  sont  bizarrement 
arrangés... 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas?  M.  Poulet-Golard,  persuadé  que  l'homme 
descend  du  singe  en  droite  ligne,  cherche  à  en  être  une  preuve  vivante... 
tous  Jes  jours,  devant  son  miroir,  il  se  fait  sa  tête  pour  ressembler  à  un  vieux 
chimpanzé... 

—  C'est  lui!  pensa  le  notaire. 

Dès  le  lendemain,  Cabassol  mandé  à  l'étude,  apprit  que  Me  Taparel  avait 
porté  ses  soupçons  sur  un  autre  Jocko.  Il  convint  qu'il  pouvait  y  avoir 
quelques  chances  de  réussir  en  se  lançant  sur  cette  nouvelle  piste  et  annonça 
qu'il  allait  agir,  en  alliant  autant  que  possible  la  prudence  à  la  rapidité. 

Mais  Comment  s'insinuer  dans  la  confiance  du  savant  Poulet-Golard  et 
l'approcher  d'assez  près  pour  étudier  sa  vie  et  ses  habitudes  ? 

—  Un  moyen  bien  simple,  dit  Miradoux  qui  avait  retrouvé  avec  la  santé 
toute  sa  lucidité  d'esprit  ordinaire,  M.  Poulet-Golard  est  directeur  de  la  Revue 
préhistorique,  n'est-ce  pas?  Eh  bien,  que  M.  Cabassol  lui  porte  pour  sa 
revue  un  travail  profond  et  réussi  sur  une  question  quelconque... 

—  Parfait!  s'écria  le  notaire,  je  me  charge  d'obtenir  de  Bezucheux  de  la 
Fricottière  père  une  chaude  lettre  de  recommandation  pour  la  Bille  de  billard 
Poulet-Golard.  Avec  ça,  il  est  sûr  que  son  ouvrage  ne  moisira  pas  dans  les 
cartons  et  que... 

—  Votre  plan  est  très  joli,  fit  justement  observer  Cabassol,  mais  ce  travail 
profond  et  réussi  sur  une  question  scientifique?... 

—  Dame,  c'est  à  vous  de  chercher!  Voyons,  que  pensez-vous  de  : 
Recherches  sur  les  institutions  politiques  et  administratives  des  peuplades  de 
rage  de  pierre?... 

—  Ou  bien  :  Invention  de  la  pêche  à  la  ligne  par  les  populations  lacustres 
du  Léman,  d'après  quelques  documents  mis  en  lumière? 

—  Des  progrès  de  l'art  musical,  considérés  comme  indication  suprême 
d'une  dégénérescence  morale  et  physique  des  nations  modernes. 

—  Ces  sujets  sont  empoignants.  Je  vais  m'enfermer  en  tête  à  tête  avec 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


279 


une  main  de  papieiy  déclara  énergiquement  Gabassol,  et  je  les  creuserai; 
occupez-vous  de  la  lettre  de  recommandation. 

L'infortuné  Gabassol  fut  trois  jours  sans  sortir.  Sa  plume  rebelle,  sans 
doute,  aux  travaux  de  science,  ne  put  jamais  écrire  que  le  titre  d'une  demi- 
douzaine  de  sujets  intéressants  mais  trop  arides  pour  elle.  Le  troisième  jour 
Gabassol,  eut  un  éclair  de  génie  et  résolut  de  fonder  la  poésie  darwiniste.  En 
conséquence  il  écrivit  en  vers  au  lieu  d'écrire  en  prose  et  produisit  un  morceau 
transcendant  qu'il  courut  le  soir  même  lire  à  ses  complices. 

—  Écoutez!  dit-il  d'une  voix  émue  quand  M0  Taparel  et  Miradoux  se 
furent  enfermés  avec  lui  dans  le  cabinet  notarial. 


Les  gens  de  Cabassol  donnaient  une  petite  fête  régence. 


ADAM 

C'était  la  fin  du  jour,  sur  le  désert  immense, 
Les  rayons  du  soleil  rougissant  peu  à  peu, 
S'allongeaient  par  delà  les  monts  pleins  de  silence; 
L'astre  qui  les  dardait  semblait  un  œil  de  feu. 

Le  calme  se  faisait  dans  la  grande  nature, 

Chez  eux,  pour  se  coucher,  rentraient  bœufs  et  chameaux  ; 

Un  singe  cependant,  pensive  créature 

Tête  basse  fuyait  les  autres  animaux. 


Bizarre  et  déplumé,  triste,  myope,  étrange; 
Honteux  même,  et  gôné  dans  tous  ses  mouvements 


280  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Ce  singe  n'avait  pas  la  Ègure  d'un  ange, 

Mais  sur  son  large  front  les  meilleurs  sentiments 

Se  lisaient  sous  les  plis  de  ses  rides  précoces! 
Ah!  quel  sombre  chagrin  faisait  courber  ce  dos, 
Ce  dos  chauve  et  rugueux  comme  les  vieilles  brosses, 
Affaissé  tristement  sous  un  trop  lourd  fardeau? 

L'appendice  caudal,  balançoire  élégante, 
Avec  laquelle  en  haut  des  sveltes  cocotiers 
Se  berce  mollement  la  guenon  indolente, 
Cette  cinquième  main  qui  manque  à  nos  gabiers, 

Le  panache  onduleux,  orgueil  de  tous  ses  frères, 
Faisait  presque  défaut  à  son  arrière-train! 
—  Non,  jamais,  songeait-il,  nos  pères  ou  nos  grands-pères, 
Ne  se  retrouveraient  en  moi,  singe  déteint  ! 

Où  donc  est  le  vieux  sang  des  ancêtres  agiles? 
Et  ces  pensers  amers,  où  donc  les  ai-je  pris? 
Que  suis-je?  doute  affreux!  Tous  les  singes  des  îles 
Vivent  la  tète  en  bas,  ne  poussent  que  des  cris, 

Tranquilles  et  joyeux  se  livrent  aux  gambades, 
Aux  folles  culbutes,  et  par  d'énormes  bonds, 
De  branche  en  branche  font  de  longues  promenades! 
Mes  ridicules  sauts  égayent  les  guenons 

Et  je  me  fais  du  mal  lorsque  je  tombe  à  terre  1 
Sensible  et  possédant  plein  d'idéal  au  cœur 
Je  faillis  cependant  rester  célibataire; 
Celle  qui  m'épousa  ne  fait  pas  mon  bonheur. 

Elle  ne  pense  pas!  Quand  mon  cerveau  s'enflamme, 
Quand  par  je  ne  sais  quoi  mon  être  est  agité, 
Elle  ne  comprend  pas!  Lui  voyant  si  peu  d'âme 
Je  dis  avec  douleur  :'Et  ma  postérité  !  !  ! 

Ah  !  que  seront  mes  fils?  seront-ils  de  la  race 
De  leurs  oncles  velus  qui  marchent  sur  les  mains, 
Ainsi  que  leurs  mamans  sans  que  rien  les  tracasse 
Se  balanceront-ils  aux  arbres  des  chemins? 

Le  besoin  d'exprimer  de  toute  autre  manière 
Que  les  cris  gutturaux  que  poussent  mes  parents, 
Chaque  sensation  et,  chose  singulière 
Les  soucis  d'avenir  que  n'ont  pas  les  orangs, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.  36. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


283 


Mes  fils  les  auront-ils?...  Ainsi  songeait  le  père 
Quand  sa  belle  guenon  accourut  sur  ses  pas; 
Au  grand  étonnement  de  madame  sa  mère, 
Le  petit  sur  son  dos,  cria  :  BONJOUR,  PAPA  ! 

—  Très  émouvant!  fit  Me  Taparel  à  la  dernière  strophe,  un  superbe 
morceau  d'introduction  pour  la  Légende  des  Siècles,  à  votre  place  je  l'offrirais 
à...  mais  non,  il  vaut  mieux  le  porter  à  la  Revue  préhistorique...  auparavant 


La  chambre  à  coucher  du  savant. 


je  vous  en  demanderais  une  copie  pour  l'album  de  Mmo  Taparel;  les  soucis  de 
notre  premier  père  lui  tireront  un  pleur;  car  elle  a,  au  plus  haut  degré,  le  sen- 
timent de  la  famille! 

—  Je  vais  immédiatement  à  la  Revue  préhistorique,  s'écria  Cabassol, 
avez-vous  préparé  ma  lettre  pour  M.  Poulet-Golard? 

—  Voilà  ! 

—  Je  pars,  à  bientôt  de  bonnes  nouvelles,  j'espère! 

Cabassol,  muni  d'une  chaude  lettre  de  recommandation,  partit  en  hommtf 
pressé  d'en  finir  avec  cet  abominable  Jocko  qui  lui  faisait  perdre  un  temps  sS 
précieux.  M»  Taparel  et  M.  Miradoux,  contre  leur  attente,  ne  le  virent  pav 
revenir  et  ne  reçurent  de  lui  aucune   communication  sur  le   résultat   de 


284 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


l'entrevue  avec  le  célèbre  savant.  Une  semaine  se  passa  ainsi,  M0  Taparel, 
commençant  à  se  sentir  gagner  par  l'inquiétude,  envoya  Miradoux  chercher 
des  nouvelles  au  domicile  du  vengeur  testamentaire  de  feu  Badinard. 

Gabassol  n'y  avait  pas  paru  depuis  huit  jours!  M.  Miradoux  trouva  le 
groom  et  le  valet  de  chambre  de  notre  héros,  en  train  de  donner  une  petite 
fête  régence  à  des  amis  et  amies.  Leur  maître  était  peu  gênant  pour  eux,  ils 
le  voyaient  si  rarement;  ils  avouèrent  à  Miradoux  qu'ils  étaient  obligés,  pour 
conserver  sa  physionomie  dans  leur  mémoire,  de  regarder  de  temps  en  temps 
sa  photographie, 

M0  Taparel,  au  comble  de  l'in- 
quiétude, attendit  avec  impatience 
le  lendemain,  jour  de  dîner  au  club 
des  Billes  de  billard.  Dès  l'arrivée 
du  savant  Poulet  -  Golard,  il  l'a- 
borda pour  lui  demander  s'il  avait 
vu  un  jeune  poète  qu'il  s'était  per- 
mis de  lui  envoyer. 

—  Comment  donc,  cher  mon- 
sieur 1  répondit  le  bon  Poulet-Go- 
lard,  mais  j'ai  à  vous  remercier  de 
m'avoir  adressé  ce  jeune  Cabassol! 
un  charmant  garçon  et  un  sujet 
plein  d'avenir  !  Il  m'a  apporté,  pour 
la  Bévue,  des  vers  profondément 
pensés!  Jamais,  je  crois,  la  question  de  l'origine  de  l'homme,  n'a  été  abordée 
en  poésie  avec  cette  netteté...  Pas  d'images  nuageuses  masquant  le  vide  des 
idées,  au  contraire,  quelque  chose  de  simple,  de  puissant  et  de  doux...  Ce 
garçon  ira  loin! 

—  Comme  je  ne  l'ai  pas  revu,  dit  M«  Taparel,  je  ne  savais  si... 

—  C'est  vrai,  je  ne  vous  dis  pas  tout...  votre  protégé  m'a  plu  tout  de  suite, 
je  l'ai  fait  causer,  j'ai  vu  que  le  poète  cachait  un  jeune  savant  plein  de  modestie, 
épris  des  idées  nouvelles  et  tout  prêt  à  entrer  en  lice  pour  leur  défense.  Je  lui 
ai  ouvert  la  Revue  préhistorique,  et  je  lui  ai  proposé  d'être  à  la  fois  mon 
secrétaire  et  mon  élève! 

—  Et?... 

—  Et  il  a  accepté  avec  empressement,  avec  un  empressement  que  je 
qualifierai  de  méritoire,  car  je  ne  lui  ai  pas  caché  à  quels  travaux  ardus  il 
allait  prendre  part,  à  quelle  existence  de  bénédictin  il  allait  se  vouer...  Noble 
jeune  homme!  11  a  demandé  à  entrer  immédiatement  en  fonctions,  je  l'ai 
installé  le  jour  même  dans  une  petite  pièce  annexe  de  mon  cabinet  de  travail, 


M.  Poulet-Golard  se  taille  la  barbe  avec  le  plus 
grand  soin. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


285 


et  il  y  est  encore  enfoui  sous  des  montagnes  de  livres  et  de  manuscrits!... 
Ah!  la  science,  voyez-vous,  la  science,  il  n'y  a  encore  que  cela  pour  vous 
procurer  des  joies  pures  et  intenses  ! . .. 

—  Oui,  cela  et  le  club  des  Billes  de  billard,  et  aussi  les  belles  petites!  fit 
M8  Tapàrel  en  frappant  sur  le  ventre  de  M.  Poulet-Golard. 

—  Vous  l'avez  dit  !  répondit  gravement  le  savant. 


Le  secrétaire  du  savant  Poulet-Golard. 


M*  Taparel  était  rassuré. 

Le  lendemain,  arriva  la  lettre  suivante  qui  le  mit  au  courant  des  affaires 
de  Cabassol  : 


Cher  maître, 

C'est  lui  !  !  ! 

Cette  fois  nous  ne  nous  sommes  pas  trompés,  l'abominable  célibataire,  le  crâne 
astucieux  et  criminel,  qui  entra  pour  un  soixante-dix-seplième  dans  les  chagrins 
conjugaux  de  feu  M.  Badinard,  le  véritable  Jocko  enfin,  est  découvert 

C'est  l'affreux  Poulet-Golard  ! 

Nous  le  tenons  ! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Je  suis  dans  la  place;  assis  dans  L'ombre,  comme  le  ligre,  je  guette  le  Poulet- 
Golard  pour  en  faire  la  proie  de  ma  vengeance! 

Comment  j'ai  acquis  la  conviction  que  nous  tenions  bien  le  Jocko  tant  cherché, 
vous  allez  le  savoir.  La  pièce  de  vers  darwinistes  ayant  charmé  le  directeur  de  la 
j>r<Iii>toriquc  au  plus  haut  degré,  il  m'a  propose  à  brûle-pourpoint  d'être  son 
secrétaire  et  son  collaborateur,  pour  soutenir  avec  lui  le  poids  des  immenses  tra- 
vaux scientifiques  sous  lesquels  il  se  sent  accablé.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire 
si  j'ai  pris  la  balle  au  bond  !  J'ai  répondu  que  mes  plus  chers  désirs  seraient  exaucés 
s'il  m'était  donné  de  devenir  le  disciple  du  flambeau  de  la  science  moderne,  et  j'ai 
demandé  à  commencer  immédiatement  mon  labeur  de  secrétaire.  Je  vous  passe  les 
détails.  Deux  heures  après  j'étais  installé  dans  la  propre  maison  de  M.  Poulet-Golard, 
dans  une  petite  bibliothèque  attenante  à  son  cabinet  de  travail. 

0  joie  !  ô  douce  satisfaction  qui  fit  tressaillir  mon  âme  !  la  première  chose  que 
je  vis  dans  cette  bibliothèque,  ce  fut  une  petite  photographie  de  M.  Poulet-Golard, 
absolument  identique  à  la  pièce  à  conviction  de  l'album  Badinard.  Il  n'y  avait  pas 
à  en  douter,  c'était  bien  le  crâne  et  les  mèches,  c'était  bien  la  pose  de  notre  photo- 
graphie !  Nous  tenions  le  vrai  coupable  !  cette  fois,  plus  de  ménagements  à  garder, 
je  pouvais  sévir  en  toute  tranquillité  de  conscience,  sans  avoir  à  craindre  de  faire 
tomber  les  foudres  de  ma  justice  sur  un  innocent  ! 
A  nous  deux,  Jocko  ! 

Vous  connaissez  M.  Poulet-Golard,  l'homme  du  monde,  l'homme  du  club  des 
Billes,  je  vais  vous  présenter  le  savant  directeur  de  la  Revue  préhistorique,  dans 
son  intérieur.  M.  Poulet-Golard  est  un  bipède  d'apparence  singulière,  enveloppé  de 
six  heures  du  matin  ù  minuit  dans  une  bibliothèque  en  cachemire  des  Indes,  et 
couronné  par  une  calotte  de  forme  grecque,  mais  en  cachemire  également,  derrière 
laquelle  se  balance  une  longue  bouffette  effilochée.  Cette  bibliothèque  en  cachemire 
des  Indes  est  une  robe  de  chambre,  qu'entre  nous  je  soupçonne  fort  d'avoir  été 
taillée  dans  un  cadeau  resté  pour  compte,  à  l'époque  lointaine  où  le  cachemire  de 
l'Inde  servait  à  faire  trébucher  la  vertu  des  Torettes.  Il  faut  des  mobiliers,  main- 
tenant, hélas  !  que  l'âge  du  cachemire  est  loin  !  Je  reprends  mon  esquisse  de  la 
bibliothèque  Poulet-Golard,  la  robe  de  chambre  de  ce  digne  «avant  est  à  tiroirs,  je 
n'ai  pu  encore,  après  huit  jours  d'études,  parvenir  à  connaître  le  nombre  exact  des 
poches  qui  s'ouvrent  entre  ses  ramages  flamboyants.  11  y  en  a  plusieurs  étages, 
par  devant,  par  derrière  et  sur  les  côtés.  Dans  les  petites  poches  du  haut,  par 
devant,  M.  Poulet-Golard  loge  les  notes  relatives  à  ses  travaux  en  train,  c'est-à-dire 
plusieurs  centaines  de  petits  papiers  sur  lesquels  il  a  jeté  ses  idées,  le  fruit  de  ses 
méditations  ou  le  suc  de  ses  lectures.  Les  poches  du  bas  sont  bourrées  de  volumes 
couverts  d'annotations;  dans  les  poches  de  côté  s'accumulent  les  manuscrits,  les 
travaux  à  l'état  de  projettes  esquisses  des  articles  profonds 
que  la  Revue  préhistorique  imprime  entête  de  ses  colonnes. 
Enfin  dans  les  poches  situées  par  derrière  gisent  les  dic- 
tionnaires et  vocabulaires  portatifs  des  langues  de  l'âge  de 
^  pierre, "dont  M.  Poulet-Golard  a  fait  une  étude  particulière. 
Voilà  l'homme.  Son  domicile  est  aménagé  dans  le  goût 
de  sa  robe  de  chambre.  Toutes  les  pièces  de  l'appartement 
sont  garnies  de  tablettes  superposées,  pliant  sous  le  poids 

„__    ,  de  bouquins  poudreux,  de  collections,  de  revues  scientifi- 

que le  trompe  avec  un  „  .  ,    .  „  ,  .  . 

clairon  de  pompier».         ^^  françaises,  anglaises,  allemandes,  russes  ou  chinoises, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


287 


de  paquets,  de  rapports  de  toutes  les  académies  scientifiques  du  globe.  Les  tablettes 
aux  bouquins  commencent  dans  l'antichambre  et  se  continuent  jusque  dans  la 
chambre  à  coucher,  où  les  livres  s'élèvent  par  monceaux  ;  les  tablettes  de  la 
salle  à  manger  sont  réservées  aux  collections  de  cailloux  de  l'âge  de  pierre, 
ramassés  en  Norvège,  en  Bretagne,  ou  dans  les  îles  australiennes.  Trop  de  silex! 
Quand  je  dîne,  car  je  suis  nourri,  je  mords  avec  la  plus  grande  précaution,  car  il 
me  semble  toujours  que  je  vais  tomber  sur  un  bifteck  de  l'âge  de  pierre. 

Le  cabinet  de  travail  de  M.  Poulet-Golard,  possède  naturellement  plus  de 
bouquins  et  plus  de  silex  que  toutes  les  autres  pièces,  mais  son  principal  ornement 
est  une  série  de  photographies  de  grandeur  naturelle,  de  têtes  de  gorilles,  de 
face,  de  trois  quarts  et  de  profil  alternant  avec  la  tête  de  M.  Poulet-Golard; -éga- 
lement de  face,  de  trois  quarts  et  de  profil.  A  côté  sont  des  tableaux  lithogra- 


La  cuisinière  de  M.  Poulet-Golard. 


phiés  donnant  des  mesures  de  crânes  et  d'angles  facials,  toujours  alternati- 
vement gorille  et  Poulet-Golard.  Tout  cela  en  vue  d'établir  par  une  claire 
démonstration,  notre  cousinage  issu  de  germains  avec  les  hôtes  du  Jardin  des 
plantes.  Je  commence  à  y  croire.  M.  Poulet-Golard  travaille  sur  ce  sujet,  à  un  grand 
ouvrage  qu'il  a  l'intention  de  dédier  à  un  vieux  chimpanzé  mélancolique  chez 
lequel  il  a  cru  découvrir  quelques  indices  d'une  race  en  voie  de  transformation. 
Ce  que  M.  de  la  Fricottière  vous  a  dit  est  vrai,  M.  Poulet-Golard  se  taille  la  barbe 
tous  les  trois  jours  avec  le  plus  grand  soin,  dans  le  but  d'accentuer  sa  ressemblance 
avec  ce  chimpanzé  mélancolique. 

La  chambre  à  coucher  de  mon  savant  patron  est  ornée  différemment;  il  y  a  des 
montagnes  de  livres  dans  les  coins  et  dans  les  armoires,  mais  les  murailles  sont 
uniquement  tapissées  de  photographies  féminines.  Pas  de  singes  du  tout  ni  de 
silex,  rien  que  des  dames  ou  des  demoiselles,  jeunes  et  jolies,  à  l'air  aimable  et 
souriant.- Quand  je  lui  ai  parlé  de  cette  collection  gracieuse,  M.  Poulet-Golard,  a 
murmuré  les  mots  d'études  anthropologiques  et  il  a  changé  de  conversation.  Je 
n'ai  pas  insisté. 


B8S  La    GRANDE   MASCARADE   parisienne 


Pour  achever  de  vous  peindre  la  maison  Poulet-Golard,  je  n'ai  plus  qu'à  vous 
parler  de  noire  bonne,  une  brave  Bile  de  l'Auvergne  qui  fait  le  ménage,  cpoussette 
les  tablettes,  les  livres  et  les  silex,  quand  M.  Poulet-C.olard  n'est  pas  là  pour 
l'empêcher,  et  qui  nous  prépare  une  cuisine  naïve,  niais  confortable.  Elle  n'a  qu'un 
défaut  :  son  cousin,  un  clairon  de  pompiers,  qui  vient  la  voir  trop  souvent,  pour  la 
sécurité  de  nos  côtelettes. 

Et  maintenant  j'attends  l'occasion,  prêt  à  la  saisir  par  la  chevelure,  blonde, 
brune  ou  même  rousse.  Je  suis  dans  la  place,  je  suis  prêt,  j'attends  le  moment  où 
la  cbrysalide  Poulet-Golard  se  transformera  en  brillant  et  galant  Jocko  1  Fasse  le 
Ciel  que  ce  moment  arrive  bientôt,  car  mes  travaux  de  secrélaire  et  de  collaborateur 
île  la  Revue  préhistorique,  commencent  à  me  sembler  durs. 

Dans  cet  espoir  doux  à  mon  cœur,  je  vous  serre  affectueusement  et  énergique- 
ment  la  main,  ainsi  qu'à  M.  Miradoux,  notre  vieux  complice! 

Cabassol. 

Mc  Taparel,  tranquillisé  par  cette  lettre  qui  lui  montrait  Cabassol  à  l'œuvre, 
put  se  remettre  à  ses  affaires  notariales.  11  fut  huit  jours  sans  recevoir  de 
communications,  et  ne  s'en  inquiéta  pas.  Le  neuvième  jour,  une  nouvelle 
lettre  de  notre  héros  arriva  à  l'étude. 

«  Cher  maître, 

Je  n'y  comprends  rien  !  Le  père  de  mon  noble  ami,  le  président  de  la  Fricottièrc 
a  calomnié  M.  Poulet-Golard!  M.  Poulet-Golard  est  vertueux  !  !  ! 

Jocko  a  pris  sa  retraite,  il  a  renoncé  aux  fulàtreries  de  ce  demi-monde  et  il  a 
consacré  toutes  les  ardeurs  de  son  âme  au  culte  des  purs  silex  et  à  la  vénération  de 
nos  ancêtres  les  chimpanzés  ! 

Voilà  quinze  jours  que  je  pâlis  du  matin  au  soir  sur  les  livres  et  sur  les  manus- 
crits de  cet  homme  vénérable,  voilà  quinze  jours  que  je  me  lève  à  l'aurore  en 
même  temps  que  lui,  et  que  je  me  mets  au  travail  à  ses  côtés,  pour  ne  relever  la 
tète  qu'aux  heures  où  la  grosse  Auvergnate  nous  apporte  notre  repas!  Ce  travail 
me  délabre,  mais  je  fais  bonne  contenance;  jusqu'à  minuit,  côte  à  côte  avec  M.  Pou- 
let-Golard, je  compulse  des  papiers,  je  prends  des  notes,  je  fouille  les  autorités 
scientifiques,  les  rapports  des  académies.  Et  tout  cela  inutilement! 

Déjà  je  connais  les  mots  principaux  de  la  langue  parlée  par  la  peuplade  lacustre 
d'Enghien  il  y  a  vingt-cinq  ou  trente  siècles,  déjà  j'ai  pu  étudier  la  vieille  langue 
des  Allobroges  et  constater  ses  rapports  avec  le  patois  de  notre  cuisinière,  déjà  j'ai 
appris  à  dire  papa  en  sanscrit,  en  zend  et  en  papou...  Et  sans  résultat!  Poulet- 
Golard  est  vertueux  !  !  ! 

11  n'est  surli  qu'une  seule  fois  depuis  ce  temps-là,  pour  aller  au  dîner  du  club. 
Et  il  est  revenu  tranquillement  à  minuit  trois  quarts,  et  il  s'est  couché,  et  il  s'est 
endormi  d'un  sommeil  calme  pour  se  réveiller  comme  à  l'ordinaire  à  six  heures  du 
matin!  Le  volcan  est  éteint,  Jocko  a  donné  sa  démission! 

0  rage!  ô  désespoir!  Et  notre  vengeance? 

Voulez-vous  que  je  vous  dise  l'affreux  soupçon  qui  dévore  mon  cœur?  Eh  bien.. 
M.  Poulet-Golard  aime  sa  cuisinière  allobroge!  Ce  fleuve  débordant  s'est  canalisé  : 
au  lieu  de  se  livrer  comme  autrefois  à  des  débordements  dévastateurs,  il  suit  main 
tenant  un  cours  paisible,  à  l'abri  des  tourmentes  de  la  passion. 


I,.\    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


289 


Il  aime  sa  cuisinière,  vous  dis-je,  et  cette  grosse  Auvergnate  le  trompe  avec  le 
clairon  de  pompiers.  Ce  soupçon,  que  je  nourrissais  depuis  quelques  jours,  est  de- 
venu presque  une  certitude! 

(juclle  catastrophe!  Je  ne  demandais  qu'à  venger  Badinard,  mais  flirter  avec 


(\  M.  Poulet-Golard  menant  l'existence  de  Bille  de  billard. 


une  Auvergnatede  cent  kilos  et  l'enlever  par  force  ou  par  ruse  à  notre   ennemi,  est 

un  exercice  qui  manque  d'attraits  pour  moi... 

Que  faire?  que  faire? 

Con6olez-moi,  éclairez-moi  I 

Cabassol 

A  cette  missive  désolée,  M"  Taparel  fit  une  courte  et  énergique  réponse  : 
Le  devoir  est  le  devoir!  on  n'a  pas  le  droit  de  tourner  autour. 
Discuter  c'est  désobéir. 

MuiADOUX 


Tapaiiel 


Exécuteurs  testamentaires. 


Liv. 


290  LA    GRANDI-,     MASCARADE    PARISIENNE 


Comment  le  sage  arrange  sa  vie.  —  Où  Cabassol  entrevoit  la  possibilité  de  venger  Badi 
nard  de  quelques-uns  de  ses  ennemis.  —  La  volage  Tulipia.  —  Catastrophe. 

Quand  il  reçut  la  réponse  de  M0  Taparol,  Cabassol  eut  une  attaque  de 
marasme  qui  dura  toute  la  journée.  Vainement  la  grosse  bonne  de  M.  Poulet- 
Golard,  le  dictionnaire  allobroge  du  vieux  savant,  vint-elle  causer  en  patois 
auvergnat,  il  ne  put  se  décider  à  se  montrer  aimable  avec  elle. 

Après  une  nuit  passablement  assombrie  par  des  cauchemars  où  l'Auvergnate 
et  le  clairon  de  pompiers  se  joignaient  à  M.  Poulet-Golard  pour  le  tourmenter 
avec  des  haches  de  l'âge  de  pierre,  Cabassol  lit  une  heureuse  découverte. 

A  l'heure  du  facteur,  parmi  des  liasses  de  journaux  scientifiques  qui  don- 
naient la  migraine  rien  qu'à  les  regarder,  M.  Poulet-Golard  reçut  un  petit 
billet  élégant  qu'il  décacheta  vite  avec  émotion. 

Cabassol  sentit  un  vague  parfum  d'héliotrope  arriver  jusqu'à  lui  ;  aussi 
ému  que  M.  Poulet-Golard,  il  jeta  des  coups  d'œil  indiscrets  vers  la  lettre  qui 
dégageait  ces  douces  émanations,  mais  il  ne  put  distinguer  que  de  fines  pattes 
de  mouche  qu'il  n'eut  pas  un  instant  l'idée  d'attribuer  à  un  académicien  quel- 
conque. 

C'était  une  lettre  de  femme! 

Cabassol  se  sentit  renaître  à  la  vie,  il  vit  M.  Poulet-Golard  plier  soigneu- 
sement sa  lettre  et  la  ranger  dans  une  des  poches  de  sa  mystérieuse  robe  de 
chambre,  une  poche  que  Cabassol  ne  connaissait  pas  encore  et  qui  lui  sembla 
contenir  d'autres  billets  couverts  des  mêmes  pattes  de  mouches.  Dans  sa  joie 
Cabassol  pinça  la  taille  robuste  de  l'auvergnate  qui  lui  administra  sur  les  mains 
une  tape  énergique.  M.  Poulet-Golard,  perdu  dans  d'agréables  réflexions  ne 
parut  pas  s'apercevoir  de  cette  sortie  de  son  secrétaire  hors  des  bornes  des  con- 
venances. 

Après  le  déjeuner,  M.  Poulet-Golard  donna  des  instructions  à  son  secrétaire 
et  le  chargea  de  préparer  un  important  travail  sur  la  langue  parlée  par  les 
perroquets  d'une  île  absolument  déserte  de  l'océan  Pacifique,  d'après  le  voca- 
bulaire rapporté  par  un  officier  de  marine. 

Cela  fait,  le  savant  endossa  un  ulster  par-dessus  sa  robe  de  chambre  et 
chercha  un  chapeau  pour  sortir.  Cabassol  était  au  comble  de  la  joie,  sans 
doute  M.  Poulet-Golard  faisait  explosion,  Jocko  allait  se  révéler;  une  seule 
chose  le  contrariait,  le  savant  emportait  sa  robe  de  chambre  et  cette  lettre  qui 
aurait  révélé  sans  doute  bien  des  choses  à  l'indiscrétion  du  vengeur  de  Badi- 
nard. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  291 


—  Comment,  cher  maître,  dit-il  à  son  patron,  vous  gardez  votre  robe  de 
chambre!  les  poches  bourrées  de  livres  font  des  bosses  partout  sous  votre 
ulster... 

—  Oui...  je...  nous.,  j'ai  à  travailler  chez  un  de  mes  collègues  de  l'institut 
qui  m'a  écrit  pour  me  demander  le  concours  de  mes  lumières  pour...  des 
recherches... 

En  disant  ces  mots,  M.  Poulet-Golard  ayant  trouvé  son  chapeau,  s'esquiva 
doucement. 

—  Oui,  murmura  Cabassol,  je  voudrais  bien  faire  sa  connaissance  à  ton  col- 
lègue de  l'institut,  je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  porte  pas  de  lunettes  1 


—  Tulipia  m'aime!...  ces  factures  l'attestent! 

Ce  jour-là,  Cabassol  ne  s'occupa  guère  des  perroquets  de  l'océan  Pacifique 
et  de  leur  langage  ;  abandonnant  ses  travaux  en  train,  il  bouleversa  les  papiers 
de  M.  Poulet-Golard,  avec  l'espérance  d'y  rencontrer  quelque  lettre  oubliée  du 
soi-disant  membre  de  l'Institut. 

Il  était  écrit  qne  la  journée  devait  être  heureuse,  car  ces  recherches  eurent 
un  résultat.  Cabassol'ne  trouva  aucune  missive  à  fines  pattes  de  mouches  fémi- 
nines, mais  il  fit  une  étrange  découverte  qui  le  plongea  dans  la  stupeur. 

Dans  une  liasse  de  papiers  relatifs  aux  peuplades  lacustres  d'Enghien  et 
environs,  une  photographie,  égarée  sans  doute,  lui  tomba  entre  les  mains.  Cette 
photographie  était  celle  d'une  très  jolie  femme  aux  cheveux  blonds  dénoués, 
en  toilette  de  bal  très  décolletée  ;  Cabassol  n'eut  besoin  que  d'un  coup  d'œil 
pour  reconnaître  en  elle  l'ange  de  Bezucheux  de  la  Fricottière,  fils,  la  mysté- 
rieuse femme  du  monde  de  Lacostade,  Saint-Tropez  et  compagnie,  en  un  mot, 
Tulipia  Balagny,  la  belle  volage,  Tulipia  elle-même,  enlevée  dernièrement  par 
l'inspecteur  de  de  la  compagnie  d'assurance  VŒU! 


292  l.A     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


«range  I  étrangeJ  • 

Et  pour  qu'il  De  restai  aucun  doute  à  notre  héros,  sur  l'identité  de  Tulipia 
ci  >ur  celle  de  M.  Poulet-Golard,  voici  ce  que  Cabassol  lut  au  dos  de  là  photo- 
graphie : 

A  mon  petit  Jocko  chéri. 

Tulipia. 

Gabossol  resta  rêveur.  Il  n'y  avait  pas  de  doute  ;\  avoir,  le  membre  de  l'Ins- 
titut chez  lequel  M.  Poulet-Golard  avait  porté  sa  rohe  de  chambre  et  ses  livres» 
c'était  Tulipia  Balagny  :  Cabassol  reconnaissait  les  pattes-  de  mouches  de  la 
dédicace...  C'était  donc  Tulipia  Balagny  qu'il  fallait  enlever  à  Poulet-Golard; 
quelle  chance!  voilà  un  enlèvement  plus  agréable  à  exécuter  que  celui  de  la 
grosse  Allobroge! 

Cabassol,  en  train  de  combiner  un  plan  d'attaque,  n'entendit  pas  le  bruit 
des  pas  de  M.  Poulet-Golard,  revenant  de  chez  le  faux  membre  de  l'Institut; 
il  fut  donc  surpris  par  son  patron  dans  la  contemplation  du  portrait  de  la  char- 
mante Tulipia. 

M.  Poulet-Golard  s'arrêta  un  instant  pétrifié. 

—  Le  portrait  de...,  s'écria-t-il,  comment  se  fait-il...,  est-ce  que...  au- 
riez-vous  des  droits  à  soupirer  devant  le  portrait  de...  mais,  non,  c'est  le 
mien,  voici  la  dédicace,  vous  l'avez  donc  retrouvé? 

Cabassol  prit  son  parti  en  brave. 

—  Oui,  cher  maître,  oui,  cher  Jocko,  pour  les  dames! 

—  Quoi!  vous  savez...  vous  connaissez  le  petit  nom  flatteur  que  l'on  me 
donne  dans  le  monde?... 

—  Je  me  doutais,  mais  je  n'ai  plus  douté  lorsque  j'ai  trouvé  ce  témoignage 
flatteur  de  l'affection  que  vous  porte  ce  joli  membre  de  l'Institut...,  la  char- 
mante Tulipia... 

M.  Poulet-Golard  ne  répondit  pas  d'abord. 

—  Bah  !  bah  !  dit-il  enfin  d'un  air  guilleret,  j'entre  dans  la  voie  des  aveux, 
mon  cher  secrétaire,  Tulipia,  puisque  vous  connaissez  son  nom,  m'adore,  il 
est  vrai,  et  c'est  à  ses  pieds  que  de  temps  en  temps  je  me  repose  de  mes  tra- 
vaux scientifiques...,  elle  est  tout  simplement  délirante,  Tulipia,  délirante! 
puisque  vous  l'avez  deviné,  je  ne  veux  plus  rien  vous  cacher;  vous  savez 
que  je  fais^partie  du  club  des  Billes  de  billard? 

—  Je  ta  sais. 

—  Eh  bien,  quand  j'ai  vécu  pendant  quelques  mois  en  bénédictin,  enfoui 
sous  les  livres  et  les  collections,  à  creuser  les  problèmes  scientifiques  les  plus 
ardus,  je  m'offre  quelques  semaines  d'existence  agréable,  je  vis  en  Bille  de 
billard...  Tulipia  m'aime!  Tenez,  voyez  toutes  ces  factures! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


293 


Et  M.  Poulet-Golard  fouillant  dans  une  nouvelle  poche  de  sa  robe  de. 
chambre,  en  tira  un  paquet  de  factures  qu'il  mit  sous  les  yeux  de  Cabassol. 

—  Tulipia  m'aime  !  Toutes  ces  factures  le  prouvent,  voyez  tout  le 
paquet,  il  y  en  a  pas  mal  et  elle  n'aurait  pas  souffert  qu'un  autre  que  moi 
s'offrit  à  les  payer!...  Ah  !  elle  a  été  un  peu  vite,  il  y  a  quelques  mois,  j'ai  été 
obligé  d£  modérer  un  pou... 

—  Vraiment? 


La  photographie  de  Tulipia  Balagny. 

.  —  Oui,  pendant  dix  mois  de  l'année,  enfermé  dans  le  silence  de  mon  cabi- 
net de  travail,  je  fais  des  économies  et  je  suis  tout  à  la  science,  cette  amie 
qui  ne  demande  pas  de  petits  mobiliers  ni  de  huit-ressorts  !  Ah!  la  science, 
la  science!  je  lui  sacrifie  tout  pendant  dix  mois,  je  fais  marcher  mes  grands 
travaux,  je  me  mets  en  avance  pour  la  Revue  préhistorique,  et  ensuite 
vacances  complètes,  je  redeviens  simple  Bille  de  billard!  Voilà  mon  jeune 
ami,  comment  le  sage  arrange  sa  vie... 

—  Bravo!    alors,   cher  maître,  le  temps  des  vacances  est  arrivé? 

—  Oui,  mon  jeune  ami,  mais  pour  vous  occuper  pendant  ce  temps-là, 
je  vais  vous  laisser  un  certain  nombre  de  travaux  à  préparer,  quelques  notices 
à  écrire  pour  la  Revue  préhistorique  et  des  recherches  à  faire  sur  la  grando 
question  des  populations  lacustres  d'Enghien.  Cela  vous  va,  n'est-ce  pas? 


294  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Soyez  tranquille,  le  tempa  ties  vacances  viendra  aussi  pour  vous...  Moi, 
j'ai  commencé  à  quarante-Cinq  ans!  A  propos,  je  soupe  demain  soir  avec 
Tulipia  et  quelques  -unis,  vous  serez  des  nôtres,  n'est-ce  pas?  Ces  messieurs 
Boni  des  jeunes  gens  aimables,  spirituels  et  travailleurs  :  l'un  d'eux,  le  fils 
de  notre  président  de  la  Fricottière,  m'a  promis  des  renseignements  sur 
quelques  vestiges  de  l'âge  de  pierre  qu'il  a  découverts  dans  les  environs  de 

Nice... 

Pardon.  Bezucheux  de  la  Fricottière  soupe  avec  vous  et  mademoiselle 

Tulipia? 

—  Oui.  M.  de  la  Fricottière  et  ses  amis... 

—  Lacostade,  Saint-Tropez,  Bisséco  et  Pontbuzaud  ? 

—  Vous  les  connaissez  donc? 

—  Parbleu  ! 

—  Tant  mieux  !  ce  sera  plus  gai. 

Cabassol  n'en  demanda  pas  davantage,  mais  il  sortit  immédiatement  sous 
un  prétexte  quelconque  et  courut  chez  Bezucheux. 

Eh  bien!  s'écria  Bezucheux  dès  qu'il  aperçut  Cabassol,  je  te  croyais 

trappiste,  mon  bon,  ou  parti  pour  l'Afrique  centrale!  on  ne  t'a  pas  vu 
depuis  un  grand  siècle? 

Ah  ça!  répondit  Cabassol,  tu  ne  m'avais  pas  dit  que  tu  étais  raccom- 
modé avec  la  belle  Tulipia  Balagny  ? 

Parbleu,  mon  cher,  c'est  un  événement  tout  récentl  Tulipia  était  allée 

enfouir.sa  douleur  au  fond  d'une  campagne  solitaire,  elle  est  revenue  et  je  n'ai 
pu  résister  à  ses  larmes  !  d'ailleurs,  nous  avons  eu  une  explication  avec  Lacos- 
tade, Bisséco,  Pont-Buzaud et  Saint-Tropez;  pur  malentendu,  mon  cher!  Les 
apparences  étaient  contre  elle,  voilà  tout,  maintenant  tous  les  nuages  se  sont 
dissipés  1...  Veux-tu  venir  avec  moi,  j'ai  rendez-vous  au  café  Riche  avec  nos 
amis,  nous  causerons  de  Tulipia. 

—  Allons,  fit  Cabassol,  allons,  nous  causerons  de  ta  volage  Tulipia... 

—  Arrête,  mon  ami,  ne  l'insulte  pas,  je  viens  de  te  dire  que  les  apparences 
seules  étaient  contre  elle,  le  jour  fatal  où  nous  nous  brouillâmes...  les  appa- 
rences seules,  absolument!  Pauvre  Tulipia! 

—  Tu  m'attendris! 

—  Oui,  elle  fut  volage,  la  charmante,  mais,  il  y  a  une  nuance,  volage... 
à  mon  profil  I 

—  A  ton  profit? 

—  Exclusif!...  mais,  chut!  motus  là  dessus! 

—  Boit,  silence  et  mystère  !  Mais  j'y  pense,  tu  dis  que  nous  allons  rejoin- 
dre au  café  Riche  Lacostade  et  les  autres,  vous  n'êtes  donc  pas  brouillés 
ensemble? 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


295 


—  Pourquoi? 

—  Tu  disais  exclusif? 

—  Mais  oui,  exclusif,  les  autres  n'ont  droit  qu'au  platonisme!...  Nous 
nous  sommes  expliqués,  je  ne  les  trompe  pas!  Tu  connais  ma  nature  noble 
et  franche,  tromper  un  ami  me  répugnerait...  et  puis,  tu  comprends,  un, 
passe  encore,  mais  quatre!...  ça  m'embêterait  !  alors  le  jour  où  j'ai  renoué 
avec  Tulipia,  j'ai  prévenu  mes  amis...  Tu  me  suis? 

—  Je  suis  suspendu  à  tes  lèvres  éloquentes. 

—  Donc  j'ai  prévenu  mes  amis,  je  les  ai  réunis  tous  les  quatre,  et  je  leur 
ai  tenu  ce  discours  :  mes  petits  bons,  ce  n'est  pas  tout  ça,  mais,  j'ai  revu 


—  Voila  comme  le  sage  mèue  sa  vie! 


Tulipia!...  —  Ah!  !  !  firent-ils  tous  avec  émotion.  —  Oui,  mes  enfants,  ai-je 
repris,  sans  vouloir  revenir  sur  un  passé  douloureux,  je  vous  dirai  que  la 
chère  petite  m'a  donné  des  explications  satisfaisantes...  —  Pour  toi!  dit 
Bisséco  avec  amertume.  —  Pour  moi  !  dis-je  avec  assurance.  —  Et  que 
résulte-t-il  de  ces  explications  ?  demanda  Lacostade.  —  Il  résulte  que  nous 
nous  sommes  tous  conduits  avec  elle  avec  cruauté,  avec  barbarie...  comme 
des  sauvages,  enfin...  il  résulte  que  c'est  un  ange....  une  martyre...  Il  résulte 
que  je  laraime!  !  ! 

—  Sensation  prolongée  !  dit  Cabassol. 

—  Tu  l'as  dit,  sensation  prolongée!  Lacostade,  Bisséco  et  Saint-Tropez  se 
montraient  légèrement  abrutis  par  ma  confidence.  —  Oui,  messieurs,  repris- 
je  en  frappant  du  poing  sur  la  table,  je  la  raime!  j'aurais  pu  la  raimer  sans 


206  LA    GRANDE   MASCARADE    l'A  K  1SIKNNE 


vous  en  souffler  mot,  mais  j'ai  pensé  que  ma  dignité  m'interdisait  ces  ca- 
chotteries mesquines  et  vulgaires.  Je  La  raime  depuis  hier...  —  soir?  de- 
manda Bisséco  toujours  avec  amertume. —  Oui,  répondis -je  nettement, 
depuis  hier  soir  et  je  vous  ai  convoqués  ce  matin  pour  vous  prévenir  de  cet 
événement.  —  Tu  aurais  pu  t'en  dispenser,  dit  Lacostade.  — Non!  la  loyauté 
traditionnelle  des  la  Fricottière  me  le  commandait!...  J'ai  voulu  vous  pré- 
venir, non  pour  vous  torturer  l'âme  par  des  confidences  peu  agréables  pour 
vous,  je  le  reconnais,  mais  pour  établir  franchement  la  situation,  et  pour 
vous  dire  :  mes  enfants,  je  raime  Tulipia,  elle  me  raime,  restons  amis,  je 
vous  accorde  le  droit  de  l'adorer  platoniquement,  je  vous  permets  l'amour 
platonique  ! 

—  Superbe,  mon  ami!  s'écria  Gabassol,  je  t'admire!  Et  qu'ont  répondu 
Lacostade,  Saint-Tropez  et  les  autres? 

—  Il  y  a  eu  un  moment  d'hésitation,  puis  touchés  de  la  grandeur  de 
mon  caractère,  ils  se  sont  levés  comme  un  seul  homme  et  m'ont  tendu  la 
main  en  s'écriant  :  —  Soit  !  nous  nous  contenterons  du  platonisme,  du  plus 
pur  platonisme!!! 

—  C'est  un  trait  digne  de  la  morale  en  action,  ce  que  tu  me  racontes-là, 
dit  Cabassol. 

—  Parbleu!  Et  Tulipia?  est-ce  qu'elle  n'est  pas  aussi  une  héroïne  de  la 
morale  en  action? 

—  Tu  sais,  moi  j'avais  cru.. , 

—  Eh  parbleu,  je  te  l'ai  dit,  c'était  une  victime  !... 

—  Et  depuis  quand  la  raimes-tu? 

—  Deux  mois  et  demi,  mon  bon,  deux  mois  et  demi  qui  m'ont  semblé 
passer  comme  un  songe! 

—  Et  depuis  ce  temps-là,  Bisséco,  Lacostade  et  les  autres... 

—  Ils  platonisent  !...  Tulipia  leur  donne  de  fraternelles  poignées  de  main 
quand  par  hasard  elle  les  rencontre...  et  elle  ne  leur  fait  pas  de  reproches  !... 
C'est  beau,  ça!...  à  propos,  t'ai-je  dit  ce  qu'était  devenue  Tulipia  après  le 
jour  fatal  où... 

—  Où  vous  vous  montrâtes  tous  si  cruels  pour  l'infortunée...  non,  mais 
raconte,  mon  ami,  raconte  I  tu  m'as  dit  seulement  qu'elle  s'était  réfugiée  au 
désert... 

—  C'est  cela,  elle  s'est  réfugiée  au  désert,  dans  un  trou...  du  côté  de 
Trouville!  Seule,  désespérée,  échevelôe,  elle  errait  sur  la  plage  ou  passait  ses 
journées  sur  la  jetée  à  verser  ses  larmes  dans  l'océan...  elle  m'a  juré  qu'elle 
avait  maigri  d'une  livre  trois  quarts  en  trois  mois  !...  Les  baigneurs  se  deman- 
daient avec  intérêt  quel  pouvait  être  le  chagrin  qui  minait  ainsi  cette  femme, 
jeune  et  intéressante,  un  Anglais  l'a  même  demandée  en  mariage  et  lui  apro- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.  38. 


LA.  GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  299 


posé  de  se  suicider  avec  elle  le  soir  de  ses  noces,  mais  rien  n'y  a  fait,  elle  ne 
pouvait  se  consoler,  je  lui  manquais! 

—  Vous  lui  manquiez! 

—  Nous  lui  manquions!  moi,  sérieusement,  les  autres  platoniquement, 
par  habitude,  pour  ainsi  dire...  heureusement  que  maintenant  tout  est 
oublié  !... 

—  J'ai  revu  Bezucheux,  mes  maux  sont  oubliés!  chantonna  Gabassol. 

—  Elle  nous  a  revus  tous,  reprit  Bezucheux,  car  dès  le  lendemain  de  ma 
confidence  à  mes  amis,  j'ai  tenu  à  les  conduire  chez  elle  !... 

—  Pas  possible  ! 

—  Mais  oui,  je  les  ai  convoqués  à  mon  domicile  et  de  là  nous  sommes 
allés  en  corps  nous  jeter  à  ses  pieds.  Pour  un  spectacle  attendrissant,  c'était 
un  spectacle  attendrissant  !...  très  émus  tous  les  cinq,  nous  montâmes  l'esca- 
lier lentement,  nous  sonnâmes,  sa  bonne  vint  nous  ouvrir,  nous  l'embrassâ- 
mes... Brave  fille,  elle  parut  tout  aussi  émue  que  nous!...  sa  femme  de  cham- 
bre étonnée  d'entendre  nos  embrassades  dans  l'antichambre,  arrivant  à  son 
tour,  nous  nous  jetâmes  dans  ses  bras!...  Enfin,  pour  couper  court  à  toutes 
ces  scènes  d'attendrissement,  j'ouvris  la  porte  du  boudoir  de  ma  douce  amie, 
je  poussai  mes  amis  devant  moi,  et  tous  les  cinq  nous  nous  roulâmes  aux 
pieds  de  Tulipia  surprise!...  Ah!  qu'elle  était  charmante,  ô  vertueux  Ga- 
bassol, dans  le  délicieux  costume  d'intérieur  qui  moulait  des  perfections  que 
je  qualifierai  d'idéales  !... 

—  Tulipia,  m'écriai-je,  ô  ma  reine?  Nous  voici  tous  les  cinq  repentants 


—  Je  vous  per.ncts  le  platonisme. 

et  contristés!...  Tu  m'as  déjà  pardonné,  pardonne  à  Bisséco  qui  s'est  con- 
duit comme  un  animal,  pardonne  à  Lacostade  qui  rougit  d'avoir  eu  l'âme 
assez  noire  pour  te  causer  des  chagrins,  pardonne  à  Pontbuzaud  qui  s'est 
emballé  comme  un  imbécile  et  pardonne  au  petit  Saint-Tropez  qui  a 
encore  été  plus  bête  que  Pontbuzaud  ! 

—  Quelle  éloquence!  fit  Gabassol. 

—  Tu  sais  que  dans  le  temps  j'ai  failli  me  faire  avocat!...  Tulipia  se 


300  LA    GRANDK    MASCARADE    PARISIENNE 


montra  très  émue  de  mon  petit  speech,  vrai,  j'ai  vu  briller  une  larme  furtive 
sous  les  fils  d'or  de  ses  paupières!...  Elle  nous  tendit  ses  deux  mains  et  dit 
avec  le  sourire  enivrant  que  tu  lui  connais  :  —  Mes  enfants... 

—  Dans  mes  bras!  acheva  Cabassol. 

—  Mais  non,  elle  ne  dit  pas  dans  mes  bras!...  d'abord  je  ne  l'eusse  pas 
permis...  elle  prononça  ces  simples  paroles  :  —  Mes  enfants,  oublions  ce 
petit  malentendu,  je  vous  pardonne! 

—  Vous  entendez,  repris-je,  vous  entendez,  Bisseco,  Lacostade  et  les 
autres,  elle  vous  pardonne...,  comme  je  ne  veux  pas  être  en  reste  de  magnani- 
mité, moi  mes  enfants,  je  vous  permets  de  déposer  un  chaste  baiser  sur  ses 
divines  menottes  I  allez,  régalez-vous,  profitez  de  l'occasion,  c'est  un  maximum 
de  platonisme  que  je  vous  permets  pour  aujourd'hui,  en  raison  de  la  solennité 
de  ce  jour  de  réconciliation  ! 

—  Dis  donc,  mon  petit  Bezucheux,  s'écria  Cabassol,  tu  sais  que  j'ai  aussi 
des  torts  envers  elle,  moi,  tu  sais  que  je  l'ai  soupçonnée  aussi 

—  Pourquoi  me  rappelles-tu  cela,  mon  ami? 

—  Mais  parce  que  je  désirerais  aussi  obtenir  mon  pardon,  parce  que 
j'espère  bien  que  ta  féroce  jalousie  ne  s'effarouchera  pas  si,  à  la  première 

occasion,  je  me  jette  aussi  aux  pieds  de  Tulipia  pour  proclamer  mes  torts 

et  pour  l'embrasser  le  moins  platoniquement  possible  ! 

—  Comment  donc,  mon  ami,  mais  je  plaiderai  pour  toi  I...  je  me  charge 
de  ton  affaire,  tu  auras  ton  pardon  comme  les  autres! 

—  Alors  en  ce  moment-ci,  ton  ciel  est  sans  nuages,  ton  horizon  est  abso- 
lument dépourvu  de  points  noirs?  reprit  Cabassol  qui  avait  ses  raisons  pour 
recueillir  le  plus  d'éclaircissements  possibles. 

—  Mon  ami,  je  nage  dans  l'outremer  le  plus  pur,  dans  le  cobalt  le  plus 
intense,  Tulipia  me  témoigne  un  attachement  sans  bornes,...  un  jour  par 
semaine... 

—  Un  jour  par  semaine  !  s'écria  Cabassol. 

—  Oui,  mon  ami,  ce  jour-là,  elle  me  donne  toutes  ses  heures,  les  autres 
appartiennent  à  sa  famille  et  à  ses  professeurs...  je  ne  t'ai  pas  dit  qu'elle  se 
destinait  au  théâtre? 

—  Non. 

—  Oui,  elle  rêve  d'illustrer  la  scène  française...  elle  hésite  encore  entre 
le  chant  et  la  déclamation...  je  ne  la  vois  donc  régulièrement  qu'une  fois  par 
&  maine,  les  autres  jours,  je  pense  à  elle,  et  elle  pense  à  moi,...  j'ai  eu  un 
instant  la  pensée  de  faire  poser  un  téléphone  entre  nos  deux  domiciles, 
mii-  j'ai  craint  de  la  distraire  de  ses  études!...  Veux-tu  voir  son  portrait?... 

—  Comment  donc  ! 

—  Tiens  ie  voilà,  il  est  là  sur  mon  cœur 


A    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


301 


Bczucheux  tira  un  carnet  de  sa  poche,  y  prit  une  carte  photographique 
et  la  mit  sous  les  yeux  de  Cabassol.  C'était  un  portrait  semblable  à  celui  que 
notre  ami  avait  découvert  dans  les  papiers  de  l'illustre  Poulet-Golard. 

—  Hein...  toujours  charmante?  demanda  Bezucheux. 

—  Prends  garde,  je  vais  moi  aussi  en  devenir  amoureux... 

—  Platonique,  tant  que  tu  voudras,  comme  les  autres  !  mais  pas  davantage, 
car  la  Dlace  est  prise,  lis  cette  dédicace  : 


A  lui,  lui,  lui, 'LUI! 


TULIPIA. 


Un  Anglais  l'a  demandée  en  mariage. 


—  Tu  vois,  lui,  c'est  moi  !  il  n'y  a  que  moi  ! 

Tout  en  causant,  Cabassol  et  l'expansif  Bezucheux  étaient  arrivés  au 
café  Biche,  où  Lacostade,  Bisseco,  Saint-Tropez  et  Ponlbuzaud  se  trou- 
vaient déjà. 

Les  quatre  amoureux  platoniques  de  Tulipia  parurent  agréablement 
supris  de  retrouver  Cabassol,  que  les  affaires  de  la  succession  Badinard  avaient 
complètement  absorbé  depuis  trois  mois. 

Après  les  premières  effusions,  chacun  d'eux  crut  devoir  dire  en  confidence 
à  Cabassol  quelques  mots  sur  la  brouille  qui  avait  existé  avec  Tulipia. 

—  Vous  savez,  mon  petit  bon,  cette  pauvre  Tulipia  que  j'avais  accusée, 

sur  des  apparences  trompeuses,  d'être  torrentueuse  avec  excès Eh  bien, 

erreur,  mon  petit  bon,  erreur,  lamentable  erreur!  nous  nous  sommes  expli- 


:5'v:  LA    GRANDE    MASCARA!)]-:    PARISIENNE 


qués,  tou>  les  torts  étaient  de  mon  côté,  tous!...  mais  elle  m'a  pardonné, 
la  charmante... 

—  Enchanté!  réppndit  Cabassol. 

En  effet  le  vengeur  de  Badinard  était  enchanté,  car  il  recommençait  à 
entrevoir  la  possibilité  d'exercer  plusieurs  vengeances  à  la  fois.  Non  plus 
cinq  seulement,  cette  fois,  mais  eo  comptant  M.  Poulet-Golard,  six  vengeances 
en  une  seule. 

—  Nous  soupons  tous  ensemble  demain,  reprit  Bézucheux,  avec  le  papa 
Poulet-Golard,  le  célèbre  -avant,  un  vieux  toqué,  amoureux  fou  de  Tulipia, 
comme  nous  tous,  mais  que  la  charmante  Tulipia  promène  par  le  bout  du 
nez  pour  notre  plus  grande  délectation. 

—  Je  le  sais,  répondit  Gabassol,  je  suis  le  secrétaire  de  M.  Poulet-Golard, 
—  ce  sont  les  travaux  que  je  partage  avec  l'illustre  savant  qui  m'ont  fait  vous 
négliger,  ô  mes  amis  !  —  je  le  sais,  et  je  soupe  avec  vous  ! 

Cabassol  passa  le  reste  de  la  journée  et  toute  la  soirée  avec  ses  amis,  sans 
plus  se  préoccuper  de  M.  Poulet-Golard  qui  l'attendait  avec  impatience  pour 
préparer,  avant  de  prendre  ses  vacances  de  Bille  de  billard,  quelques  numéros 
de  la  Revue  préhistorique. 

A  un  moment  donné,  chacun  de  ses  amis  le  prit  à  part  pour  continuer  les 
confidences  commencées  sur  Tulipia;  le  marseillais  Bisseco  ouvrit  le  feu. 

—  Mon  petit  Gabassol,  tu  sais,  dit- il  pour  quelle  raison  nous  avons  failli 
nous  égorger  jadis,  c'était  bête,  tout-à-fait  bête!  encore  un  peu,  de  nos 
cachotteries  ridicules,  il  résultait  des  malheurs!...  Cette  fois-ci,  nous  nous 
sommes  expliqués  très  franchement,  nous  avons  tous  juré  de  nous  contenter 
d'aimer  platoniquement  Tulipia. 

—  Bézucheux  me  l'a  dit. 

—  Ah!  il  te  l'a  dit...  moi,  j'ai  un  peu  plus  de  chance  que  les  autres,  sans 
vouloir  faire  briller  outre  mesure  à  tes  yeux,  mes  avantages  personnels  et 
ma  savante  tactique,  je  puis  te  montrer  ceci  : 

Et  Bisseco  laissa  mystérieusement  entrevoir  à  Cabassol  une  photographie 
de  Tulipia  semblable  à  celles  de  Bézucheux  et  M.  Poulet-Golard. 

—  Savoure  ce  petit  autographe,  fit  Bisseco  en  retournant  la  photographie. 

A  lui,  lui,  lui,  LUI  !  !  ! 

Tulipia. 

Avant  de  diner,  Lacostade  entraîna  Cabassol  sur  le  boulevard,  et  tout  en 
flânant  lui  dit  d'un  air  indifférent  : 

—  Tu  sais  que  j'ai  toujours  eu  le  souci  de  ma  dignité...  j'ai  renoué,  il  est 
vrai,  avec  Tulipia  qui  m'a  tout  expliqué...  Je  lui  ai  pardonné  <m;s  légèretés 
imprudentes  vis-à-vis  de  mes  amis,  elle  m'a  pardonné  la  brutalité  que  j'avais 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


313 


montrée  en  certaine  circonstance  où  certains  faits  s'étaient  présentés  à  mon 
esprit  inquiet  sous  certain  jour  déplaisant...  alors,  tout  s'est  arrangé!  Pour 
preuve,  contemple  et  lis  ! 

Le  digne  Lacostadé  prit  son  portefeuille  et  il  se  mit  en  devoir  d'extraire 
d'un  fouillis  de  papiers  plus  ou  moins  timbrés,  la  photographie  déjà  connue 
de  Tulipia. 

—  Non,  non,  dit  Cabassol,*je  ne  veux  pas  être  assez  indiscret  pour... 

—  Contemple  et  lis,  te  dis-je! 


A  lui,  à  lui,  à  lui,  LUI  !  !  ! 


Tulipia. 


La  femme  préhistorique  d'après  des  documents  de  l'âge  de  pierre  ! 


—  Heureux  cuirassier!  fit  Gabassol. 

Après  Lacostadé  ce  fut  Pontbuzaud  qui  tint  à  giisser  de  nouvelles  confi- 
dences dans  l'oreille  de  Cabassol. 

—  Mon  bon,  je  suis  parfois  bourrelé  de  remords,  tel  que  tu  me  voisl  dit- 
il  sans  préambule. 

—  Mon  Dieu,  aurais-tu  assassiné  quelque  tante  antique  et  vénérable,  et 
son  spectre  te  hanterait-il  par  hasard? 

—  Non,  j'ai  fait  pire  que  cela! 

—  Bigre!  tu  me  fais  frissonner... 

—  Chut!  chut!  chut!...  J'ai  soufflé  Tulipia  à  Bezucheux...  tu  connais 
l'histoire  de  notre  brouille...  Bezucheux  avait  réellement  des  torts  envers  moi, 
ma  foi  je  ne  lui  en  veux  plus  car  je  lui  ai  rendu  la  pareille. 


304  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Tu  os  un  ami  dangereux? 

—  Que  veux-tu!  l'amour  est  plus  fort  que  l'amitié  la  plus  solide  et  la  plus 
résistante...  Tu  connais  Tulipia,  l'amitié  ne  pouvait  pas  tenir...  Je  vais  te 
montrer  son  portrait  à  elle!...  il  est  dans  une  poche  que  j'ai  fait  pratiquer  à 
mon  gilet  sur  mon  cœur...  j'avais  eu  d'abord  l'intention  de  le  porter  en  sca- 
pulaire,  mais  ce  n'était  pas  aussi  commode...  Tiens,  regarde  mon  adorée,  et 
lis  ce  qu'elle  a  eu  l'amabilité  de  m'écrire  en  un  jour  de  transports  : 

A  lui,  lui,  lui,  LUI!  11 

Tulipia, 

—  Fortuné  Pontbuzaud?  toutes  mes  félicitations! 

A  son  tour,  Saint-Tropez  trouva  le  moment  d'épancher  son  cœur  dans  ce- 
lui de  Gabassol. 

—  Dis  donc,  tu  sais,  notre  malentendu  avec  Tulipia,  ça  s'est  arrangé  ad- 
mirablement... pour  moi.... 

—  Parbleu,  je  n'en  ai  jamais  douté!  fît  Gabassol,  tu  es  habitué  à  tous  les 
succès! 

—  Oh!  tu  exagères... 

—  Tu  crois  que  je  ne  sai=  pas!...  Tiens,  veux-tu  que  je  te  dise,  Saint- 
Tropez,  eh  bien,  tu  dois  avoir  de  la  corde  de  pendu!...  j'avais  bien  dit  que 
c'était  toi  qu'elle  aimait... 

—  Ah  !  tu  avais  vu  ? 

—  Je  suis  plein  de  perspicacité!  je  parie  qu'elle  t'a  dit  :  Mon  petit  Saint- 
Tropez,  c'est  mal  de  m'avoir  méconnue,  je  n'ai  jamais  aimé  que  toi!...  et 
qu'elle  t'a  donné  un  gage...  je  ne  sais  quoi,  moi,  une...  un  portrait... 

—  C'est  vrai!  tu  es  donc  sorcier? 

—  Parbleu!  ce  portrait,  tu  l'as  là,  sur  ton  cœur... 
Cabassol  appuya  le  doigt  sur  le  gilet  de  Saint-Tropez. 

—  Tiens,  il  y  est,  je  le  sens!  veux-tu  faire  un  pari,  Saint-Tropez?...  je  te 
parie  qu'elle  t'a  écrit  au  bas  de  ce  portrait  quelque  chose  de  délicieux,  de  ten- 
dre, d'adorable..,  quelque  chose  comme  :  Il  n'y  a  que  lui,  il  n'y  a  que  lui, 
lui,  lui,  lui  !  !  !  Est-ce  vrai? 

Saint-Tropez  stupéfait,  inclina  la  tête. 

—  Quelle  perspicacité!  c'est  absolument  exact,  voici  l'autographe  : 

A  lui,  lui,  lui,  LUI!!! 

Tulipia. 

Cabassol  était  satisfait,  la  confiance  lui  revenait,  bientôt,  sans  doute,  le  fa- 
rouche Badinard  allait  avoir  l'occasion  d'enregistrer  du  haut  du  cief,  ».' 
bonnes  vengeances! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


305 


Le  lendemain,  après  une  soirée  entièrement  consacrée  à  Bezucheux  et 
compagnie  et  une  nuit  embellie  par  les  plus  doux  rêves,  Cabassol  retourna 
chez  le  savant  Poulet-Golard. 

M.  Poulet-Golard  avait  pioché  comme  un  nègre 
pendant  une  partie  de  la  nuit  et,  dès  six  heures  du 
matin,  il  s'était  replongé  dans  ses  études  sur  l'âge 
de  pierre.  Il  lui  tardait  de  voir  arriver  son  secrétaire 
pour  lui  indiquer  les  travaux  qu'il  aurait  à  poursuivre, 
pendant  que  lui-même  mènerait,  pour  se  reposer,  la  vie 
de  Bille  de  billard. 

—  Mon  jeune  ami,  fit  M.  Poulet-Golard,  je  croyais 
vous  avoir  dit  que  je  n'avais  commencé  à  me  donner 
quelques  vacances  qu'à  partir  de  quarante-cinq  ans... 

—  En  effet  vous  me  l'avez  dit. 

—  Et  que  jusque-là,  mon  existence  tout  entière 
avait  été  à  la  science  pure  et  à  ses  joies  sereines  I  Vous 
n'avez  pas  reparu    hier 
dans  le  sanctuaire  dutra- 


Tulipia  était  allée  cacher  ta  douleur  dans  une  solituda. 


Liv.  39. 


306  LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


vail.  voua  n'avez  pas  quarante-cinq  ans,  VOUfl  êtes  jeune,  sériez-vous  donc  blasé 
sur  les  joies  sereines  de  la  science? 

—  Hélas,  cher  maître,  excusez  cet  instant  d'oubli...  Je  ne  suis  malheu- 
reusement pas  un  homme  de  marbre  comme  vous,  je  ne  suis  qu'un  modeste 
disciple,  moi,  je  ne  puis  donc  avoir  la  prétention  d'égaler  jamais  votre  stoï- 
cisme... j'ai  des  faiblesses! 

—  Déjà  !  fit  M.  Poulet-Golard,  la  jeunesse  d'aujourd'hui  me  navre  par  son 
penchant  précoce  aux  joies  matérielles...  moi,  je  ne  me  suis  considéré 
comme  libre  de  jeter  ma  gourme  que  lorsque,  par  un  travail  obstiné,  j'ai 
réussi  à  doter  mon  pays  et  la  science  de  lumières  nouvelles,  lorsque  j'ai 
été  membre  de  l'Institut! 

—  Serai-je  jamais  membre  de  l'Institut?  fit  Cabassol. 

—  N'ayez  plus  de  faiblesses!  j'avais  quarante-cinq  ans  et  demi  lorsque 
|e  me  permis  ma  première  faiblesse...  comme  récompense  d'un  important 
travail  mené  à  bien...  et  encore,  monsieur,  par  une  inspiration  de  génie, 
ai-je  songé  à  faire  servir  mes  faiblesses  à  l'intérêt  de  la  science! 

—  Gomment...  vos  faiblesses...  servir  à  la  science! 

—  Oui,  mon  jeune  ami!  apprenez  qu'un  véritable  savant  doit  toujours 
songer  à  la  science,  qu'il  dorme,  qu'il  veille,  qu'il  mange  ou  qu'il  se  promène, 
la  science  peut  toujours  y  gagner  quelque  chose. 

—  Alors  vos  faiblesses?... 

—  Je  les  fis  servir  à  des  recherches  scientifiques  sur  le  résultat  desquelles 
j'ai  l'intention  de  publier  quatre  volumes  de  mémoires  à  l'Institut  —  recher- 
ches générales  anthropologiques,  recherches  physiologiques,  phrénologiques, 
psychologiques,  et  même  paléontologiques! 

—  Et  même  paléontologiques!  répéta  Cabassol. 

—  Oui,  mon  jeune  ami,  paléontologiques,  cela  se  rapprochait  de  mes 
autres  études.  De  même  que  tous  les  mammifères  actuels  diffèrent  plus  ou 
moins  des  premières  ébauches  de  leurs  familles,  des  mammifères  des  âges 
disparus,  le  mammifère  femme  doit  présenter  les  mêmes  différences...  J'étudie 
donc  le  mammifère  femme  encore  si  peu  connu...  Je  possède  une  série  de 
crânes  trouvés  dans  les  terrains  diluviens,  crétacés,  basiques,  jurassiques, 
tertiaires,  quaternaires  et,  dans  leur  comparaison  avec  les  crânes  de  nos  con- 
temporaines, j'ai  découvert  des  différences  notables  et  parfois  aussi  des  res- 
semblances étranges!...  ainsi,  j'ai  pu  étudier  un  mammifère  du  nom  de 
Léontine,  qui  possédait  un  crâne  dont  la  structure  était  absolument  sem- 
blable dans  ses  angles,  dans  ses  lignes  et  dans  ses  protubérances,  à  un  autre 
crâne  provenant  des  terrains  primitifs  de  l'Asie  centrale*  J'ai  même  l'inten- 
tion de  faire  de  cela  l'objet  d'une  de  mes  prochaines  communications  à 
l'Académie,  et  je  publierai  un  travail  dans  la  Revue  préhistorique  avec  des 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


307 


planches  représentant  mon  crâne  primitif  de  l'Asie  centrale  et  le  crâne  de 
Léontine...  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  gêne. 

—  Laquelle,  cher  maître  ? 

—  C'est  que  Léontine  est  une  femme  du  monde...  on  la  reconnaîtra,  cela 
fera  du  bruit...  son  mari... 

—  Qu'importe,  cher  maître,  l'intérêt  de  la  science  avant  l'intérêt  du  mam- 
mifère nommé  Léontine... 


Recherches  scientifiques  de  M.  Poulet-Golard. 


—  Ma  foi,  c'est  ce  que  je  me  dis...  et  puis,  si  le  mari  me  cherche  noise  et 
me  demande  comment  j'ai  pu  étudier  ainsi  le  crâne  de  Léontine,  je  lui  répondrai 
que  c'est  dans  un  salon,  pendant  une  lecture  de  tragédie...  je  trouverai  quel- 
que chose...  En  attendant,  mon  cher  secrétaire,  nous  allons  si  vous  le  voulez 
bien,  nous  mettre  sérieusement  au  travail...  Je  prends  mes  vacances  dès  ce 
soir,  tout  doit  être  préparé  d'ici  là  pour  les  quelques  semaines  de  repos  que  je 
vais  m'offrir... 

—  Je  suis  à  vos  ordres. 

—  Nous  allons  préparer  cinq  numéros  de  la  Revue  préhistorique.  Voici 
les  premiers  chapitres  d'un  travail,  LA  FEMME  PALÉONTOLOGIQUE,  con- 
sidérée   DANS    SES    RAPPORTS    AVEC    LES    AUTRES    MAMMIFÈRES     PRÉHISTORIQUES, 

cela  servira  de  préface  à  mon  grand  ouvrage.  Je  vous  charge  de  mettre  de 
l'ordre  dans  la  longue  série  de  croquis  et  de  figures  rassemblée  dans  le 


308  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


carton  étiqueté  Mammifères  préhistoriques  (Femme)  (?)  avec  un  point  d'in- 
terrogation. Vousy  trouverez  quelques  crânes  simiesques  qui  vous  serviront 
de  point  de  drpart  à  l'illustration  de  mon  travail.  Immédiatement  après  la 
femme  paléontologique,  vous  ferez  passer  LE  MAMMIFÈRE  FEMME  AC- 
TUEL, observations  et  considérations.  Je  vais  vous  donner  des  photographies 
que  j'ai  recueillies. 

—  Des  faiblesse?  ? 

—  Oui...  chacune  a  son  numéro  d'ordre  se  rapportant  à  un  petit  cahier 
d'observations...  Vous  comprenez:  voici  le  n°  24...  comment  s'appelait-elle  le 
n°  24...  ah!  Julie...  Bon,  voyez  dans  le  carton  vert,  ces  petits  cahiers,  donnez 
moi  le  n°  24...  c'est  cela... 

Cabassol  passa  un  petit  carnet  numéroté  24  dans  la  collection. 
M.  Poulet-Golard  l'ouvrit  et  le  parcourut  rapidement. 

—  Ah.  l'ordre,  la  méthode,  il  n'y  a  que  cela,  voyez  vous,  mon  cher  ami... 
je  l'avais  tout  à  fait  oubliée,  le  n°  24,  je  la  revois  maintenant  !  Julie,  chevelure 

châtain  clair,  disposition  à  l'embonpoint,  dents  admirables,  d'un  émail  limpide... 
ah!...  un  renvoi  ajouté  après  coup,  voyons...  une  canine  fausse!...  c'est 
vrai,  je  me  souviens,  une  canine  à  gauche...  mais  si  bien  imitée!  il  fallait 
mon  coup  d'œil  d'observateur  et  de  savant...  angle  facial...  protubérances... 
très  sentimentale,  trouvé  la  protubérance  crânienne  indiquant  une  propension  ac- 
tive au  sentiment... 

—  Vous  devriez  bien  me  l'indiquer. 

—  Lisez  Lavater,  volume  V,  chapitres  xxxxn  et  suivants,  ce  n'est  pas 
bien  difficile  à  trouver,  tous  les  phrénologues  sont  d'accord...  je  reprends  mes 
notes  sur  le  n°  24...  ah!  cette  fois  une  vraie  découverte...  Je  me  souviens  de  la 
joie  ineffable  qu'elle  m'a  causée...  découvert  après  bien  des  recherches  la  pro- 
tubérance crânienne  de  la  fidélité! 

—  De  la  fidélité!...  cette  fois,  cher  maître,  vous  ne  refuserez  pas  de  me 
la  faire  connaître. 

—  Laprotubérancedela  fidélité  est  une  très  faible  éminence  située  juste  au- 
dessus  de  l'oreille. . .  elle  avait  échappé  aux  recherches  de  mes  savants  devanciers 
tant  par  sa  petitesse  que  par  sa  rareté...  car  elle  est  rare,  trop  rare  hélas!... 

—  Alors  on  peut  être  assuré,  lorsqu'une  tête  féminine  présente  cette 
protubérance,  que... 

—  Absolument  assuré  ! 

—  Cher  maître,  c'est  là  une  découverte  merveilleuse... 

—  Je  viens  de  vous  dire  que  cette  protubérance  était  malheureusement 
très  rare...  je  ne  l'ai  trouvée  que  trois  fois!...  le  plus  souvent  elle  est  peu  appré- 
ciable et,  dans  mes  recherches,  j'ai  parfois  même  rencontré  tout  le  contraire 
d'une  protubérance,  un  creux  à  la  surface  crânienne. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


309 


—  Aïe! 

—  Hélas  Iles  découvertes  delà  science  ne  sont  pas  toujours  consolantes.,, 
j'hésite  même  à  faire  connaître  cette  protubérance  de  la  fidélité... 

—  A  propos,  cher  maître,  et  la  belle  Tulipia,  la  possède-t-elle,  cette  pro- 
tubérance? 

—  Mon  jeune  ami,  elle  fait  partie  des  trois...  elle  possède  la  protubérance 
de  la  fidélité  et  très  prononcée  encore  1... 

—  Nous  verrons  bien  dans  quelques  jours!  se  dit  Cabassol. 

Cabassol  travailla  toute  la  journée  avec  le  plus  admirable  zèle,  pour  pré- 
parer des  loisirs  à  M.  Poulet-Golard  ;  il  mit  en  ordre  des  piles  de  ma- 
nuscrits, il  classa  des  séries  de  documents,  algonquins,  allobroges,  lacustres, 
celtiques,  galliques,  Scandinaves,  wisigoths  et  autres,  il  couvrit  de  notes  sous 
la  dictée  de  son  patron,  près  d'une  main  de  papier. 

Vers  le  soir  M.  Poulet-Golard  se  déclara  satisfait...  La  Revue  préhistorique 
pourrait  marcher  en  son  absence.  Cabassol  avait  préparé  huit  numéros  d'a- 


Recherches  phrénologiques  :  1.  Protubérance  de  la  fidélité.  —  2.  Protubérance  de  la  sentimentalité. 

3.  Protubérance  de  la  frivolité.  —  4.  Protubérance  de  la  légèreté,  etc.,  etc. 

(D'après  M.  Poulet-Golard.) 


vance,  huit  excellents  numéros  bondés  de  travaux  remarquables.  Comme  il 
était  homme  d'imagination,  notre  ami  ne  s'était  pas  borné  à  accomplir  une 
besogne  matérielle,  il  avait  suggéré  de  plus  quelques  idées  à  M.  Poulet-Golard 
et  il  avait  notamment  proposé,  pour  donner  une  extension  plus  rapide  à  la 
Revue,  d'offrir  en  prime  aux  abonnés  des  haches  de  pierre  préhistoriques. 
M.  Poulet-Golard  s'était  frappé  le  front.  C'était  une  grande  idée.  Sans 


310  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


nul  doute,  le  public  allait  se  précipiter  avec  enthousiasme,  sur  ces  haches  de 
pierre,  précieux  souvenirs  de  nos  rudes  et  braves  ancêtres!  Gabassol  fut  im- 
tnôdiateméftl  promu  au  grade  de  secrétaire  de  la  rédaction  de  la  Revue  pré ~ 
historique  el  son  illustre  patron  promit  de  le  faire  recevoir  membre  corres- 
pondant des  Académies  des  inscriptions  el  belles-lettres  de  Sl-Pétersbourg, 
Uockolm,  Lisbonne,  Calcutta,  Christiania,  Québec  et  autres. 

En  sa  qualité  de  secrétaire  de  là  rédaction,  notre  héros  écrivit  tout  do 
suite  en  Norvège  pour  l'aire  une  commande  de  haches  de  pierre,  de  simples 
silex  et  d'os  de  rennes,  car  on  était  convenu  de  donner  de  haches  de  pierre 
aux  abonnés  d'un  an,  et  des  silex  aux  abonnés  de  six  mois;  les  abonnés  de 
trois  mois  n'avaient  droit  qu'à  de  petits  os  de  rennes,  ornements  d'un  goût 
délicieux  qui  se  passent  dans  les  narines  et  donnent  à  la  physionomie  le  plus 
piquant  caractère. 

—  Et  maintenant  que  tout  est  expédié,  S'écria  M.  Poulet  Golard,  viventles 
vacances  !  Vous  allez  assister,  mon  cher  secrétaire,  à  la  transformation  d'un 
savant  austère  en  une  joyeuse  et  batifolante  Bille  de  billard!  Je  vais  me 
couronner  de  roses  !  La  sage  Minerve  va  être  délaissée,  vivent  les  jeux  et 
les  ris,  les  coupes  pleines,  les... 

—  Et  vive  Tulipia  !  s'écria  Gabassol. 

M.  Poulet-Golard  se  mit  en  devoir  de  dépouiller  sa  robe  de  chambre-biblio- 
thèque pour  procéder  à  sa  toilette  d'homme  à  bonnes  fortunes. 

—  Ah,  mon  cher  secrétaire,  Tulipia  est  ravissante,  vous  en  jugerez  tout 
à  l'heure...  faut-il  vous  dire  le  doux  espoir  dont  se  berce  mon  cœur?...  j'es- 
père la  décider  à  s'envoler  avec  moi  vers  le  rivage  fleuri  de  Monaco  !...  Elle 
me  l'a  presque  promis... 

—  Je  me  sauve!  à  sept  heures,  je  serai  au  rendez-vous! 

En  allant  s'habiller,  Gabassol  adressa  un  télégramme  à  Me  Taparel  pour 
l'avertir  delà  série  de  vengeances  qui  se  préparait.  11  ne  doutait  pas  du  succès 
et  l'annonçait  positivement... 

Gabassol,  aguerri  par  la  série  de  luttes  qu'il  soutenait  depuis  son  héritage, 
se  proposait  de  souffler  Tulipia,  ce  soir  même,  à  ses  six  adorateurs,  par  un 
moyen  que  son  imagination  lui  inspirerait  au  bon  moment;  à  l'heure  dite,  il 
arrivait  au  cabaret  du  boulevard  indiqué  comme  lieu  de  rendez-vous. 

Bezucheux  et  ses  amis  l'attendaient  en  face  d'apéritifs  variés. 

—  Mon  petit  bon  !  s'écria  Bezucheux  en  l'apercevant,  ton  illustre  patron, 
M.  Poulet-Golard,  m'a  volé  sans  doute  le  plaisir  d'amener  Tulipia  à  nos 
agapes  !...  Je  viens  de  passer  chez  notre  aimable  amie,  et  son  concierge  m'a 
empêché  de  monter  en  me  disant  qu'elle  était  déjà  partie... 

—  Et  tu  n'es  pas  jaloux?  demanda  tout  bas  Cabassol  à  son  ami. 

—  Jaloux  de  ce  vieux  singe  !  Mon  cher,  tu  nous  fais,  à  Tulipia  et  à  moi, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


311 


jne  grave  injure.  N'étaient  les  sentiments  d'amitié  solide  qui  m'unissent  à 
toi,  je  serais  tenté  de  t'en  demander  raison!...  Je  m'amuse  beaucoup... 
L'autre  jour  ils  étaient  brouillés  et  j'ai  dû  les  raccommoder.  Tulipia  était 
furieuse,  M.  Poulet-Golard,  dans  la  conversation,  l'avait  appelée  mam- 
mifère!! ! 

—  Mon  ami,  je  vais  te  révéler  une  chose  qui  te  fera  plaisir,  tu  sais  que 
M.  Poulet-Golard  s'occupe  de  phrénologie... 


M.  Poulet-Golard  découvrant  la  bosse  de  la  fidélité. 


—  Oui,  répondit  Bezucheux,  il  m'a  même  affirmé  que  je  possédais  la  bosse 
de  l'éloquence  politique...  il  a  vu  tout  de  suite  que  j'avais  été  sous-préfet  et 
que  je  serais  député  un  jour! 

—  Eh  bien,  M.  Poulet-Golard  a  découvert  chez  Tulipia  la  protubérance 
de  la  fidélité. 

—  Vraiment? 

—  Oui;  de  la  fidélité!...  Dis  donc,  c'est  une  bosse  qui  lui  sera  poussée 
depuis... 

—  Tais-toi,  misérable,  n'outrage  pas  un  ange...  Tu  sais  bien  que  tout 
s'est  expliqué  et  que  les  autres  n'ont  que  du  platonisme  !  Ce  que  tu  me 
révèles  va  me  faire  croire  à  la  phrénologie. 

L'arrivée  de  M.  Poulet-Golard,  pimpant  et  musqué  comme  un  danseur 
de  ministère,  interrompit  la  conversation.  Au  grand  étonnement  de  Bezucheux 
et  des  autres,  il  était  seul. 


312  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Comment  I  s'écria  Bezucheiu,  vous  n'amenez  pas  Tulipia? 

—  Gomment!  s'écria  M.  Poulet-Golard,  la  galanterie  française  est  donc 
expirante,  pas  un  de  vous  n'a  été  lui  offrir  son  bras... 

—  J'y  suis  allé  !  répondit  Bezucheux,  on  m'a  dit  qu'elle  était  déjà  partie... 
j'ai  pensé  que  vous  étiez  allé  la  prendre... 

—  C'est  extraordinaire  !...  Je  comptais  sur  vous,  au  contraire...  Enfin, 
attendons...  elle  va  venir  sans  doute... 

Tulipia  n'arrivait  pas.  L'impatience  commençait  à  gagner  les  convives. 
Bezucheux,  inquiet,  sonna  le  garçon. 

—  Il  n'est  pas  venu  une  dame  blonde  demandant  le  n°  12...  Voyons, 
cherchez  bien,  vous  ne  l'auriez  pas  envoyée  à  une  autre  société? 

—  Non,  répondit  le  garçon,  nous  n'avons  pas  encore  beaucoup  de  monde, 
il  y  a  deux  dames  et  deux  messieurs  au  n°  7,  un  monsieur  tout  seul  au  n°  9, 
qui  a  aussi  l'air  de  s'ennuyer... 

—  Etrange  !  étrange  !  murmura  Bezucheux  en  se  rasseyant. 

Trois  quarts  d'heure  se  passèrent  encore.  Cette  fois  l'inquiétude  avait 
gagné  tout  le  monde... 

Bezucheux  sonna  encore  une  fois  le  garçon. 

—  Eh  bien,  il  n'est  venu  personne?... 

—  Si  monsieur,  une  dame  pour  le  n°  9... 

—  Malheureux,  il  fallait  nous  l'envoyer...  c'était  pour  nous... 

—  Vous  m'avez  dit  une  dame  blonde,  celle-ci  est  châtain... 

—  Je  veux  la  voir  ! 

—  Monsieur  sait  bien  que  c'est  impossible. 

—  Je  veux  la  voir!  répéta  Bezucheux,  l'entrevoir  seulement  une  minute... 
tenez  garçon,  voilà  deux  louis... 

—  Mais... 

—  Laissez  levoir, glissa Cabassolàl'oreilledugarçon, monsieur  est  le  mari 
de  la  dame,  vous  nevoulezpasle  forcer  à  recourir  au  commissaire  de  police. 

Le  garçon  fit  un  geste  d'acquiescement. 

—  Ma  foi,  je  m'en  lave  les  mains,  je  dirai  que  vous  m'avez  poussé. 
Toute  la  bande  s'engouffra  dans  le  couloir  en  marchant  sur  la  pointe  des 

pieds.  Le  garçon  parvenu  devant  le  n°  9,  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  pour 
recommander  le  silence  et  ouvrit  brusquement  la  porte. 

—  Monsieur  a  sonné?...  dit-il. 

Deux  petits  cris  d'effroi  lui  répondirent,  il  referma  vivement  la  porte.  Mais 
Bezucheux  et  Cabassol  avaient  eu  le  temps  de  voir  que  la  dame  du  n°  9  ri  était 
pas  Tulipia. 

Elle  était  très  gentille,  la  dame  du  n0  9,  et  très  gracieuse  dans  son  émo- 
tion, mais  ce  n'était  pas  Tulipia  ! 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


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Les  faiblesses  de  M.  Poulet-Golard. 


Liv.  40. 


LA   GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


315 


—  Ce  n'est  pas  elle  !  fît  tristement  Bezucheux. 

—  Gomment,  dit  le  garçon  à  Cabassol,  il  n'est  pas  content  que  ce  ne  soit 
pas  sa  femme? 

Tout  le  monde  était  rentré  dans  le  cabinet  où  la  table  servie  réclamait  ses 


M«  Taparel  abattu. 


—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Tulipia  nous  avait  bien  promis... 

—  Voyons  !  dit  Cabassol,  je  vais  prendre  une  voiture  et  volera  sa  recher- 
che, un  peu  de  patience... 

—  Allons-y  tous  ensemble,  s'écria  Bezucheux. 
Le  retour  du  garçon  l'interrompit. 

—  Monsieur,  dit-il,  cette  fois,  voilà  quelqu'un  pour  vous  ! 

—  Ah  1  enfin  !  exclamèrent  les  amis  de  Tulipia,  avec  de  grands  soupirs 
de  soulagement. 

Chacun  s'était  levé,  le  garçon  s'effaça  pour  laisser  entrer  la  personne  an- 
noncée... 

Et  notre  respectable  ami,  MB  Taparel  parut  sur  le  seuil. 

-—  Ce  n'est  pas  Tulipia!  gémirent  les  infortunés  convives  en  se  laissant 
retomber  sur  leurs  chaises. 

Cabassol*  qui  avait  conservé  un  peu  plus  de  sang-froid  que  les  autres, 


316  LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


remarqua  dans  toute  la  personne  de  Me  Taparel  un  air  d'effarement  qui  le 
surprit. 

—  Non,  ce  n'est  pas  Tulipia  !  prononça  M0  Taparel  avec  effort,  non, 
messieurs,  ce  n'est  pas  Tulipia,  au  contraire!...  Et  je  viens  vous  annoncer... 

—  Quoi?... 

—  Tulipia  est  partie!... 

—  Partie  !  s'écrie  Bezucheux  plein  d'émoi. 

—  Envolée!  disparue!  évanouie!  enlevéelj'en  ai  bien  peur...  Et  comme 
j'ai  appris  par  un  télégramme  de  M.  Cabassol  votre  réunion  ici,  je  suis 
accouru  vous  prévenir  de  cet  événement,  qui,  je  le  crains,  vous  intéresse  tous... 

—  Mais  ce  départ,comment  avez  vous  su... 

—  J'arrive  de  chez  elle,  vous  dis-je,  j'ai  passé  l'après-midi  a  courir  à 
sa  recherche,  je...  enfin,  elle  est  partie...  elle  m'a  trahi,  la  perfide  !... 

M.  Poulet-Golard,  Bezucheux  et  les  autres  se  levèrent  à  ce  mot. 

—  Comment,  elle  vous  a  trahi!... 

—  Hélas  !  fit  Me  Taparel  s'écroulant  sur  un  siège,  mais  laissez-moi  vous 
expliquer...  Tenez,  c'est  bien  simple...  je...  non...  enfin,  elle  est  partie... 
Voilà  ce  que  son  concierge  m'a  remis,  des  papiers  timbrés,  des  commande- 
ments, —  voyez,  tout  est  saisi  chez  elle  et  elle  est  partie! 

Me  Taparel  ouvrant  son  portefeuille,  éparpilla  un  fort  lot  de  papiers 
timbrés.  Bezucheux,  Lacostade  et  M.  Poulet-Golard,  se  les  arrachèrent 
pour  les  parcourir  du  regard... 

—  Ah!  s'écria  M.  Poulet-Golard,  commandement  du  tapissier...  mais  je 
croyais  l'avoir  payé  ce  tapissier... 

—  De  quel  droit?  fit  Bezucheux. 

—  Monsieur,  je  pourrais  moi-même  vous  demander  de  quel  droit  vous 
vous  en  offusquez  ! 

—  Ah!  exclama  Lacostade,  un  portrait  d'elle,  Me  Taparei  possède  un 
portrait  d'elle  ! 

—  C'est  inoui  !  s'écria  Bezucheux. 

Me  Taparel  baissa  la  tête.  :'  ■ 

—  Voyons?  dit  Cabassol. 

A  lui,  lui,  lui,  LUI  t 

Tulipia. 

—  Lui  aussi  !  gémirent  Bezucheux  et  les  autres. 

—  Ah!  grand  Dieu!  s'écria  M.  Poulet-Golard,  mais  alors,  la  phrénologie 
serait  donc  une  science  vaine!  Tulipia, sous  la  chevelure  que  j'ai  tant  aimée, 
possédait  la  protubérance  de  la  fidélité...  je  l'ai  constaté...  et  elle  m'a  trahi 
avec  ce  notaire... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


317 


—  Elle  nous  a  trahis  ! 

Et  d'un  geste  fier,  chacun  des  infortunés  jeta  sur  la  table  une  photographie 
portant  les  mêmes  mots  : 

A  lui,  lui,  lui,  LUI1 

Tulipià. 

—  Il  n'y  a  toujours  que  moi  qui  n'en  puis  montrer  autant,  s'écria  Gabassol 
furieux,  c'est  humiliant  à  la  fin  ! 


Çç  n'était  pas  Tulipit, 


—  Ainsi  donc,  le  voilà  votre  platonisme  !  s'écria  Bezucheux  en  se  croisant 
les  bras. 

Lacostade  et  les  autres  baissèrent  la  tête. 

—  Je  ne  répandrai  pas  la  plus  petite  goutte  de.  votre  sang,  je  ne  vous  de- 
manderai pas  la  moindre  réparation,  reprit  Bezucheux  avec  noblesse,  la 
beauté  de  ïulipia,  la  voilà  votre  excuse,  la  voilà  votre  circonstance  atté- 
nuante. Tulipia  seule  est  coupable,  moi  j'ai  à  me  reprocher  d'avoir  été  im- 
prudent, vous  connaissant  comme  je  vous  connais,  vous  sachant  inflammables 


518  LA    (îUANHK     MASCARADE     PARISIENNE 


Bl  de  complexion  tendre, je  n'aurais  pas  dû  vous  permettre  Le  platonisme! 

—  Oui,  voilà  l'imprudence  1  dil  Pontbuzaud, 

—  Oublions-la,  messieurs  !  s'écria  Lacostade;  il  me  semble  que  nous  couper 
la   gorge  pour  une  perfide  telle   M1"'  Tulipia,  serait  absurde  et  ridicule  ! 

Oublions-la,  ce  sera  son  châtiment!... 

Cabassol  âvail  entraîné  M'  Taparel  dans  un  coin. 

—  Ainsi  donc,  lui  dit-il  à  voix  basse,  vous  vengiez  Badinard  vous-même  ! 
Vous,  simple  exécuteur  testamentaire,  vous  avez  empiété  sur  mes  attribu- 
tions... mais,  j'y  pense,  M.  Miradoûx,  le  second  exécuteur  testamentaire  ne... 
lui  aussi... 

—  Non,  Miradoûx  est  pur!  balbutia  le  notaire. 

—  J'en  suis  bien  aise  !  mais,  dites-moi,  est-ce  par  défaut  de  confiance 
dans  mes  facultés  personnelles  que  vous  vous  occupiez  de...  mes., 

—  Non,  je  vengeais  Badinard  sans  le  savoir...  J'ignorais...  la  situation  de 
Tulipia...  je... 

—  Alors  e.'e.-l  comme  homme  privé  et  non  comme  fonctionnaire  public 
que  vous  avez  roucoulé  aux  pieds  de  la  perfide  Tulipia.  C'est  inouï!...  Quand 
on  dit  que  le  niveau  de  la  moralité  descend  tous  les  jours,  on  a  parfaite- 
ment raison... 

—  Hélas  !  ce  sont  les  opérations  scabreuses  de  la  liquidation  Badinard  qui 
m'ont  perdu!...  moi,  jadis  notaire  candide  et  mari  plein  de  tranquillité,  j'ai 
été  emmené  peu  à  peu  hors  du  sentier  étroit  de  la  vertu,  par  mon  dangereux 
mandat  d'exécuteur  testamentaire...  C'est  la  faute  à  Badinard,  tout  le  poids 
de  mes  erreurs  retombe  sur  lui,  car  c'est  à  cause  de  lui  que  j'ai  connu  Tuli- 
pia !.. .  Vous  vous  souvenez  que  le  jour  où . . . 

—  Ah  1  ne  me  donnez  pas  de  détails  ! 

—  Soit,  j'ai  été  amené  à  connaître  Tulipia  par  le  désir  de  faciliter  vos  re- 
cherches et  votre  tache,  et... 

—  Hélas!  et  maintenant  la  voilà  partie,  cette  volage  Tulipia,  la  voilà 
partie  sans  que  j'aie  pu  accomplir  les  six  vengeances  que  je  croyais  si  faciles... 
ce  Jocko  du  club  des  Billes  de  billard  qui  nous  a  donné  tant  de  mal,  qui  m'a 
tant  fait  courir,  je  le  tenais  enfin,  j'allais  sévir  et...  Vraiment,  c'était  bien  la 
peine  de  pâlir  depuis  des  semaines  sur  les  manuscrits  de  M.  Poulet-Golard, 
de  devenir  à  force  de  travail,  secrétaire  de  la  Revue  préhistorique,  d'appren- 
dre des  langues  parlées  par  des  populations  de  l'âge  de  pierre  et  d'acquérir 
des  titres  à  celui  de  membre  correspondant  de  l'institut  de  Québec,  pour 
perdre  en  une  heure  le  fruit  de  tous  ces  travaux  peu  récréatifs  !...  Je  suis 
démoral isé  ! 

—  Tout  cela  ne  serait  rien  !  gémit  AI0  Taparel  en  courbant  de  plus  en  plus 
la  tète.  Cela  ne  serait  rien,  si... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


319 


—  Grand  Dieu!  vous  m'épouvantez  !...  qu'y  a-t-il  encore?...  Quel  nouveau 
malheur?... 

-11  y  a... 

—  Dites  vite  ! 

—  Il  y  a  que  je  suis  un  notaire  indigne  !  Il  y  a  que  mes  panonceaux  sont  à 
jamais  déshonorés  !...  Écrasez-moi,  j'ai  manqué  à  tous  mes  devoirs,  j'ai  failli 
aux  obligations  les  plus  sacrées,  j'ai... 


Tulipia  l'a  emporté. 


—  Qu'avez-vous  fait? 

—  J'ai  perdu  l'album  de  Mme  Badinard  ! 

—  L'album!...  mais  alors...  impossibilité  d'exécuter  les  vengeances  im- 
posées par  feu  Badinard...  alors,  la  succession... 

—  Serait  perdue  pour  vous  si  nous  ne  retrouvions  cet  album  !...  Mais  nous 
le  retrouverons,  nous  retrouverons  Tulipia,  car  c'est  elle  qui  l'a  emporté!... 

—  Toujours  Tulipia  !!!...  Gomment,  vous  avez  laissé  l'album  de  la  succes- 
sion Badinard  entre  les  mains  de  Tulipia!  mais  c'est  un  indigne  abus  de  con- 
fiance!... c'est  inouï,  on  ne  retrouverait  pas  deux  faits  semblables  dans  les 
fastes  du  notariat!... 

—  Accablez-moi!  J'ai  été  amené  à...  cette  erreur...  par  la  pensée  que 
M11.6  Tulipia  serait  peut-être  à  même  de  me  donner  sur  les  personnages  qui 
ont  attenté  à  l'honneur  conjugal  de  M.  Badinard,  des  indications  de  nature  à 
aider  considérablement  votre  tache  de  vengeur  !...  et,  j'ai  eu  la  faiblesse  de 
laisser  l'album  chez  Tulipia... 

—  J'y  pense,  si  vous  lui  avez  révélé  notre  but...  tout  est  perdu  ! 

—  Non,7 je  n'ai  rien  dit!  Tulipia  a  paru  extraordinairement intéressée  par 
les  photographies,  j'en  ai  conclu  qu'elle  connaissait  certains  des  ennemis  de 
Badinard...  et  cela  m'a  confirmé  dans  l'espoir  de  recueillir  quelques  rensei- 


320  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


gnements  de  plus  sur  eux...  Aujourd'hui,  —  agité  par  je  ne  sais  quels  pres- 
sentiments —  je  retourne  chez  elle,  et  j'apprends  tout...  ses  embarras  d'ar- 
gent, les  poursuites  de  ses  créanciers,  la  saisie  et  sa  fugue  !  un  enlèvement  sans 
doute  ! 

—  C'est  bien  probable  ! 

Cabassol  accablé  par  tant  de  disgrâces,  laissa  tomber  les  bras  comme  un 
homme  découragé. 

—  Nous  la  retrouverons,  s'écria  M6  Taparel  ému,  il  le  faut!  Une  femme 
comme  Tulipia  ne  disparaît  pas  comme  cela...  nous  retrouverons  l'album. 

—  Mais  s'il  est  saisi? 

—  Il  n'est  pas  saisi,  Tulipia  l'a  emporté,  j'ai  interrogé  sa  femme  de  cham- 
bre, laquelle,  furieuse  de  ne  pas  avoir  été  emmenée,  m'a  tout  avoué...  Bezu- 
cheux,  Lacostade,  Poulet-Golard,  etc..  je  sais  que  Tulipia  a  emporté  ses 
bijouxet  l'album  ! 

Cabassol  désespéré  s'abîma  dans  de  sombres  réflexions. 
11  en  fut  tiré  par  Bezucheux  de  la  Fricottière,  qui  venait  lui  serrer  la 
main. 

—  Noble  cœur  !  dit  Bezucheux,  toi  seul  étais  pur,  Tulipia  ne  t'a  pas  aimé, 
toi,  et  c'est  toi  qui  te  montres  le  plus  affligé  de  nous  tous  1 

Comme  le  festin,  depuis  longtemps  servi,  refroidissait,  Bezucheux  donnant 
l'exemple  de  la  fermeté  d'âme,  proposa  de  se  mettre  à  table. 

—  Nous  la  retrouverons  !  dit  tout  bas  Cabassol  à  M0  Taparel  en  lui  serrant 
vigoureusement  la  main. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


L'ENLEVEMENT 


DE  TULIPIA 


665-S2—  MPR1MER1E    D.    EARD1N    ET    C',    A    SA1NT-GERM  A  iN 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


L'ENLÈVEMENT 

DE  TULIPIA 


TEXTE    ET    DESSINS 


J±.     EOBIDA 


PARIS 

I        LIBRAIRIE  M.  DREYFOUS 


7,    RUE    DU    CROISSANT. 


FAUBOURG    MONTMARTRE,    I  3. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


321 


TROISIÈME    PARTIE 


L'ENLÈVEMENT     DE    TULIPIA 


A  la  recherche  de  Tulipia.  — 
Les  habitantes  de  la  villa 
Girouette.  —  Comment  Ca- 
bassolet  deux  clercs  de  no- 
taire se  virent  obligés  de 
signer  des  promesses  de 
mariage. 

Le  Courrier  de  Monaco, 
dans  le  Figaro  du  17  fé- 
vrier 18**,  fut  particulière- 
ment intéressant,  car  no- 
tre ami  Gabassol,  qui  li- 
sait ses  journaux  d'un  air 
navré  en  brûlant  quelques 


Au  tir  aux  pigeons  de  Monte-Carlo. 


Liv.  41. 


! 

322  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  I 


cigarettes  après  déjeuner,  bondit  en  l'air  à  la  lecture  de  cet  article  et  faillit 
renverser  sa  table  couverte  encore  du  service  à  café. 

Après  le  parallèle  obligé  entre  les  arbres  parisiens,  squelettes  chargés 
de  neige,  et  les  verts  palmiers  de  la  corniche,  éternellement  chauffés  par  le 
soleil,  citoyen  monégasque  à  perpétuité,  le  Courrier  de  Monaco  signalait  la 
présence  à  la  dernière  fête  de  Monte-Carlo,  d'une  foule  de  notabilités  aristo- 
cratique! internationales  :  le  duc  et  la  duchesse  de  Canisy;  la  comtesse  Léonore 
des  Mâchicoulis,  épanouie  dans  tout  le  charme  de  sa  beauté  blonde;  le  général 
Staratso/f,  qui  eut  la  jambe  et  le  nez  emportés  au  premier  assaut  de  Plewna; 
la  princ<  »se  Patarofjf,  qui  venait  de  faire  sauter  la  banque  ;  la  ravissante  con- 
tessina  L  irberini,  encore  tout  émotionnée  par  son  procès  en  séparation;  le  prince 
de  la  finance  Grobfield  and  C°,  de  New- York  ;  C empereur  du  pétrole,  John  Fli- 
berman,  de  Chicago,  etc.,  etc. 

11  n'y  avait  pas  là  de  quoi  faire  bondir  notre  ami  Gabassol  ;  le  paragrapne 
suivant,  dans  lequel  le  chroniqueur  annonçait  l'arrivée  du  prince  héréditaire 
de  Bosnie,  le  jeune  et  sympathique  Michel,  voyageant  incognito,  n'était 
pas  davantage  émotionnant.  L'avant-dernière  ligne  seule  avait  pu  produire 
cet  effet  excessif  sur  le  vengeur  de  feu  Badinard,  l'avant-dernière  ligne  où 
notre  héros  et  ami  avait  lu  tout  à  coup,  sans  s'y  attendre,  le  nom  de  Tulipia 
imprime  presque  en  toutes  lettres. 

Voici  quelle  était  la  teneur  exacte  de  cette  ligne  révélatrice  : 

«  La  palme  de  l'élégance  décernée  à  une  autre  de  nos  demi-mon- 
daines, la  ravissante  Tul....  Bal 

Ainsi  la  trompeuse  amie  de  Bezucheux,  disparue  depuis  plus  de  trois' 
semaines,  était  retrouvée!  Il  n'y  avait  pas  de  doute  à  avoir,  c'était  bien  de 
Tulipia  Balagny  que  parlait  le  Courrier  de  Monaco. 

Depuis  trois  semaines,  Me  Taparel  et  M.  Miradoux  vivaient  dans  un  état 
d'inquiétude  impossible  à  décrire,  et  Miradoux  maigrissait  encore,  —  ce 
dont  il  ne  se  croyait  plus  capable,  —  depuis  que,  par  suite  des  coupa- 
bles imprudences  de  M0  Taparel,  la  ravissante  Tulipia  avait  pris  la  clef  des 
champs  en  emportant  l'album  de  Mm0  Badinard,  la  pièce  principale  du 
dossier  de  la  succession  Badinard,  sans  laquelle  le  légataire  universel  et 
les  exécuteurs  testamentaires  ne  pouvaient  rien  faire ,  et  dont  l'absence 
prolongée  devait  mettre  à  néant  les  espérances  de  Cabassol,  en  l'empê- 
chant d'exécuter  les  conditions  imposées  par  le  testateur. 

La  ravissante  Tulipia,  depuis  ces  trois  semaines,  était  demeurée  introu- 
vable ;  toutes  les  recherches  des  intéressés  avaient  été  inutiles,  nul  n'avait 
pu  dire  dans  quelle  direction  la  volage  enfant  avait  porté  ses  pas  et  le 
précieux  album  aux  soixante-dix-sept  photographies. 

Il  fallait  au  plus  vile  faire  connaître  la  bonne  nouvelle  à  M6  T.iparel  pour 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


323 


aviser  avec  lui  aux  moyens  de  recouvrer, 
dans  le  plus  bref  délai  possible,  l'album 
envolé.  Lorsque  Cabassol,  le  numéro  du 
Figaro  à  la  main,  entra  dans  le  cabinet  du 
notaire,  M0  Taparel  comprit  qu'il  y  avait 
quelque  chose  de  nouveau. 

—  Eh  bien  ?  demanda-t-il  d'une  voix  in- 
quiète. 

—  Elle  est  à  Monaco  !  s'écria  Cabassol  en 
agitant  triomphalement  le  Figaro. 

—  Mon  chapeau  1  s'écria  le  notaire,  je 
pars... 

—  Un  instant!  tenons  conseil  d'abord... 
-^  Ah!  c'est  que,    voyez-vous,  j'ai  hâte 

de  relever  la  tète,  je  veux  confondre  Tulipia 
et  retrouver  l'album  Badinard,  perdu  par 
ma  faute...  Le  remords  me  ronge...  Si  je  tar- 
dais plus  longtemps  à  réparer  le  tort  grave 
causé  par  un  instant  d'oubli  de  mes  devoirs 
professionnels,  je  serais  capable  de  me  pen- 
dre à  mes  panonceaux  déshonorés  ! 

Miradoux,  entré  sur  ces  entrefaites,  aida 
Cabassol  à  consoler  la  douleur  de  Me  Tapa- 
rel, et  tous  trois,  redevenus  calmes,  discutè- 
rent sérieusement  les  moyens  à  employer 
pour  obtenir  de  Tulipia  la  restitution  des 
soixante-dix-sept  photographies. 

11  fut  convenu  que  Cabassol,  muni  de 
capitaux  importants,  partirait  immédiate- 
ment pour  Monaco  avec  Miradoux  et  deux 
clercs  de  l'étude  pour  l'aider  dans  ses  opéra- 
tions ;  à  Monaco  il  agirait  suivant  ses  inspi- 
rations et  s'arrangerait  pour  rentrer  en  pos- 
session de  l'album,  soit  en  l'achetant  à  Tu- 
lipia, soit  en  enlevant  de  haute  lutte  le  cœur 
de  la  cruelle  et  volage  enfant. 

Les  membres  de  l'expédition  partant  à 
la  conquête  de  l'album  de  Tulipia  n'eurent 
pas  beaucoup  de  temps  à  consacrer  à  leurs 
préparatifs  ;  leur  chef  Cabassol  leur  donna 


La  comtesse  Lconore  des  Muchicouiia. 


John  Flibc-man  and  C«. 


32-1 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


La  princesse  Pataroû". 


Le  duc  et  la  duchesse  de  Canisy. 


La  contessina  BarLerini. 


rendez-vous  à  la  gare  de  Lyon  pour  le  rapide  du 
soir.  Miradoux  emmenait  son  troisième  et  son 
quatrième  clercs,  jeunes  gens  aimables  et  intelli- 
gents, qui,  dans  certaines  circonstances,  pou- 
vaient rendre  de  grands  services. 

A  la  gare,  Cabassol  rencontra  quelques  figu- 
res de  connaissance  ;  ce  fut  d'abord  Bezucheux 
de  la  Fricottière  fils,  qui  eut  un  soubresaut  d'é- 
tonnement  à  sa  vue,  puis  Lacostade  arrivant  en 
costume  de  voyage,  puis  Saint-Tropez,  enfermé 
dans  un  ulster  imperméable,  puis  Pontbuzaud,  et 
enfin  Bisseco  le  ticket  au  chapeau  et  le  sac  en 
bandoulière.  Tous  tenaient  à  la  main  le  Figaro, 
plié  du  côté  de  l'article  :  Courrier  de  Monaco. 

—  Eh,  mes  petits  bons!  proféra  Cabassol,  voua 
y  voilà  I  vous  vous  lancez  sur  la  piste  1 

—  Sur  quelle  piste?  fit  Bezucheux  en  témoi- 
gnant une  surprise  bien  jouée,  je  vais  tout  sim- 
plement surveiller  papa... 

—  A  Monaco? 

—  Oui,  à  Monaco  où  il  mène  une  vie  par 
trop  torrentueuse  I  II  m'écrit  pour  m'ernprunter 
cinq  cents  louis  jusqu'en  avril  prochain... 

—  Et  tu  les  lui  portes? 

—  Non,  je  vais  lui  dire  que  je  ne  veux  pas 
les  lui  prêter;  je  ne  pouvais  pas  lui  dire  ça  par 
lettre,  tu  comprends,  les  convenances  1...  j'aime 
mieux  lui  faire  de  la  morale  verbalement  ! 

—  Allons  donc  !  Vous  avez  appris  que  Tulipia 
était  à  Monaco,  et  vous  courez  tous  vous  rouler  à 
ses  pieds... 

—  Au  contraire  !  s'écria  fièrement  Bezucheux, 
j'ai  l'intention,  si  je  la  rencontre,  de  l'accabler  de 
ma  froideur!... 

—  Moi,  dit  Lacostade,  de  mon  indignation  1 

—  Moi,  dit  Saint-Tropez,  je  broierai  son  âme 
par  un  simple  regard  chargé  de  mépris  ! 

—  Moi,  fit  Bisseco,  je  la  pulvériserai  d'un 
coup  d'œil  fulgurant!...  un  de  ces  coups  d'oeil 
dont  on  ne  se  relève  pas!.- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


325 


—  Quant  à  moi,  dit  Pontbuzaud,  mon 
intention  bien  arrêtée  est  de  faire  sauter  la 
banque  sous  ses  yeux,  sans  daigner  jeter  un 
regard  de  son  côté...  D'abord,  comme  elle  m'a 


^mnvï^y'/i  ffi***^     trompé,  j'ai  dans  l'idée  que  si  je  joue  en  sa 
mi^^MÊi     I  présence,     cela    me    portera 

^^^^''yfÉ/È^àJi^^  bonheur...  Tulipia  sera  mon 


fétiche,  sans  s'en  douter  ! 

—  Eh  bien!  et  toi,  mon 
petit  Gabassol,  reprit  Bezu- 
cheux,  que  vas-tu  faire  dans  le 
pays  où  fleurit  Tulipia? 


Cabassol  et  Tulipia  s'en  allèrent  sons  les  palmiers. 


320  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Moi,  fit  Cabassol  embarrassé,  moi,  oh!  moi,  c'est  différent  ;  je  vais 
pour  un  mariage.  Vous  voyez  ces  messieurs  là-bas?... 

El  il  montra  d'un  mouvement  de  tête  Miradoux  et  les  deux  clercs* 

—  Tous  notaires,  mes  enfants!  Ils  m'ont  déniché  une  héritière  sérieuse 
devant  qui  je  vais  poser  ma  candidature. 

—  Très  bien,  mon  ami,  très  bien  !  Nous  te  laissons  avec  tes  notaires. 
Tu  leur  parleras  de  nous,  pour  le  cas  où  ton  héritière  te  blackboule- 
rait... 

Kn  montant  en  wagon,  Cabassol  trouva  installé  dans  son  compartiment 
un  monsieur  enveloppé  dans  un  ulster  à  collet  relevé  qu'il  crut  reconnaître. 
Le  monsieur  avait  la  figure  plongée  dans  le  Figaro;  tant  que  le  train  fut  en 
gare,  le  monsieur  ne  bougea  pas.  Gomme  il  ne  pouvait  aller  ainsi  jusqu'à 
Nice,  Cabassol  prit  patience.  A  Fontainebleau,  le  monsieur  se  décida  abaisser 
son  masque,  et  Cabassol  put  saluer  son  ex-patron,  M.  Pculet-Golard. 

—  Eh  bonjour,  cber  maître!  dit  Cabassol,  vous  allez  à  Monaco?  je  parie 
que  je  sais  ce  qui  vous  y  attire  ! 

—  Mon  cher  secrétaire,  on  vient  de  découvrir  dans  les  terrains  de 
Menton  une  femme  pétrifiée.... 

—  Ne  se  ait-ce  pas  Tulipia? 

—  Non,  il  s'agit  d'une  femme  de  quatre  mille  ans. 

—  Un  bel  âge!  Son  mari  peut  être  tranquille...  Plus  jeune,  la  dona 
è  trop  mobile! 

Cabassol  descendit  à  l'hôtel  de  Rouge  et  Noire,  à  Monte-Carlo,  en  face  de 
la  petite  principauté,  qu'il  voyait  tout  entière  par  une  seule  de  ses  fenê- 
tres. Sur  le  livre  de  l'hôtel  il  écrivit  simplement  et  illisiblement  son  nom, 
«  Cabassol  »,  au-dessous  duquel  le  modeste  Miradoux  inscrivit  les  mots  et  sa 
suite,  ce  qui  fit  que  les  voyageurs  furent  aussitôt  pris  pour  des  notabilités 
diplomatiques. 

—  Que  dit-on  ici?  demanda  Cabassol  au  majordome  de  l'hôtel,  per- 
sonnage à  tournure  de  chambellan  ;  de  qui  parle-t  on? 

—  Du  prince  de  Bosnie.  Son  Altesse  est  ici,  elle  occupe  l'appartement  au- 
dessous  de  celui-ci,  avec  son  précepteur  le  baron  de  Blikendorf. 

—  Vraiment!  fit  Cabassol.  Et  en  fait  de  dames? 

—  Nous  avons,  à  Monte-Carlo,  la  grande  duebesse  douairière  de  LipFeld, 
la  grand'mère  du  roi  de... 

—  Je  ne  vous  parle  pas  des  grandes  duchesses  douairières,  ditsévèn  m  ni 
Cabassol,  je  vous  parle  de  grandes  duchesses  plus  folâtres!  Connaissez-vous 
Tulipia?... 

—  Madame  Tulipia  de  Balagny?  Parfaitement,  monsieur,  elle  occupe  la 
villa  Girouette,  que  vous  pouvez  voir  de  vos  fcnêlres. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


327 


—  La  petite  villa  ici,  dans  le  jardin  aux  quatre  palmiers? 

—  Oui,  monsieur. 

—  C'est  bien,  je  vous  remercie, 

Le  chambellan  s'inclina  et  disparut. 

Cabassol  se  mit  à  la  fenêtre  et  put  examiner  à  loisir  la  villa  honorée  de  la 
présence  de  Mmo  de  Balagny.  —  C'était  une  petite  villa  italienne  toute  en 


La  villa  Girouatt 


terrasses  et  en  balcons  garnis  de  plantes  grimpantes,  au  centre  d'un  petit 
jardin  plein  de  cactus  et  d'agaves  poussant  en  liberté.  En  face  de  l'hôtel  de 
Rouge  et  Noire,  de  l'autre  côté  de  la  villa,  s'élevait  un  autre  hôtel,  l'hôtel  de 
Gènes,  plongeant  aussi  sur  les  jardins  des  Girouettes.  Aux  fenêtres  de  cet 
hôtel,  Cabassol  aperçut  ses  amis  Bezucheux,  Lacostade,  Bisséco,  Pontbuzaud, 
et  Saint-Tropez,  éparpillés  à  des  étages  différents,  mais  tous  penchés  sur  la 
vilk  et  interrogeant  chacun  un  garçon. 

—  Bon!  pensa  Cabassol,  ils  savent  déjà  qu'elle  est  là. 

Le  jour  même,  esclaves  de  leur  devoir,  Cabassol,  Miradoux  et  les  deux 
clercs  se  mirent  à  l'œuvre.  A  vrai  dire,  Miradoux  et  les  deux  clercs  avaient 


328  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


une  besogne  facile  :  ils  devaient  se  contenter  d'admirer  le  ciel  bleu  et  les  pal- 
miers, en  attendant  les  indications  du  cbef  de  l'expédition.  Après  une  petite 
séance  au  tir  aux  pigeons  et  une  heure  donnée  au  concert,  le  moment  vint 
d'aborder  la  véritable  reine  de  la  principauté,  Son  Altesse  la  roulette. 

Gabassol  avait  à  plusieurs  reprises  aperçu  Tulipia,  soit  assise  sous  les 
palmiers  des  jardins  de  M.  Blanc,  soit  au  tir  aux  pigeons;  mais  il  l'avait  vue 
trop  entourée  pour  qu'il  lui  fût  possible  de  l'aborder.  Il  ne  lui  avait  jamais 
été  présenté  régulièrement,  mais  Tulipia  devait  le  connaître  de  vue;  il  espéra 
que,  devant  la  roulette,  il  lui  serait  facile  de  se  présenter  lui-même. 

Quand  il  entra  dans  le  salon  de  jeu,  la  première  personne  qu'il  aperçut 
fut  Tulipia  en  train  de  mettre  une  poignée  de  louis  sur  un  numéro.  Cabassol 
s'assit  immédiatement  à  côté  d'elle,  en  attendant  une  occasion  d'engager  la 
conversation. 

Non  loin  de  Tulipia,  le  sieur  de  Pontbuzaud  pontait  avec  ardeur,  les 
veux  fixés,  pour  se  porter  chance,  sur  celle  qui  l'avait  trompé;  en  face,  M.  de 
la  Fricottière,  le  père,  luttait  contre  la  banque  tout  en  disant  des  choses 
agréables  à  une  jolie  blonde  assise  à  ses  côtés.  Derrière  lui  Bezucheux  fils, 
s'appuyait  sur  sa  chaise,  souriant  déjà  de  la  tête  que  ferait  M.  son  père  quand 
il  allait  se  retourner.  Dans  la  foule  Lacostade,  Pontbuzaud  et  les  autres  pro- 
menaient leur  mélancolie. 

L'occasion  espérée  par  Gabassol  tardant  à  se  présenter,  notre  héros  la  fit 
naître  brusquement;  par  une  feinte  maladresse,  il  laissa  tomber  son  porte- 
feuille du  côté  de  Tulipia  et  se  mit  à  genoux  pour  le  ramasser. 

—  Mille  pardons,  madame!  je  suis  confus... 

—  Comment  donc,  monsieur! 

—  Madame,  je  bénis  la  maladresse  qui  m'a  permis  de  me  mettre  à  vos 
pieds...  je  suis  superstitieux,  madame,  je  vois  dans  ce  hasard  une  indication 
céleste... 

—  Vraiment! 

—  Oui,  madame,  et  n'était  l'endroit,  je  solliciterais  l'autorisation  de  res- 
ter ainsi,  avec  une  guitare,  pour  chanter  votre  beauté  à  son  aise. 

Une  heure  après,  Gabassol,  qui  avait  insisté  pour  tenir  le  jeu  de  la  char- 
mante belle,  perdait  une  quinzaine  de  mille  francs;  mais  son  but  était  atteint, 
il  avait  entamé  la  conquête  de  ce  cœur  éminemment  léger,  que  M.  de  la  Fri- 
cottière le  fils  —  et  il  avait  ses  raisons  pour  cela — comparait,  pour  la  stabilité, 
à  un  petit  ballon  du  Louvre. 

En  quittant  la  roulette,  Cabassol  offrit  son  bras  à  Tulipia  et  s'en  alla  sous 
les  palmiers  admirer  les  vagues  bleues  de  la  Méditerranée.  Bezucheux  et  les 
autres,  qui  le  virent  passer,  cuirassèrent  leurs  cœurs  et  foudroyèrent  le 
groupe  du  feu  de  leurs  regards  indignés. 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


Liv.  42. 


L'enlèvement  de  Tulipia. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


331 


Pour  se  remettre,  Bezucheux  s'en  alla  faire  une  scène  à  son  père  qui  ne 
l'avait  pas  encore  aperçu. 

—  Bonjour,  papa!  dit-il  en  lui  frappant  sur  l'épaule. 

—  Tiens  !  fit  M.  de  la  Fricottière  en  se  retournant,  c'est  toil  tu  m'apportes 
les  cinq  cents  louis,  c'est  d'un  bon  fils! 

—  Je  n'apporte  rien  du  tout,  papa,  que  des  remontrances  serrées!... 
Voyons,  est-ce  que  vous  croyez  que  ça  peut  durer  comme  ça?  Je  sais  tout,  je 
sais  que,  non  content  d'hypothéquer  votre  ferme  de  la  Barbotte,  la  dernière, 


Tulipia  à  la  roulette. 


vous  cherchez  à  la  vendre...  et  après?  vous  entamerez  votre  terre  de  la  Fri- 
cottière, n'est-ce  pas?  Non!  non!  non!  je  ne  peux  pas  vous  laisser  entamer  la 
Fricottière,  fief  patrimonial,  maison  de  mes  ancêtres  I  C'est  assez  fricotter 
comme  ça,  je... 

—  Du  tout!  je  ne  toucherai  pas  à  la  Fricottière,  c'est  sacré!  j'ai  autant 
que  toi  souci  du  berceau  de  la  famille...  mais  si  je  suis  embarrassé  pour  une 
échéance,  je  peux  bien  donner  une  petite  hypothèque..* 

—  Vous  ne  pensez  donc  pas  qu'il  serait  temps  d'offrir  à  la  France  le  con- 
cours de  votre  expérience  et  de  vos  facultés?...  au  lieu  de  gaspiller  votre  vie 
à  travers  tous  les  boudoirs... 

—  Oh  !  tdus  les  boudoirs,  tu  exagères!... 


33?  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Pourquoi  ne  vous  faites-vous  pas  nommer  député?  Je  ne  vous  parle 
pas  d'entrer  dans  la  diplomatie,  il  est  un  peu  tard,  mais  dans  la  politique 
active,  à  la  chambre...  au  ministère,  peut-être,  vous  trouveriez  l'emploi  de  vos 
ardeurs!...  Les  élections  se  préparent,  l'arrondissement  de  la  Fricottière  est 
excellent,  adoptez  un  parti...  ou  plutôt  adoptez-les  tous,  soyez  candidat  com- 
posite  et  vous  battrez  vos  adversaires I... 

—  Prête-moi  cinquante  louis,  la  banque  est  eu  déveine,  je  vais  me  rat- 
traper. 

Bezucheux  de  la  Fricottière  Misse  leva  furieux el  sortitpourse  mettre  à  la 
recherche  de  ses  amis.  —  Il  les  retrouva  sur  la  terrasse  dominant  la  mer, 
éparpillés  et  suivant  l'un  derrière  l'autre  la  promenade  de  Tulipia  au  bras  de 
l'heureux  Gabassol. 

Ce  fut  seulement  après  trois  jours  de  flirtage  presque  ininterrompu,  que 
Gabassol  put  se  croire  assez  près  d'un  résidât  important.  Une  déveine  cons- 
tante avec  la  rouge  comme  avec  la  noire,  déveine  supportée  noblement, 
l'avait  posé  dans  l'esprit  de  Tulipia,  la  charmante  belle  s'attendrissait  et  lui 
donnait  moins  de  coups  d'éventail  sur  les  mains  quand  il  serrait  un  peu  trop 
fortement  son  bras  sous  le  sien  en  contemplant  la  Méditerranée. 

La  superbe  assurance  de  Cabassol,  jetant  sans  compter  les  billets  à  la  rou- 
lette insatiable,  lui  avait  déjà  valu  une  certaine  notoriété  dans  la  colonie.  — 

Quelques  personnes  se  disant  bien  informées  avaient  fait  courir  le  bruit 
que  ce  joueur  aventureux  n'était  autre  que  le  président  de  la  république  de 
Honduras  en  train  de  manger  un  emprunt.  —  Miradoux  et  les  deux  clercs  de 
notaire,  avec  qui  on  le  voyait  en  fréquentes  conférences,  passaient  pour  ses 
ministres  et  recevaient  en  cette  qualité  des  propositions  de  martingales  infail- 
libles pour  faire  sauter  la  banque  dans  les  prix  les  plus  doux. 

Miradoux  et  l'un  des  clercs  de  notaire,  tentés  par  le  démon  du  jeu,  avaient 
eu  des  chances  diverses,  le  jeune  clerc  était  en  gain  d'une  dizaine  de  mille 
francs,  mais  le  pauvre  Miradoux  perdait  vingt-quatre  francs,  ce  qui  bourre- 
lait  ses  nuits  de  remords  cuisants. 

.  —  Misérable!  se  disait  l'infortuné,  tu  te  croyais  au-dessus  des  passions 
humaines,  tu  te  disais  des  douceurs,  tu  t'appelais  vieux  philosophe,  homme 
sage,  et  voilà  !...  Désormais  tu  n'as  plus  le  droit  de  te  draper  dans  ta  superbe... 
tu  n'es  qu'un  joueur!  Tu  as  pourtant  vu  Frederick  dans  Trente  ans  ou  la  Vie 
d'un  joueur... 

Un  jour,  en  revenant  de  faire  avec  Tulipia,  une  promenade  sentimentale 
sur  la  cote,  Gabassol  apparut  radieux  à  ses  complices. 

—  Mes  enfants!  dit-il,  tout  va  bien,  c'est  pour  ce  soir! 

—  Bien  vrai?  s'écria  Miradoux. 

—  Tulipia  cède  à  ma  flamme  !  j'ai  obtenu  l'entrée  de  la  villa  Girouette,  et 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


333 


comme  première  preuv 
les  mains  tant  que  je  v 
son  propriétaire!...  O 
soir,  messieurs,  j'aurai 
reconquis  l'album  de 
la  succession  Badi- 
nard! 

—  Alors,  demain, 
nous  partons!  excla- 
ma Miradoux,  demain 
nous  dirons  adieu  aux 
rivages  ^  fleuris,  mais 
perfides  de  Monaco!  Il 
était  temps  car  je  sen- 
tais ma  force  dame  et 
ma  philosophie  som- 
brer dans  le  gouffre, 
car,  je  l'avoue  la  rou- 
geur au  front,  j'étu- 
diais une  martingale! 

—  J'ai  quitté  Tuli- 
pia  pour  vous  préve- 
nir, il  est  entendu  que 
je  la  retrouverai  tantôt 
au  Casino. 

Miradoux  et  les 
deux  clercs  se  voyant 
à  la  veille  'de  quitter 
Monaco,  résolurent 
d'employer  convena- 
blement leur  dernier  , 
jour;  tous  trois  se  pré- 
cipitèrent vers  la  rou- 
lette où  Cabassol  vint 
les  retrouver  en  atten- 
dant Tulipia. 

La  déveine  s'a- 
charna sur  Miradoux, 
qui  perdit  encore  tren- 
te francs!  Honteux  et 


e  d'affection,  d'abord  la  permission  de  lui  embrasser 
oudrais,  et  ensuite  celle  d'arranger  ses  affaires  avec 


Une  table  de  roulette  à  Monte-Carlo. 


furieux  à  la  fois,  il  usa  de  son  autorité  pour  arracher  violemment  de  la  table 
Fatale  ses  deux  jeunes  collègues,  et  pour  les  emmener  devant  (a  tuer  relrem- 
per  leur  âme  dans  un  bain  calmant  d'azur  et  d'idéal.  Gabassol  resta  seul  à 
attendre  Tulipia  qui  ne  se  pressait  point  d'arriver.  Notre  ami  était  assez  in p 
quiet,  mais  la  vue  de  Bezucheux  et  de  ses  amis  rôdant  comme  des  âmes  en 
peine,  le  rassura;  aucun  d'eux  n'avait  détourné  Tulipia. 

A  la  fin  Cabassol  se  fatigua  d'attendre  et  quitta  le  Casino  pour  aller  déli- 
bérément  sonner  à  la  porte  de  la  villa  Girouette.  Le  chambellan  de  l'hôtel  de 
Rouge  et  Noire  l'arrêta  au  passage. 

—  Madame  de  Balagny  est  sortie,  dit-il,  elle  a  pris  une  voiture  à  l'hôtel 
pour  aller  avec  une  amie  faire  une  promenade  à  Roquebrune... 

—  Bon  !  donnez-moi  aussi  une  voiture,  je  vais  prendre  un  peu  l'air  de  ce 
côté... 

11  faisait  nuit  noire  lorsque  Gabassol  revint  de  sa  petite  excursion  à 
Roquebrune,  sans  avoir  rencontré  Tulipia.  L'hôtel  était  en  remue  ménage,  le 
chambellan  présidait  au  départ  d'une  quantité  de  grandes  caisses  que  l'on 
chargeait  sur  et  dans  un  omnibus;  il  trouva  cependant  le  temps  de  dire  à 
notre  héros  que  Mme  de  Balagny  avait  changé  d'avis  et  avait  dirigé  sa  pro- 
menade du  côté  d'Eza,  au  lieu  d'aller  à  Roquebrune. 

—  Excusez-moi,  je  vous  prie,  ajouta  le  chambellan,  je  m'occupe  du  départ 
des  bagages  de  S.  A.  le  prince  de  Bosnie... 

—  Bien  !  bien  !  fit  Cabassol. 

Tout  s'expliquait.  Il  avait  cherché  d'un  côté  pendant  que  la  capricieuse 
Tulipia  se  promenait  de  l'autre;  en  se  retournant,  il  aperçut  la  villa  Gi- 
rouette brillamment  éclairée;  Tulipia  était-cliez  elle,  elle  l'attendait,  il  allait 
pouvoir   se    présenter. 

Et  bien  vite ,  Gabassol  expédia  son  dîner,  dans  la  grande  salle  a  manger 
de  l'hôtel,  sans  prendre  garde  aux  bavardages  des  dîneurs  attardés  qui  ne 
causaient  que  du   départ   du   prince  de  Bosnie. 

Miradoux  et  les  deux  clercs  l'attendaient  en  fumant  dans  le  jardin  de 
l'hôtel.  Dès  qu'il  parut,  ils  se  levèrent  et  lui  portèrent  leurs  félicitations 
anticipées. 

—  Mon  bon  ami,  dit  Miradoux,  vous  êtes  un  heureux  coquin,  elle 
vous  attend!  Tout  à  l'heure  nous  l'avons  vue  s'accouder  à  la  fenêtre  du  petit 
salon  donnant  sur  le  jardin  et  rester  pensive,  les  yeux  élevés  vers  l'astre 
des  nuits!...  Allons,  vous  allez  réparer  les  imprudences  de  Me  Taparel  et  re- 
trouver l'alhum  sans  lequel  vous  risquez  de  perdre  l'héritage  de  feu  Badi- 
nard.  Quand  vous  aurez  obtenu  sa  restitution,  je  l'enfermerai  dans  ma 
caisse...  moi  seul  en  aurai  la  garde,  et  la  sévérité  de  mes  principes  vous 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


335 


est  un  sûr  garant  de  mon   incorruptibilité!  En  avant,  nous  allons  vous 
conduire  jusqu'à  la  porte... 

Cabassol,  suivi  de  ses  complices,  sortit  de  l'hôtel  en  même  temps  que 


^mn 


Ravissante  Tulipia,  pourquoi  parlez-vous  anglais? 


l'omnibus  chargé  des  bagages  du  prince  de  Bosnie.  La  villa  Girouette  s'était 
replongée  dans  l'obscurité,  mais  Miradoux,  pressant  le  bras  de  Cabassol,  lui 
fit  remarquer  une  blanche  figure  de  femme  accoudée  à  une  fenêtre 

—  C'est  elle!  fit  Cabassol,  ah!  si  j'avais  une  guitare  ou  simplement  un 
cornet  à  piston  pour  lui  donner  une  sérénade  ! 

—  La  porte  du  jardin  est  ouverte,  dit  tout  bas  Miradoux. 


330  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Tn-s  bien,  on  m'attend!  Donnez-moi  les  roses  que  vous  avez  à  vos  bou- 
tonnières pour  que  je  signale  ma  venue... 

CaLM--"l  lit  rapidement  un  bouquet  et  le  jeta  à  la  dame  de  la  fenêtre. 

—  Elle  l'a  ramassé,  fit  Miradoux. 

—  Elle  disparait,  dit  un  des  clercs. 

—  Oui,  mais  elle  laisse  la  fenêtre  ouverte  !  Le  balcon  est  à  hauteur 
d'homme,  je  vais  l'escalader  et  tomber  à  ses  pieds...  ce  sera  très  galant  !... 

Cabassol  serra  la  main  de  Miradoux  et  se  dirigea  vers  le  balcon  pendant 
que  Miradoux  et  les  deux  clercs  le  suivaient  en  se  dissimulant  sous  les 
rameaux  des  grenadiers  et  des  orangers...  Un  des  clercs  arriva  à  point  pour 
faire  la  courte  échelle  à  Cabassol,  qui  d'un  bon  rapide  et  silencieux  sauta  sur 
le  balcon. 

Due  forme  blanche  se  dressa  dans  l'ombre  en  poussant  un  de  ces  déli- 
cieux petit  cris  d'effroi  féminins  qui  font  battre  le  cœur  d'un  doux  émoi.  Le 
cœur  de  Cabassol  battit  naturellement  et  pour  étouffer  ce  cri  d'effroi  char- 
mant, il  enveloppa  dans  ses  bras  la  forme  blanche  et  couvrit  de  baisers  un 
visage  que  l'on  fit  mine  de  défendre  avec  les  ongles. 

Cabassol,  à  défaut  de  la  figure,  embrassa  très  amoureusement  des  tresses 
abondantes  et  parfumées  dans  lesquelles  il  enfouit  ses  moustaches,  puis  la 
forme  blanche  s'étant  laissée  tomber  dans  un  fauteuil,  il  se  mit  à  ses  genoux 
el  déposa  de  longs  baisers  sur  des  mains  qui  se  défendaient  encore. 

Cette  petite  scène  dans  L'obscurité,  à  peine  combattue  par  les  rayons  de  la 
lune,  était  charmante.  M.  Miradoux  et  les  deux  clercs  qui  s'étaient  légère- 
ment hissés  jusqu'à  la  hauteur  du  balcon,  se  le  dirent  à  eux-mêmes. 

—  Oh!  dit  enfin  la  forme  blanche,  oh!  itû  very  inconvenant!  indeedf... 

—  Ravissante  Tulipia!...  quel  rêve!  me  voici  à  vos  pieds...  mais  vous 
parlez  anglais?  quelle  fantai-ie  ! 

—  You  are  not  gentleman...  y  ou...  are  ver  y... 

—  Si  c'est  une  fantaisie,  je  la  respecte...  alors  dans  les  moments...  d'effu- 
sion, vous  préférez  L'anglais  à  votre  langue  maternelle...  soit  i  tpeak  aussi 
lùtle,  very  little,  my  lovely  ange!,  mais  je  vous  aimerais  en  français,  capri- 
cieuse Tulipia! 

—  Palamède!  Cléopatra!  Laviniaf...  s'écria  la  forme  blanche  en  élevant 
la  voix... 

—  Ce  n'est  pas  Tulipia!  s'écria  Cabassol  pétrifié  par  l'étonnement,  mais... 
Un  bruit  de  voix  et  de  pas  retentit  dans  la  maison  et  un  filet  de  lumière 

glissa  SOUS  la  porte.  En  même  temps  une  voix  d'homme  cria  en  anglais  dans 
le  jardin  : 

—  E^t-ce  vous,  Lucrezia?  vous  appelez? 

—  Yes,  my  dear  Palamède  !  Venez,  je  vous  prie! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


337 


Miradoux  et  les  deux  clercs  entendant  marcher  derrière  eux  et  voyant 
\B  retraite  coupée,  sautèrent  à  leur  tour  sur  le  balcon  et  cherchèrent  à  se 
dissimuler  dans  l'obscurité  d'un  grand  salon. 


'§K14 


^X*^r— 


Un  gentleman  »ux  pied*  de  Locrert»! 


—  Palamède.  Lavinia,  Cleopatra  !  reprit  la  forme  blanche. 

La  porte  s'ouvrit  et  trois  personnes  parurent,  chacune  avec  une  lampe 

à  la  main. 

Cabassol  était  reste  à  genoux  comme  cloué  au  sol  et  regardait,  frappé  de 

Btupeur,  celle  qu'il  avait  pris,  pour  Tulipia.  C'était   une  femme  grande  et 

mince,   vêtue   d'un   très   élégant   peignoir,   sur   lequel    flottaient   d'épaisses 

tresses  bloudes.   Cleopatra  et  Lavinia  semblaient  deux  autres  exemplaires 

Liv.  43. 


333  GRANDE    MASCARADE    PARISIENN 


de  la  fausse  Tulipia,  c'étaient  la  même  carnation  blonde,  la  même  sveltesse 
et  tes  mêmes  opulentes  crinières  Mondes.  Palamède  était,  lui,  un  gaillard 
à  barbe  américaine,  grand,  sec,  vêtu  d'un  complel  à  carreaux  immenses. 

—  Oh  !  Lucrezia,  s'écria-t-il,  un  gentleman  à  vos  pieds! 

—  Cher  Palamède,  je  le  connais,  c'est  le  monsieur  qui  était  à  côté  de 
nous  à  la  roulette  !  11  m'aime,  sans  doute,  car  il  m'appelle  son  lovely  angel!... 

—  Ces  Français  sont  Inflammables  comme  des  allumettes!  fit  Palamède 
en  s'avançant  tranquillement  et  en  poussant  un  siège  vers  Cabassol.  Asseyez- 
vous.  Vous  ne  pouviez  donc  pas  venir  demander  la  main  de  miss  Lucrezia 
à  une  heure  moins  indue? 

—  Mais,  fit  Cabassol... 

—  Ah!  fit  tout  à  coup  Lavinia,  en  poussant  un  paravent  derrière  lequel 
les  deux  clercs  de  notaire' se  dissimulaient,  il  y  en  a  encore  d'autres... 

—  Je  les  avais  vus!  dit  tranquillement  Palamède  en  allant,  une  lampe 
à  la  main,  examiner  la  figure  des  deux  jeunes  gens...  Lavinia,  Cleopatra, 
les  reconnaissez-vous? 

—  Nous  les  reconnaissons!  Ce  sont  ces  messieurs  du  salon  des  jeux... 

—  Je  les  reconnais  aussi,  fit  Palamède.  En  vérité,  je  me  croyais  au 
courant  des  usages  français,  et  je  ne  pensais  pas  qu'il  fût  admis  de  venir 
chercher  des  fiancées  avec  escalade!...  Ces  messieurs  auraient  pu  se  faire 
présenter  par  quelqu'un,  un  ami  commun,  un  correspondant,  cela  eût  été 
plus  correct!... 

La  fausse  Tulipia  prit  la  parole. 

—  Ne  les  grondez  pas  trop,  Palamède,  les  Français  sont  impatients,  ils 
n'auront  pas  pu  attendre  !  Monsieur  vient  de  m'envoyer  un  bouquet  de  roses 
pendant  que  j'étais  à  rêver  à  la  fenêtre,  et  il  a  escaladé  ensuite  le  balcon  pour 
se  jeter  à  mes  pieds  ! 

—  Voyons!  s'écria  Cabassol,  il  y  a  malentendu,  c'est  bien  ici  la  viila 
Girouette? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Mais  vous  ne  l'habitiez  pas  hier? 

—  Non,  nous  sommes  arrivés  ce  matin  seulement.  Nous  étions  à  l'hôtel, 
mais  ayant  appris  que  par  suite  du  départ  subit  des  anciens  locataires, 
cette  villa  était  libre,  nous  l'avons  louée  cet  après-midi,  et  nous  nous  som- 
mes immédiatement  installés. 

—  Ceci  doit  vous  expliquer  mon  erreur,  madame,  et... 

—  Permettez!  s'écria  Palamède,  ces  dames  voyagent  sous  mon  égide, 
je  dois  intervenir,  même  dans  les  affaires  de  sentiment.  Déjà  au  casino,  elles 
ont  remarqué  vos  assiduités... 

—  Nos  assiduités? 


LA   GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


—  Oui,  vos  regards  perpétuellement  dirigés  de  leur  côté.  Elles  se  sont 
très  bien  aperçues  de  votre  trouble...  puis,  le  soir  venu,  vous  venez  sous  les 
fenêtres  de  leur  habitation,  vous  leur  envoyez  des  roses,  vous  escaladez  les 
balcons  et  vous  vous  jetez  à  leurs  genoux!...  Et  lorsque  j'arrive,  moi,  leur 
parent,  moi  qui  réponds  d'elles  à  leurs  familles,  vous  parlez  d'erreur,  de 
malentendu!... 

—  Mais...  s'écria  Cabassol. 

—  Halte-là!  pas  un  mot  de  plus,  ce  ne  serait  pas  gentleman!  Asseyez- 
vous... 

Et  Palamède  tira  de  sa  poche  un  revolver  qu'il  mit  froidement  sur  la 


A  première  réquisition,  je  m'engage  à  épouser., 


table.  A  son  exemple,  Cleopatra,  Lavinia  et  Lucrezia  fouillèrent  dans  la 
poche  de  leur  peignoir  et  tirèrent  chacune  un  mignon  bijou  de  revolver. 

—  Diable!  pensa  Cabassol,  voilà  un  petit  rendez-vous  qui  tourne  mal... 

—  Le  moment  me  semble  mal  choisi  pour  une  discussion  de  choses 
matrimoniales,  reprit  Palamède. 

—  A  moi  aussi,  dit  Cabassol. 

—  Nous  reprendrons  cette  conversation  demain,  quand  vous  me  ferez 
l'honneur  de  venir  demander  officiellement  les  mains  de  misses  Lucrezia, 
Lavinia  et  Cleopatra  Bloomsbig,  mes  charmantes  cousines... 

—  Pardon,  s'écria  Cabassol,  loin  de  moi  la  pensée  de  nier  la  puissance 
des  charmes  de  misses  Lucrezia,  Lavinia  et  Cleopatra  Bloomsbig  ;  au  con- 
traire! je  suis  prêt  à  m'incliner  et  à  leur  baiser  respectueusement  la  main 
avec  l'assurance  de  mon  admiration  pour  l'éclat  de  leurs  yeux  et  pour  le 
charme  de  leurs  traits,  mais  je  vous  assure  qu'il  y  a  ici  un  simple  quiproquo... 

—  Seriez-vous  de  ces  jeunes  gens,  comme  il  n'en  est  que  trop,  qui  ne 
se  plaisent  qu'à  compromettre  les  jeunes  personnes... 

—  Permettez  !...  nous  ne... 


340 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Vous  appelez  miss  Lucrezia  votre  ange  aimé,  vous  la  serrez  dans 
vos  bras  et  ensuite  vous...  Allons  donc  !  Cela  ne  se  passe  pas  ainsi  en  Amé- 
rique I 

Et  Palamède  frappa  du  poing  sur  son  revolver.  Miss  Lucrezia  fondit  en 
larmes  à  ce  bruit. 

—  Remettez-vous,  pauvre  enfant,  de  cette  secousse  1  Monsieur  réfléchira 
demain...  en  attendant  régularisons  la  situation,  voici  des  plumes  et  de 
Vencre,  écrivez!... 

Les  trois  jeunes  filles  griffonnèrent  rapidement  quelques  lignes  et  remirent 
les  trois  feuilles  de  papier  à  Palamède... 


Le  prince  de  Bosnie  et  son  précepteur. 

Cabassol  profita  de  cet  instant  de  silencepour  s'abîmer  en  de  profondes 
réflexions.  Que  signifiait  ce  départ  subit  de  Tulipia?  Où  était-elle  allée 
encore,  avec  les  importantes  pièces  de  la  succession  Badinard? 

—  Savez-vous,  dit-il  enfin  à  Palamède,  savez-vous  ce  qu'est  devenue  la 
précédente  locataire  de  cette  villa? 

—  Je  l'ignore,  répondit  Palamède  en  fronçant  les  sourcils  et  en  frappant 
eur  son  revolver,  tenez,  miss  Lucrezia  vous  prie  de  signer  ceci  : 

Montecarlo,  23  février. 

Je  soussigné,  je  reconnais  avoir  sollicité  le  cœur  et  la  main  de  miss  Lucrezia 
Bloomsbig  ; 

A  première  réquisitionne  m  engage  à  épouser  miss  Lucrezia  Bloomsbig  sous 
peine  de  tous  dommages  et  intérêts. 

—  C'est  une  promesse  de  mariage  1  s'écria  Cabassol. 

—  Sans  doute  !  fit  Palamède,  et  je  compte  que  vous  viendrez  demain 
faire  votre  demande  officielle. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


341 


—  0  Tulipia  !  Tulipia  ! 

—  Eh  bien  !  Signez-vous? 

—  Voyons,  qu'est  devenue  la  précédente  locataire?... 

—  Elle  est  partie  avec  le  prince  de  Bosnie;  tenez,  écoutez  ce  bruit  de 
voiture,  c'est  un  deuxième  omnibus  chargé  des  bagages  du  prince...  Voyons, 
signez  ! 

—  0  Tulipia!  abominable  traîtresse!... 


Le  prince  soupira  pendant  trois  jours. 

—  Baste  !  fit  tout  bas  un  des  clercs,  signez,  Montecarlo  n'est  pas  sur  le 
territoire  français,  la  promesse  n'aura  nulle  valeur  en  France  ! 

Cabassol  traça  vivement  son  nom  au  bas  de  la  promesse  de  mariage  et 
sauta  sur  le  balcon  pendant  que  les  deux  clercs  signaient  des  promesses  sem- 
blables au  nom  de  misses  Cléopatra  et  Lavinia. 

Tous  trois  sautèrent  dans  le  jardin  sans  que  Palamède  parût  s'offusquer 
de  ce  départ  contraire  aux  convenances. 

—  A  demain  !  leur  cria-t-il. 

Cabassol  et  ses  deux  compagnons  étaient  déjà  à  l'hôtel. 

—  Ouf!  nous  voilà  dans  une  jolie  situation  !  fit  Cabassol  en  se  laissant 
tomber  sur  les  banquettes  du  vestibule,  mais  nous  serons  loin  demain...  occu- 


nons-nous  d'abord  de  Tulipia!...  Monsieur,  dit-il  au  patron  de  l'hôtel,  vous 
connaissiez  Mme  de  Balagny?  Est-il  vrai  qu'elle  ait  quitté  Montecarlo? 

—  Oui.  monsieur,  elle  est  partie  pour  Nice  à  huit  heures. 

—  Kl.  pardon  si  je  suis  indiscret,  le  prince  de  Bosnie,  suivant  les  on  dit, 
-     il  pour  quelque  chose  dans  ce  départ  subit? 

Hum,  je  ne  sais  si...  on  m'a  recommandé  le  plus  complet  silence,  M.  de 

lJlikendorf,  le  précepteur  du  prince,  me  le  répétait  encore  en  partant  :  Pas  un 
m  t  surtout  !  pas  un  mot  surtout  !  ne  scandalisons  point  l'Europe  ! 

—  Alors  tout  est... 

Tout  est  vrai  1  Son  Altesse  le  prince  Michel  et  son  précepteur  M.  de 

Blikendo  f,  ont  enlevé  Mme  de  Balagny  ! 

Gabassol  accablé  par  ce  désastre,  laissa  choir  sa  tête  dans  ses  mains; 
uis  rapidement  : 

Une  voiture  pour  Nice,  demain  à  quatre  heures  du  matin!  dit-il,  et  de 

.-  chevaux! 

Le  patron  de  l'hôtel  s'inclina. 

—  Rentrons  et  dormons  !  dit  Cabassol  aux  deux  clercs,  demain  à  quatre 
heures,  nous  nous  précipitons  à  la  poursuite  de  Tulipia  ! 

Il  était  au  lit  et  sommeillait  depuis  une  heure,  lorsqu'une  pensée  lui  vint 
tout  à  coup,  qui  le  fit  se  redresser  : 

—  Et  Miradoux  que  nous  avons  oublié  à  la  villa  Girouette  !  Sacrebleu  !  !  1 


II 

Commsnt  le  prince  de  Bosnie  et  son  préceptour  S2  dérangèrent  de  leurs  devoirs  et  aban- 
donnèrent crueUement  la  pauvre  grande  duchesse  de  Klakfeld  pour  la  séduisante 
Tulipia. 

Michel,  prince  héréditaire  de  Bosnie,  faisait  l'orgueil  et  la  joie  de  son 
auguste  père  :  il  était  grand,  solide  et  rompu  à  l'obéissance  passive  qu'il  pra- 
tiquait religieusement  en  attendant  qu'il  eût  lui-même  à  la  demander  aux 
autres. 

Il  avait  trente-cinq  ans  sonnés.  Les  fonctions  de  prince  héréditaire  consis- 
taient surtout  à  dormir  dans  les  fauteuils  du  Konak  royal,  à  faire  de  temps  en 
temps  manœuvrer  les  régiments  et  à  danser  aux  bals  de  la  cour  avec  quelques 
princesses  ou  trop  jeunes  ou  trop  respectables. 

La  dernière  guerre  russo- turque  avait  été  pour  lui  une  occasion  de 
vacances  inespérées;  à  l'armée  du  czar,  il  avait  bu  beaucoup  de  Champagne 
à  travers  la  fumée  des  batailles.  Mais  ensuite  il  avait  fallu  rentrer  au  palais  et 
reprendrela  vie  monotone  de  la  capitale,  perdue  au  milieu  d'une  contrée  'ncore 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


343 


assez  peu  ouverte  aux  bienfaits  de  la  civilisation.  Toujours  le  sempiternel 
conseil  des  ministres,  les  manœuvres  fastidieuses  et  les  mortels  bals  de  la  cour. 
Pas  d'autre  distraction.  On  parlait  depuis  dix  ans  de  bâtir  un  théâtre  et  d'en- 
gager une  troupe  à  Tienne  ou  à  Paris;  mais  ce  théâtre  devait  rester  longtemps 
encore  à  l'état  de  très  vague  projet. 

^  Un  jour  une  cocotte  française  était  arrivée  à  Bosnagrad.  Par  suite  de  quelles 
aventures,  Dieu  seul  le  sait!  Toute  la  jeunesse  bosniaque  s'était  sentie  élec- 


J'emploierai  la  violence  au  besoin' 


trisée  les  vieux  sénateurs  rétrogrades  eux-mêmes  avaient  frémi  et  le  prince 
avait  espéré  ;  mais  enchaîné  au  rivage  par  sa  grandeur,  il  s'était  laissé  dis- 
tancer, et  l'unique  échantillon  de  cocotte  que  le  pays  eût  jamais  vu  depuis  le 
commencement  du  monde,  l'être  idéal  dont  toutes  les  imaginations  s'occu- 
paient et  qui  apparaissait  la  nuit  en  des  rêves  d'or  à  toute  la  ville,  avait  dis- 
paru enlevé  par  un  banquier  juif. 

Un  beau  jour  le  prince,  mandé  par  son  auguste  père,  apprit,  une  étonnante 
nouvelle.  On  avait  résolu  de  le  marier;  il  allait  faire  ses  malles  au  plus  vite  et 
partir  pour  la  cour  de  Klakfeld,  une  petite  principauté  allemande  dont  il 
n'avait  jamais  entendu  parler,  pour  se  préparer  à  épouser,  dans   un   délai 


assez  rapproché,  une  jeune  grande  duchesse  assez  convenablement  dotée. 

L'affaire  entamée  dans  le  plus  grand  secret,  par  le  conseil  des  ministres, 
était  presque  faite.  La  jeune  grande-duchesse  attendait  le  fiancé  annoncé  avec 
une  impatience  fébrile.  Une  somme  importante,  économisée  dans  ce  but  spécial 
par  son  auguste  père  sur  sa  liste  civile,  allait  être  confiée  au  docteur  Blikendorf, 
le  précepteur  du  prince,  qui  devait  l'accompagner  à  Klakfeld;  cette  somme 
•  levait  servir  à  éblouir  la  cour  de  Klakfeld  par  un  train  si  galant  et  par  tant  de 
magnificences,  qu'elle  en  serait  forcée  d'arriver  à  une  augmentation  de  la  dot, 
négociation  délicate  dont  le  docteur  Blikendorf  était  aussi  chargé. 

Le  docteur  Blikendorf  était  un  vieux  savant,  un  vertueux  philosophe  à 
lunettes,  précepteur  du  prince  depuis  vingt-cinq  ans.  Arrivé  maigre  à  Bos- 
nagrad,  le  culte  de  la  philosophie  et  la  vie  grasse  et  tranquille  avaient  arrondi 
le  ventre  majestueux  au-dessus  duquel  se  balançait  une  grosse  tête  apoplec- 
tique à  barbe  blanche. 

Le  prince  et  son  précepteur  eurent  bientôt  fait  leurs  malles.  Le  lendemain 
dès  l'aube,  une  voiture  les  emportait,  munis  de  la  forte  somme  et  des  der- 
nières instructions  de  Son  Altesse.  Le  prince  fut  silencieux  pendant  les  pre- 
mières journées  du  voyage,  le  précepteur  dormit  sur  la  cassette.  Quand  on 
eut  passé  la  frontière,  le  prince  éveilla  brusquement  Blikendorf. 

—  Blikendorf? 

—  Mon  prince  ? 

—  Quelle  est  la  somme? 

—  Deux  cent  mille  florins! 

—  Donnez-la  moi,  je  vais  vous  faire  un  reçu  régulier  pour  mettre  votre 
responsabilité  à  couvert. 

—  Mais... 

—  Il  n'y  a  pas  de  mais...  je  me  charge  de  tout. 

—  Pardon,  mon  prince,  mais  il  est  dit  dans  mes  instructions  que  je  ne  dois 
vous  donner  la  somme  qu'à  Klakfeld. 

—  Nous  n'allons  plus  à  Klakfeld. 

—  Nous  n'allons  plus  à  Klakfeld!  !  !...  mais  votre  auguste  père...  et  là-bas, 
la  grande-duchesse  qui  vous  attend!... 

D  —  Elle  est  trop  jeune. 

—  Trop  jeune,  elle  a  vingt-cinq  ans!...  et  encore  je  crois  que  S.A.  Séré- 
nissime  le  grand-duc  triche  un  peu... 

—  J'irai  plus  tard  !  Mon  cher  ami,  aux  princes  il  faut  des  épouses  mûres, 
ïaissons-la  mûrir! 

—  Dieux  immortels!  quelle  aventure!  Et  où  allons-nous? 

—  Partout,  à  Vienne,  à  Paris  t  nous  allons  nous  amuser  tant  que  les  florins 
dureront  1 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.  44. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


347 


—  Je  suis  déshonoré  !  gémit  Blikendorf,  que  va  t'on  penser  à  la  cour,  d'un 
précepteur  qui  laisse  son  élève  se  livrer  à  de  tels  débordements  1  d'un  vieux 
philosophe  comme  moi  qui...  Je  vais  me  pendre  1 

—  Blikendorf  1  vous  rougissez  à  vue  d'oeil,  vous  êtes  rouge  comme  une 
énorme  tomate,  prenez  garde  à  l'apoplexie!...  Allons  donc  !  Blikendorf,  pas 
de  faiblesse  !  d'abord  vous  n'avez  rien  à  dire,  vous  aurez  un  reçu  très  régulier. 
Cour  qui  était  la  somme?  pour  moi.  Je  ne  la  détourne  pas  de  sa  destination, 
c'est  moi  seulement  qui  me  détourne  de  la  mienne,  mais  c'est  mon  affaire.  Je 
ne  vais  pas  directement  à  Klakfeld,  mais  j'ai  l'intention  d'y  aller  un  jour.  Vous 
êtes  attaché  à  ma  personne  en  qualité  de  précepteur,  vous  devez  me  suivre  ! 


Quelques  avaries  à  la  voiture  et  aux  voyageurs. 


Vous  n'avez  aucune  objection  à  faire,  aucune!  Allons,  vive  le  plaisir!  nous 
allons  nous  en  donner.  Blikendorf,  de  la  gaîté  je  te  l'ordonne!  Tiens,  tu  es 
mon  ami,  tu  auras  le  droit  de  puiser  dans  les  florins... 

—  Soit,  je  me  livrerai  aux  vains  plaisirs,  mais  qu'il  soit  bien  entendu  que 
c'est  contraint  et  forcé  !  Outre  le  reçu,  vous  me  donnerez  une  réquisition  écrite 
pour  prouver  que  je  n'ai  livré  la  somme  que  sur  des  ordres  exprès...  Je  ferai 
appela  toute  ma  philosophie...  à  propos,  outre  les  deux  cent  mille  florins  en 
or,  j'ai  un  supplément  de  cent  mille  florins  en  traites  que  nous  ne  devons 
entamer  qu'en  cas  de  nécessité  absolue,  si  la  première  somme  ne  suffisait 
pas... 

—  Elle  ne  suffira  pas!  Et  maintenant  Blikendorf,  tu  vas  écrire  à  la  cour  de 
Klakfeld  pour  annoncer  que  des  complications  diplomatiques  en  Orient,  exi- 
geant ma  présence  à  Bosnagrad,  mon  départ  a  été  retardé.  Puis  tu  prépa. 
reras  une  série  de  lettres  sur  la  cour  de  Klakfeld  pour  faire  prendre  patience 
à  mon  auguste  père. 

Quelques  heures  après,  le  prince  qui  consultait  une  collection  de  cartes 


348 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


et  de  guides,  changea  d'avis,  au  lieu  de  prendre  le  train  pour  Vienne  où  sa 
présence  aurait  été  signalée,  il  prit  celui  de  Trieste  avec  Monaco,  pour  desti- 
nation définitive. 

Le  prince  était  un  cœur  brûlant.  En  route  il  eut  le  temps  de  s'enflammer 
et  de  s'éteindre  plusieurs  fois;  aucune  de  ces  passions  ne  dura  longtemps! 
le  prince  n'avait  pas  rencontré  la  femme  de  ses  rêves.  A  Monaco,  le  prince 


Chez  l'épicier. 


avec  une  sagesse  digne  de  Blikendorf,  n'aventura  pas  son  argent  à  la  roulette, 
il  roucoula  pendant  quelques  jours  un  peu  à  droite  et  un  peu  à  gauche  sans  par- 
venir à  se  fixer.  Il  soupa  régulièrement  tous  les  soirs  et  but  d'invraisemblables 
quantités  de  Champagne  en  aimable  compagnie.  Blikendorf  en  était,  car  le 
précepteur  n'abandonnait  pas  son  élève;  quand  il  avait  trop  mal  à  la  tète,  il 
se  rafraîchissait  en  causant  philosophie  avec  un  convive  hors  de  combat. 

La  rencontre  de  Tulipia  Balagny,  au  casino  de  Montecarlo,  fit  sauter  le 
cœur  du  prince.  Ce  fut  un  coup  de  foudre. 

—  C'est-elle,  dit-il  à  son  précepteur. 

—  Qui  ça,  la  grande-duchesse? 

Le  précepteur  assura  ses  lunettes  sur  son  nez  et  contempla  longuement 
Tulipia. 

—  Non,  ce  n'est  pas  elle, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


349 


—  Si,  c'est  elle  que  j'aime,  décidément.  Allez  lui  présenter  mes  hom- 
mages. 


—  Non,  ce  ne  serait  pas  convenable.  Je  vais  me  tenir  à  distance  respec- 
tueuse et  vous  présenterez  vos  hommages  vous-même. 

—  Non,  décidément  je  préfère  lui  écrire...  venez,  vous  me  ferez  ma  lettre 
ie  veux  une  lettre  poétique  et  fleurie. 


350  LA     GRANDE     MASCARADE    TA  Kl  SI  EN  NE 


Tulipia  reçut,  le  soir  même,  un  énorme  bouquet  et  une  longue  épltre  de 
Blikendorf,  mais  elle  resta  sur  une  prudente  réserve  et  se  montra  très 
froide  avec  le  prince  quand  celui  ci  se  décida  à  lui  parîer  à  brùle-pourpoint 
de  son  amour,  pendant  un  des  concerts  du  Casino. 

Le  prince  dut  ce  soir-là  se  contenter  au  souper  obligatoire,  de  la  compa- 
gnie de  Blikendorf;  le  précepteur  brava  le  mal  de  tête  pour  offrir  les  conso- 
lations de  la  philosophie  à  son  élève  désolé. #Le  prince  soupira  pendant  trois 
jours  dans  les  rochers  et  sur  les  grèves,  mais  après  trois  jours  de  soupers  en 
tète  à  tête  avec  Blikendorf,  il  résolut  de  brusquer  les  choses.  Il  se  présenta 
chez  Tulipia  avec  son  précepteur. 

—  C'est  moil  dit-il,  je  vous  aime,  il  faut  que  vous  m'aimiez!  Demandez  à 
mon  précepteur,  le  docteur  Blikendorf,  si  je  ne  vous  aime  pas...  voilà  trois 
jours  et  trois  nuits  que  nous  ne  parlons  que  de  vous  en  noyant  nos  chagrins 
dans  le  Champagne!  Est-ce  vrai,  Blikendorf? 

—  C'est  vrai,  monseigneur! 

—  J'allais  en  Allemagne  sous  la  conduite  de  mon  précepteur  pour  épou- 
ser la  grande-duchesse  de  Klakfeld,  j'ai  enlevé  mon  précepteur  et  la  forte 
somme  destinée  à  pourvoir  à  mes  magnificences,  et  me  voilà!  Je  renonce  à 
ma  grande-duchesse  et  je  me  jette  à  vos  pieds  !  Blikendorf,  fais  comme  moi 
et  attendris  la  cruelle! 

Blikendorf  et  le  prince  s'agenouillèrent. 

—  Voyons,  Blikendorf,  attendris-la  !  sois  éloquent,  si  tu  n'est  pas  éloquent, 
à  quoi  sers-tu?  •  -^ 

—  Je  vais  être  éloquent,  dit  Blikendorf. 

—  Dépêche-toi! 

—  Vrai!  s'écria  Tulipia,  vous  plantez-là  une  grande-duchesse  de  Klakfeld 
pour  moi? 

—  Je  la  plante  là  ! 

—  C'est  beaul 

—  Oui,  je  vous  aime,  je  vous  enlève  !  je  vous  donne  dix  minutes  pour  pré- 
parer vos  bagages  —  j'ai  une  voiture  commandée.. .  nous  partons  tout  de  suite  ! 

Tulipia  éclata  de  rire. 

—  Et  si  je  faisais  des  objections? 

—  Je  ne  les  écouterais  pas!  j'emploierai  la  violence  au  besoin  !  Blikendorf 
est  un  hercule  et  moi  aussi,  à  nous  deux  nous  vous  enlevons  de  vive  force! 
Blikendorf,  montrons  que  nous  sommes  forts? 

Devant  cette  belle  résolution,  Tulipia  s'attendrit  sans  doute,  car  une  heure 
après,  elle  roulait  avec  le  prince  de  Blikendorf  sur  la  route  de  Nice,  sans  plus 
penser  à  Cabassol  qui  se  berçait  pendant  ce  temps  de  la  plus  douce  espérance. 

L'infortune  Cabas§ol  fut  réveillé  à  quatre  heures  du  matin,  comme  il  en 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


351 


avait  donné  l'ordre  à  l'hôtel  de  la  Rouge  et  la  Noire.  Le  sentiment  de  ses 
malheurs  lui  revint  aussitôt.  —  Tulipia  enlevée  parle  prince  de  Bosnie,  Mira- 
doux  aux  mains  des  Américains,  et  la  promesse  de  mariage  signée  par  lui, 
trois  graves  sujets  d'inquiétude! 

Par  bonheur  l'un  de  ses  points  noirs  s'évanouit  bientôt,  car  le  pauvre  Mira- 
rloux  parut  tout  à  coup. 

—  Eh  bien!  d'où  diable  sortez-vousj?  s'écria  Gabassol 

I" 


Débarquement  à  Gènes.  , 

—  Ouf!  fit  Miradoux  en  se  laissant  tomber  dans  un  fauteuil,  ouf!  quelle 
nuit!  quelle  aventure! 

—  Eh  bien? 

—i  Je  sais  tout,  mon  ami,  j'ai  assisté  à  tout!  je  sais  que  vous  avez  été 
contraint,  par  les  habitantes  de  la  villa  Girouette,  à  signer  des  promesses  de 
mariage... 

—  Et  vous?  vous  avez  donc  pu  vous  échapper? 

—  Non,  mon  ami  !  je  n'ai  pas  pu  m'échapper...  mais  je  n'ai  rien  signé  du 
tout,  je  suis  tombé  sur  une  femme  de  chambre  mulâtresse... 

—  Sans  revolver? 

—  Sans  aucun  revolver,  heureusement  !  Elle  m'a  sauvé  des  griffes  de  Pala- 
mède  et  me  voilà! 

—  J'ai  peur  que  la  dignité  de  vos  fonctions  n'ait  été  légèrement  compro- 
mise dans  votre  sauvetage...  enfin,  je  ne  le  dirai  pas  à  Me  Taparel  qui  vous 
croit  au-dessus  de  toutes  les  faiblesses. 

—  Mon  ami,  tenez  compte  de  la  malheureuse  situation  où  je  me  suis 


352  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


trouvé...  Enfin,  moi  je  suis  sauf,  je  n'ai  pas  signé  de  promesses  de  mariage, 
tandis  que  vous,  vous  voilà  avec  une  mauvaise  affaire  sur  les  bras...  Savez- 
vous  ce  que  c'est  que  les  locataires  de  la  villa  Girouette  ? 

—  Oui,  j'ai  questionné  notre  hôte;  c'est  lui  qui  les  a  envoyés  à  la  villa 
laissée  libre  par  le  départ  deTulipial  Ce  sont  mesdemoiselles  Gléopâtra,  Lavi- 
nia  et  Lucrezia  Bloomsbig,  de  Ghigago,  voyageant  sous  la  conduite  de 
M.  Palamède  Hurstley,  leur  cousin. 

Ce  n'est  pas  leur  cousin,  j'ai  fait  causer  l'aimable  mulâtresse.  M.  Pala- 
mède est  tout  simplement  un  employé  de  la  grande  agence  américaine  de 
mariages  européens... 

—  Qu'est-ce  que  cette  agence? 

—  Une  agence  qui  se  charge  de  piloter  les  demoiselles  américaines  qu'on 
veut  bien  lui  confier  et  de  leur  trouver  des  maris  sur  le  vieux  continent. 
M.  Palamède  arrive  tous  les  ans  avec  deux  ou  trois  demoiselles,  qui  parvien- 
nent toujours  à  se  caser  par  ses  soins.  C'est  un  commis-voyageur  en  Améri- 
caines ;  l'année  dernière,  il  en  a  placé  quatre,  une  à  Luchon,  une  à  Paris 
une  à  Vienne  et  l'autre  en  bateau  à  vapeur;  il  est  très  fort.  J'oubliais  de  vous 
dire  qu'il  est  pasteur  et,  qu'en  cette  qualité,  il  peut  enlever  un  mariage  pressé. 

—  Pasteur  ! 

Oui,  mon  ami,  et  je  dois  même  ajouter  qu'après  votre  départ,  MIle  Lu- 
crezia, celle  que  vous  aviez  prise  pour  Tulipia,  a  fait  de  vifs  reproches  à  Pala- 
mède pour  ne  pas  vous  avoir  unis  tout  de  suite  i  Voilà  qui  est  flatteur  pour 
vous!... 

Elle  est  charma'nte.  Mais  ma  mission...  ma  noble  mission!...  j'ai  terri- 
blement de  choses  à  faire. 

—  Oui,  et  je  vous  conseille  de  partir  au  plus  vite.  Palamède  a  l'intention 
d'agir  vigoureusement  pour  vous  amener  à  tenir  vos  engagements. 

—  Partons  tout  de  suite.  Nous  passerons  derrière  l'hôtel  pour  n'être  pas 
vus,  et  la  voiture  nous  rattrapera  sur  la  route.  Quant  à  nos  bagages,  on  nous 
les  enverra  plus  tard. 

En  se  glissant  derrière  les  jardins,  les  fugitifs  purent  apercevoir  le  sieur 
Palamède  à  une  fenêtre,  les  yeux  fixés  sur  l'hôtel  de  la  Rouge  et  la  Noire. 

—  Déjà  levé!  murmura  Gabassol.  Ce  pasteur  est  terrible!...  il  nous  attend 
pour  les  demandes  officielles!... 

La  voiture  les  rattrapa  une  demi-heure  après  sur  la  Corniche.  La  splen- 
deur du  paysage,  baigné  dansjles  fraîcheurs  du  matin,  leur  fit  oublier  bientôt 
les  périls  auxquels  ils  venaient  d'échapper.  Ils  arrivèrent  à  Nice  plus  tran- 
quilles. 

Le  premier  soin  de  Cabassol,  après  un  déjeuner  réconfortant,  fut  de  s'in- 
former du  prince  de  Bosnie. 


La    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


353 


Personne  ne  l'avait  va  en  ville,  il  parcourut  successivement  toutes  les 
promenades,  s'informa  dans  tous  les  hôtels  sans  découvrir  aucun  indice.  Le* 
bagages  du  prince  étaient  au  chemin  de  fer,  à  la  consigne, 


A  Nnples.  —  Cuisines  en  plein  vent.  —  Consommation  de  couleur  locale  et  de  macaroni. 

Liv.  45. 


354  LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


—  Il  garde  le  plus  strict  incognito,  sans  doute  !  dit  amèrement  Cabassol, 
mais  je  le  trouverai  et  il  faudra  bien  que  je  lui  enlève  Tulipia,  ou  au  moins 
l'album  de  la  succession.  —  Retournons  vers  Monaco  et  demandons  des 
renseignements  en  route,  il  s'est  peut-être  arrêté  à  Villefranche  ou  ailleurs. 

Aucun  hôtel,  à  Villefranche,  n'avait  eu  l'honneur  d'abriter  Son  Altesse,  il 
fallut  pousser  plus  loin.  Cabassol  désespérait  et  il  en  était  arrivé  à  penser 
que  ceux  qu'il  cherchait  avaient  dépassé  Nice  et  se  dirigeaient  vers  Cannes, 
lorsque,  dans  un  petit  village,  à  quelques  kilomètres  de  Villefranche,  il  aper- 
çut un  rassemblement  devant  la  petite  maison  d'un  modeste  épicier. 

Deux  ouvriers  peintres,  grimpés  sur  une  échelle,  étaient  en  train  d'orner 
la  façade  de  l'épicier  d'une  inscription  en  gros  caractères;  au-dessous  de 
ÉPICERIE,  denrées  coloniales,  vins  et  huiles,  les  artistes  avaient  tracé   les 

mots  :  FOURNISSEUR  DE  S.  A.  LE  PRINCE  DE  BOSNIE. 

—  Arrêtez!  cria  Cabassol  à  son  cocher,  en  sautant  vivement  sur  la  roule. 
L'épicier  était  sur  le  pas  de  sa  porte,  examinant  l'œuvre  des  peintres. 

—  Monsieur,  lui  dit  Cabassol,  je  vois  que  le  prince  de  Bosnie  est  un  de  vos 
clients,  pourriez-vous  me  dire  si  Son  Altesse  a  passé  par  ici  hier  soir? 

—  Vous  ne  pouvez  mieux  vous  adresser,  Son  Altesse  sort  d'ici... 

—  Comment? 

—  Oui,  elle  est  partie  il  y  a  environ  deux  heures.  Le  prince  a  daigne 
accepter  l'hospitalité  chez  moi  cette  nuit,  et  ce  matin,  il  est  parti  avec  la 
princesse  et  monsieur  de  Blikendorf,  son  précepteur. 

—  Alors  le  prince... 

—  Oui,  monsieur,  hier  soir  il  passait  en  voiture  au  grand  galop  de  quatre 
chevaux,  lorsqu'au  tournant  de  la  route,  une  roue  de  devant  s'est  détachée,  les 
chevaux  ont  roulé  par  terre,  le  timon  de  la  voiture  s'est  brisé,  sans  parler 
d'autres  avaries.  Le  charron  qu'on  était  allé  chercher  demanda  quatre  heu- 
res pour  remettre  la  voiture  en  état  de  rouler;  c'était  devant  ma  porte, 
j'offris  mes  services  au  prince...  La  princesse  avait  faim,  le  prince 
demanda  tout  à  coup  à  me  louer  ma  maison.  Je  m'inclinai,  Leurs  Altesses 
entrèrent  et  ma  femme  se  mit  en  devoir  de  leur  confectionner  un  bon  petit 
dîner. 

Le  prince  commençait  à  rire  de  l'aventure,  il  dit  à  ma  femme  de  mettre 
beaucoup  d'oignon  et  d'huile  dans  la  soupe,  en  appelant  cette  soupe  un 
potage  couleur  locale.  J'envoyai  un  exprès  à  Villefranche  chercher  quelques 
bouteilles  de  vin  de  Champagne... 

—  Et? 

—  Et  la  princesse  m'a  dit  en  excellent  français  que  j'avais  une  bonne  tête,  — 
je  leur  avais  cédé  ma  chambre,  malheureusement  encombrée  par  un  arrivage 
de  marchandises.  Son  Altesse  se  cognait  la  tête  aux  chandelles  et  aux  jambons 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


335 


pendus  au  plafond,  les  jambes  dans  les  boites  à  sardines,  mais  elle  daigna 
rire  de  cet  encombrement...  M.  de  Blikendorf,  qui  avait  un  violent  mal  de 
été,  occasionné  sans  doute  par  l'accident,  s'étant  endormi  à  table,  nous 
l'avons  porté  chez  un  voisin  qui  nous  prêta  obligeamment  un  lit...  Ce  matin, 
la  voiture  étant  raccommodée,  Leurs  Altesses  sont  reparties.  Quand  M. de  Bli- 
kendorf a  voulu  me  payer,  j'ai  énergiquement  refusé.  Alors  il  m'a  dit  : 
Qu  est-ce  que  vous  voulez?  Une  décoration,  peut-être?  Non,  quoi  donc  alors?  — 
Je  désire,  ai-je  répondu,  l'autorisation  de  faire  peindre  sur  ma  boutique  les 


Manière  de  lester  un  corricolo. 


armes  de  Bosnie  avec  cette  inscription  :  fournisseur  de  S.  A.  le  prince,  etc. 
M.  de  Blikendorf  me  dit  qu'il  allait  en  référer  au  prince.  Le  prince  arriva 
lui-même  bientôt  et  me  dit  en  fouillant  dans  les  tiroirs  et  en  découvrant  les 
tonneaux  :  —  Qu'est-ce  que  vous  vendez  ?  Des  chandelles,  du  chocolat,  du  macar 
roni,  des  pruneaux...  Bon,  donnez-moi  deux  livres  de  pruneaux  !  Se  servis  avec 
respect  à  Son  Altesse  deux  livres  de  pruneaux  bon  poids.  Le  prince  me  donna 
douze  sous,  prit  les  pruneaux  et  me  frappa  sur  l'épaule  en  me  disant  :  Je 
vous  sacre  fournisseur,  Blikendorf  vous  enverra  le  brevet,  allez  l 

—  Et  savez-vous  où  sont  ailés  le  prince  et  la  princesse?  reprit  Cabassol. 

—  En  Italie.  J'ai  entendu  la  princesse  dire  à  Son  Altesse  :  mon  petit  Mich... 


356 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Mich?... 

—  C'est  un  petit  nom  d'amitié,  le  prince  s'appelle  Michel...  mon  petit 
Mieh...  si  nous  allions  faire  un  tour  en  Italie?  Alors  ils  sont  convenus  de 
prendre  à  Nice  le  bateau  pour  Gênes. 

Cabassol  remercia  l'heureux  épicier  et  fit  tourner  bride  à  la  voiture. 

—  Qu'allons-nous  faire?  demanda  Miradoux. 

—  C'est  bien  simple,  nous  allons  à  Gênes  aussi,  nous  descendrons  dans 
le  même  hôtel  que  le  prince,  j'attendrai  une  occasion  et  je  tâcherai  d'atten- 
drir Tulipia. 

En  rentrant  dans  Nice,  les  renseignements  abondèrent.  Le  prince  était 
descendu  à  l'hôtel  des  Cinq  Parties  du  Monde,  dans  le  plus  strict  incognito. 


Le  bon  padro  donnait  uno  incommensurable  quantité  de  bénédictions. 


Des  places  étaient  retenues  pour  Gênes  et  les  bagages  du  prince  étaient  déjà  à 
bord  du  bateau  des  messageries. 

Le  premier  soin  de  Cabassol  fut  de  retenir  aussi  des  places  pour  lui  et  ses 
amis,  le  bateau  levait  l'ancre  à  onze  heures  du  soir  et  l'on  devait  arriver  à 
Gênes  le  lendemain  à  huit  heures  du  matin. 

Deux  heures  avant  le  départ,  Cabassol  et  ses  amis  arrivaient  à  bord.  Ils 
assistèrent  à  l'embarquement  du  prince  et  de  Tulipia,  mais  se  gardèrent  bien 
de  se  montrer  pour  ne  pas  donner  l'éveil. 

La  nuit  fut  loin  d'être  tranquille,  la  mer  était  un  peu  houleuse,  dès  que 
le  bateau  eut  levé  l'ancre,  Cabassol  et  ses  amis  commencèrent  à  sentir  les 
premières  atteintes  du  mal  de  mer.  Miradoux  fut  le  plus  malade;  il  regretta 
beaucoup  létude  de  de  la  rue  du  Bac  et  maudit  les  imprudences  de 
Me  Taparel. 

Ce  qui  consola  un  peu  Cabassol,  ce  fut  que  le  prince  et  Tulipia  furent 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


357 


malades  aussi  ;  ils  essayèrent  bien  de  combattre  le  mal  par  les  moyens  vio- 
lents, par  une  ingurgitation  forcée  de  Champagne;  mais  ce  remède  ne  leur 
réussit  que  médiocrement.  Gabassol  les  aperçut  plusieurs  fois  par  la  porte 
ouverte  de  leur  cabine,  en  proie  au  plus  profond  marasme. 

Le  matin,  lorsque  par  un  splendide  soleil,  les  magnificences  de  la  cité  de 
marbre,  étagée  avec  ses  palais,  ses  jardins  et  ses  forts  sur  les  hautes  collines, 


Le  cabinet  de  toilette  d'une  Napolitaine. 


se  déroulèrent  à  l'avant  du  navire,  le  mal  cessa  comme  par  enchantement. 
Les  passagers  réparèrent  le  désordre  de  leur  toilette  et  se  préparèrent  à 
débarquer;  les  uns  restaient  à  Gênes,  les  autres,  après  une  promenade  en 
ville,  devaient  rentrer  à  bord  et  continuer  leur  voyage;  la  plupart  allaient  à 
Naples  où  le  Vésuve  en  éruption  attirait  des  milliers  de  curieux. 

Tulipia  et  le  prince  se  rendaient  à  Naples,  eux  aussi,  Cabassol  leur  enten- 
dit donner  des  ordres  pour  que  leurs  bagages  restassent  à  bord  pour  aller  les 
attendre  à  Naples.  Ils  préféraient  pour  eux  le  chemin  de  fer.  —  Le  navire 


358  LA    GRANDE   MASCARADE   PARISIENNE 


passa  devant  la  Lanterne,  le  superbe  phare  bâti  sur  le  roc,  et  s'en  fut  s'em- 
bosser  au  mole. 

Le  débarquement  commença;  le  prince  et  Tulipia,  suivis  du  fidèle  Bli- 
kendorf,  débarquèrent  les  premiers.  Gabassol  se  préparait  à  les  suivre,  lorsque 
tout  à  coup  il  recula  frappé  d  etonnement.  Au  premier  rang,  parmi  les 
curieux,  se  distinguaient  la  haute  taille  et  l'ulster  à  carreaux  de  Palamède, 
le  limier  américain  lancé  à  la  chasse  aux  maris.  Derrière  lui,  trois  sveltes 
jeunes  personnes  en  ulsters,  le  sac  en  bandoulière  et  le  parapluie  à  la  main, 
regardaient  avec  attention  les  figures  des  passagers.  Cabassol  reconnut 
Lavinia,  Cleopatra  et  enfin  Lucrezia  Bloomsbig,  celle  dont  il  avait  embrassé 
si  malencontreusement  les  boucles  blondes. 

—  Descendons  dans  le  salon,  ou  nous  sommes  pinces!  dit-il  à  Miradoux. 
Les  quatre  fugitifs  rentrèrent  sans  être  aperçus  dans  le  salon  des  pre- 
mières. 

—  Les  Américains  sont  à  Gênes  ;  ils  auront  pris  le  chemin  de  fer  pour  nous 
attendre.  Ne  bougeons  pas  d'ici  et  allons  jusqu'à  Livourne.  Tulipia  et  le 
prince  vont  à  Naples,  nous  les  retrouverons. 

—  Et  le  mal  de  mer!  grommela  Miradoux. 

—  Que  voulez-vous!  Il  le  faut,  —  Par  ce  courageux  sacrifice,  nous  dépis- 
tons Palamède.  Nous  serons  tranquilles  après.  Couchons-nous  dans  nos  cadres 
et  dormons! 

—  0  Thétis  !  sois  clémente  pour  un  navigateur  malgré  lui!  murmura 
Miradoux. 

Tristes  mais  résignés,  Cabassol  et  ses  amis  restèrent  à  bord.  Ils  payèrent 
un  supplément  pour  Livourne,  et  reprirent  un  supplément  du  mal  de  mer 
aussitôt  que  le  bateau  se  mit  en  mouvement.  Ils  croyaient  en  avoir  jusqu'à 
Livourne  seulement;  vain  espoir,  à  Livourne,  Cabassol  reconnut  de  loin 
l'ulster  de  Palamède  se  promenant  de  long  en  large  sur  le  quai.  Il  fallut 
encore  rester  à  bord  et  reprendre  le  mal  de  mer  jusqu'à  Civita  Vecchia.  A 
Civita  nouvel  arrêt.  Palamède  est  encore  là,  il  attend  sur  le  môle  les  petites 
barques  qui  portent  les  voyageurs  à  terre. 

—  Nous  en  avons  jusqu'à  Naples  !  Encore  vingt  heures  de  marasme,  rési- 
gnons nous! 

—  Et  s'ils  sont  encore  là?  Nous  n'allons  pas  faire  le  tour  du  monde  pour 
les  éviter,  je  suppose! 

—  Je  me  plais  à  l'espérer!  et  puis  le  devoir  nous  appelle  à  Naples,  s'ils 
sont  encore  là,  nous  nous  déguisons  en  Lazzarones  et  advienne  que  pourra. 

0  bonheur!  dans  le  tumulte  et  le  mouvement  de  l'arrivée  à  Naples,  au 
milieu  des  cris  et  des  querelles  des  bateliers  qui  se  disputaient,  comme  s'ils 
avaient  l'intention  d'en  faire  leur  nourriture,  les  bagages  et  les  voyageurs, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


359 


Cabassol  et  ses  amis  parvinrent  à  descendre  dans  une  barque  et  à  se  glisser 
inaperçus  parmi  les  navires  à  l'ancre. 

Moyennant  vingt  francs,  les  bateliers  au  lieu  de  les  débarquer  au  quai 
consentirent  à  les  conduire  vers  Chiaja,  derrière  le  château  de  l'Œuf  où  ils 


Leçon  de  tarentelle. 


purent  enfin  mettre  le  pied  sur  un  plancher  solide,  sans  apercevoir  l'ulster  de 
Palamède  ni  les  blondes  chevelures  de  Lucrezia,  Lavinia  et  Gléopatra. 

Un  hôtel  quelconque  les  reçut.  Tout  entiers  au  bonheur  de  se  remettre  des 
épreuves  douloureuses  du  mal  de  mer,  ils  remirent  aux  jours  suivants  le  soin 
de  chercher  à  quel  hôtel  le  prince  et  Tulipia  étaient  descendus,  pour  aller  s'y 
loger. 


300  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


III 

Consommation  prodigieuse  de  couleur  locale.  —  Trop  do  macaroni.  —  Manière  de 
lester  un  corricolo.  —  Souscription  forcée  au  profit  des  indigents  calabrais.  — 
Dons  en  argent  et  en  nature. 

0  Naples  !  revoir  Naples  et  y  vivre  de  mes  rentes,  avec  du  macaroni  et 
des  raisins  à  discrétion,  avec  un  parasol  blanc,  une  villa  au  Pausilippe  ou  bien 
un  balcon,  un  simple  balcon  donnant  sur  la  mer,  pour  y  passer  les  journées 
et  les  soirées  dans  la  contemplation  du  ciel  bleu,  de  l'immense  golflc  bleu,  de 
Capri  le  gros  diamant  bleu,  dlschia  teintée  plus  légèrement,  du  Vésuve,  et 
de  la  longue  côte  qui  va  de  Portici  à  Castellamare  et  aux  falaises  embaumées 
de  Sorrente! 

Quel  tapage  et  quel  mouvement  partout,  sur  la  longue  ligne  des  quais  et 
dans  les  rues  grouillantes  qui  descendent  à  Chiaia,  à  Santa  Lucia  et  dans 
la  rue  de  Tolède,  des  hauteurs  du  fort  Saint-Elme. 

Le  peintre  Lenoir,  dans  une  lettre  intime,  compare  avec  autant  de  vérité 
que  de  naturalisme,  les  quartiers  maritimes  de  Naples  à  une  boîte  d'asticots 
en  révolution.  Lamartine  n'aurait  pas  osé  le  dire,  mais  comme  c'est  exact! 

Quelles  cohues  criardes  de  pécheurs,  de  contadins  et  de  contadines,  de 
moines,  de  marchands,  d'ânes,  de  filles  échevelées,  de  gamins  tout  nus,  d'ex- 
lazzaroni  devenus  citoyens  et  électeurs  napolitains  sans  être  pour  cela 
beaucoup  plus  vêtus  qu'autrefois. 

Tout  ce  monde,  grisé  à  ce  qu'il  semble  par  le  soleil  et  par  l'air  particuliè- 
rement capiteux  de  la  blanche  Parthenope,  cette  ville  folle,  —  tout  ce  monde 
va,  vient,  se  bouscule,  s'époumone,  roule  dans  les  jambes  des  étrangers,  quel- 
quefois jusque  dans  ses  poches;  les  marchands  d'eau,  de  fruits  ou  de  poissons 
crient  leur  marchandise  à  tue-tête  ;  les  gamins  tout  nus  s'accrochent  aux  tou- 
ristes pour  en  tirer  de  quoi  vivre;  les  ânes  chargés  de  larges  paniers  de 
légumes  trottent;  marchands  et  promeneurs  s'interpellent  et  gesticulent,  les 
uns  criant  pour  vendre,  les  autres  pour  crier;  les  voitures  passent  au  grand 
galop  avec  un  grand  bruit  de  ferraille  et  le  carillon  de  leurs  sonnettes. 

Le  prince  et  Tulipia  vivaient  dans  ce  tourbillon  depuis  huit  jours.  Dans 
lhôlel  qui  a  l'honneur  de  les  abriter,  Cabassol  et  ses  amis  sont  venus  s'installer 
pour  guetter  un  moment  d'absence  du  prince  qui  permettrait  à  Cabassol  de 
se  présenter  devant  Tulipia. 

Mais  le  prince  ne  se  pressait  guère  de  fournir  cette  occasion,  il  ne  quittait 
pas  Tulipia  une  minute.  Du  matin  au  soir  ils  étaient  dans  la  rue  ou  en  excur- 
sion. — 11  faut  bien  le  dire,  Tulipia  était  une  victime!  Le  prince  avait  dans  le 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


Lty.  4fi 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


303 


cœur  le  fanatisme  de  la  couleur  locale  poussé  au  paroxysme  ;  il  lui  en  fallait 
toute  la  journée,  à  toute  heure  et  de  la  plus  intense,  même  aux  heures 
sacrées  des  repas  et  pendant  la  nuit.  Au  besoin  il  serait  descendu  au  fond  du 
Vésuve  pour  en  chercher.  Heureusement  qu'à  Naples  on  en  trouve  avec  la 
plus  grande  facilité  et  souvent  plus  que  les  simples  mortels  qui  ne  sont  ni 
artistes  ni  princes,  peuvent  en  demander. 


En  route  pour  le  Vésuve. 


Tout  d'abord  au  lieu  de  se  promener  dans  une  voiture,  sinon  excellente, 
du  moins  passable,  le  prince  avait  réclamé  le  corricolo  classique  ;  il  avait 
fallu  coûte  que  coûte  en  découvrir  un,  oublié  depuis  1830  dans  une  écurie  du 
faubourg.  Le  prince  avait  été  ravi  ;  c'était  bien  le  corricolo  des  vieilles  litho- 
graphies, une  antique  guimbarde  haute  sur  roues  et  très  mal  commode  que 
Ton  attela  de  trois  chevaux  tintinnabulants,  celuidumilieu  portant  et  agitant 
très  fièrement  une  réduction  de  clocher  d'église,  avec  double  girouette  et 
garniture  de  sonnettes  de  tous  les  calibres. 

A  la  première  promenade,  Tulipia  faillit  s'évanouir;  ce  n'était  pas  une 


36 1 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


voiture,  c'était  une  balançoire  ou  plutôt  une  immense  et  violente  raquette 
dont  elle  était  le  volant  ;  on  sautait,  on  dansait  là-dedans  comme  goujons 
dans  la  poêle  à  frire  et,  comme  on  le  pense  bien,  vu  l'anti-confortabilité  du 
véhicule,  ce  n'était  pas  sans  dommages  plus  ou  moins  graves. 

Tulipia  se  plaignit  amèrement. 

—  Couleur  locale!  répondit  le  prince  avec  énergie,  couleur  locale!!! 

Mais  soudain  il  se  rappela  que  dans  les  dessins  et  dans  les  descriptions,  le 
corricolo,  voiture  faite  pour  deux  personnes  en  contenait  toujours  sept  ou 


La  montée  du  Vésuve. 


huit,  parmi  lesquelles  au  moins  un  moine.  Ce  ne  devait  pas  être  sans  raison. 
Les  peintres  ne  sont  pas  bêtes.  Peut  être  qu'ainsi  chargé,  le  corricolo  secouait 
moins  ses  voyageurs. 

Il  prit  donc  à  chaque  sortie  un  moine  pour  lest  dans  son  corricolo.  Il 
choisissait  le  plus  gros  padre  qu'il  pouvait  rencontrer,  bavardant  avec  les 
commères  ou  remontant  à  son  couvent  avec  des  provisions  provenant  de  la 
piété  des  fidèles,  il  l'installait  avec  son  panier  à  côté  de  Tulipia  et  le  conser- 
vait pendant  toute  la  promenade;  au  retour  il  le  mettait  à  la  porte  du  cou- 
vent avec  deux  pièces  de  cinq  francs  dans  les  mains. 

Le  bon  padre  en  échange  donnait  une  incommensurable  quantité  de 
bénédictions  pour  le  généreux  signor  et  pour  la  bellissima  signora. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


303 


Tulipia  se  plaignait  toujours  avec  la  même  amertume,  car  la  voiture  ne 
sautait  guère  moins  avec  un  seul  moine,  si  gros  qu'il  fût. 
Le  prince  le  comprit  et  résolut  d'augmenter  son  lest. 

—  Eh  !  révérendissimo  padre  !  dit  le  prince  au  premier  moine  qu'il  installa, 
faites  donc  monter  tous  les  capucins  que  nous  rencontrerons,  nous  nous 
serrerons  un  petit  peu. 

—  Nous  ne  serons  plus  aussi  bien,  répondit  le  moine. 

—  Fi,  bon  padre,  l'égoïsme  est  un  vilain  péché!  il  y  a  place  encore  pour 
deux  ou  trois  personnes. 


Les  employés  de  la  souscription  au  pro 


de  la  Calabre. 


Avec  deux  moines,  Tulipia  put  constater  une  certaine  amélioration,  les 
coups  de  raquette  étaient  moins  durs.  Quand  on  en  eut  trois,  le  corricolo 
parut  tout  à  fait  amélioré.  —  Un  lazzarone  s'assit  sur  le  marchepied  d'un 
côté,  un  pêcheur  en  caleçon  se  mit  sur  l'autre,  une  grappe  de  gamins  qui  ne 
possédaient  en  fait  de  vêtements  qu'une  chemise  et  trois  casquettes  pour  six, 
s'accrocha  par  derrière  au  véhicule  qui  fut  définitivement  dompté. 

—  La  couleur  locale!  il  n'y  a  que  cela  de  vrai!  s'écria  le  prince.  On  ne 
voyage  pas  en  corricolo  comme  en  Victoria. 

—  Et  les  puces!  gémit  Tulipia. 

—  Nous  viendrions  à  Naples  et  nous  n'aurions  pas  de  puces?  fit  le  prince, 
vous  ne  le  voudriez  pas,  ô  ma  reine!  ce  serait  une  grave  atteinte  à  la  cou- 
leur locale. 

De  temps  en  temps  le  prinee  et  Tulipia  se  livraient  à  des  excursions  à  pied 


366  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


à  travers  les  petites  rues  napolitaines  où  grouille  la  plus  étonnante  des  popu- 
lations, vivant,  dormant,  cuisinant  ou  même  travaillant  pêle-mêle  sur  le  pas 
des  porte-,  sur  Lea  balcons  ou  sur  les  terrasses. 

Dans  ces  promenades,  le  prince  et  Tulipia  avaient  toujours  pour  escorte 
d'honneur  une  légion  de  gamins  de  tous  les  âges,  depuis  deux  ans  jusqu'à 
douze,  les  uns,  les  mieux  mis.  absolument  nus,  les  autres  vêtus  d'une  affreuse 
casquette  ou  d'une  chemise  plus  ou  moins  en  lambeaux,  tous  courant  derrière 
les  promeneurs,  se  bousculant,  cabriolant  ou  faisant  la  roue,  et  criant  à  qui 
mieux  mieux,  sur  tous  les  tons  pour  obtenir  des  largesses. 

Le  prince  jouissait  parmi  eux  d'une  popularité  sans  égale;  il  emportait  à 
chaque  promenade  une  provision  de  sous  pour  les  jeter  par  volées  à  son  es- 
corte, qu'il  entraînait  hurlant  d'enthousiasme  jusque  dans  la  belle  rue  de  To- 
lède ou  sur  la  promenade  aristocratique  de  Villa  Réale  parmi  les  carrosses  où 
les  marchesaset  les  contessinas  au  nez  patricien,  au  teint  ambré,  à  l'épaisse 
chevelure  brune,  jouaient  indolemment  de  l'éventail  et  voilaient  sous  leurs 
immenses  cils  des  yeux  profonds  et  noirs. 

Au  retour,  quand  le  prince  rentrait  à  l'hôtel,  il  avait  pour  coutume  de  dis- 
tribuer  à  ses  faméliques  gardes  du  corps  toutes  ses  cigarettes  et  tous  ses  ciga- 
res. Au  bout  de  huit  jours-,  le  prince  aurait  eu  sous  ses  fenêtres  et  à  ses  trousses 
toute  la  jeunesse  peu  ou  point  vêtue  des  rues  de  Naples,  si  les  premiers 
gardes  du  corps,  considérant  le  généreux  voyageur  commeleurpropriété,  ne 
l'avaient  défendu  à  coups  de  pied  et  à  coups  de  poing  contre  les  survenants 
des  autres  quartiers. 

Le  corricolo  et  l'escorte  bruyante  ne  formaient  pas  encore  au  gré  du  prince 
une  dose  de  couleur  locale  suffisante.  En  débarquant  à  Naples,  il  avait  inscrit 
sur  son  carnet  les  mots  :  Naples,  productions  ou  attraits  :  Lazzaroni,  corri- 
colo, macaroni,  tarentelle,  grotte  du  chien,  Vésuve  et  Pompéi.  —  Cela  cons- 
tituait  un  programme  qu'il  entendait  suivre  jusqu'au  bout. 

Tulipia  aimait  le  macaroni  et  c'était  heureux,  car  le  prince  avait  entendu 
se  nourrir  presque  exclusivement  de  macaroni  pendant  toute  la  durée  de  son 
séjour.  Du  macaroni,  des  pastèques  et  du  raisin,  tel  était  le  menu  invariable. 
Cependant  le  prince,  au  bout  de  huit  jours,  fut  pris  d'un  scrupule;  il  lui 
semble  que  le  macaroni  des  premiers  restaurants,  n'était  pas  suffisamment 
assaisonné  de  couleur  locale.  Le  vrai  macaroni  c'était  celui  de  la  rue,  celui 
qui  se  cuisinait  en  plein  vent  sur  les  quais  ou  dans  la  strada  di  Porto,  pour 
la  nombreuse  partie  de  la  population  qui  ne  possédait  pas  de  cuisine  ou  même 
quelquefois  de  domicile. 

Où  la  couleur  locale  culinaire  pouvait-elle  se  trouver,  sinon  là?  Aussi,  le 
soir  même  du  jour  où  cette  idée  triomphante  lui  vint,  le  prince,  au  lieu  de 
diner  à  l'hôtel,  emmena  Tulipia  au  milieu  de  la  cohue  populaire,  parmi  les 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  3G7 


innombrables  lazzaroni  des  deux  sexes  en  train  de  manger,  de  chanter  ou  de 
danser  autour  des  fourneaux  établis  en  plein  air  au  beau  milieu  de  lu  Strada. 

Le  prince,  avec  Tulipiaà  son  bras,  passa  devant  chaque  cuisine  humant  les 
fortes  senteurs  de  friture  et  de  rissolage  qui  s'en  échappaient,  cherchant  l'ins- 
tallation la  plus  pittoresque;  quand  il  crut  l'avoir  trouvée,  il  prit  gravement 
ileux  assiettes  et  fit  servir  deux  portions  de  macaroni  au  safran.  Le  cuisi- 
nier, un  instant  interloqué  parla  demande  imprévue  du  seigneur  étranger,  prit 
la  peine  d'essuyer  les  assiettes  avec  sa  manche  avant  de  servir,  ce  qu'il  ne  fai- 
sait pas  pour  tout  le  monde,  puis  profita  du  fait  pour  vanter  à  tue-tête  l'excel- 
lence de  son  macaroni  et  la  supériorité  de  sa  cuisine  sur  celle  de  ses  voisins. 

—  Voyez,  voyez,  le  seigneur  étranger,  hurla-t-il,  en  servant  à  la  douzaine 


—  Vous  ne  devez  pas  tenir  beaucoup  au  pantalon  ! 

d'autres  assiettes  de  macaroni,  par  saint  Janvier,  c'est  à  moi  seul  qu'il  s'est 
adressé,  la  fraîcheur  de  mon  macaroni  l'a  tenté,  il  n'a  pu  résistera  l'envie  d'y 
goûter!  Voyez  comme  il  mange,  voyez  !...  Mes  confrères  sont  des  empoison- 
neurs, moi  je  suis  un  artiste  I... 

Tulipia,  surprise,  avait  été  obligée  de  faire  comme  le  prince;  l'assiette 
à  la  main,  au  milieu  d'un  cercle  de  dîneurs,  elle  se  hâtait  d'expédier  sa  part 
de  macaroni  au  safran,  en  se  servant,  à  la  mode  napolitaine,  de  ses  jolis 
doigts  en  guise  de  fourchette. 

—  Une  autre  assiette,  signor?  demanda  le  cuisinier. 

—  Non,  merci,  demain,  répondit  le  prince. 

Et  sans  prendre  souci  des  reproches  de  Tulipia,  il  l'emmena  achever  de 
dîner  à  l'hôtel  où  le  bon  Blikendorf  les  attendait  devant  une  bouteille  de 
lacryma-christi.  L'estimable  précepteur  employait  ses  loisirs  à  Naples  à 
préparer  un  rapport  à  la  cour  de  Bosnie  sur  les  faits  et  gestes  du  prince  à 
la  cour  de  Klakfeld,  sur  la  réception  du  grand-duc  père  et  de  la  grande- 


duchesse  mère,  sur  le  charmant  caractère  de  la  grande-duchesse  fille,  sur 
son  candide  émoi  à  la  vue  du  prince,  sur  le  tendre  empressement  des  deux 
lianes  l*un  pour  l'autre,  etc.,  etc.  rapport  qu'il  panachait  de  phrases 
profondément  sentimentales,  qui  lui  tiraient  les  larmes  des  yeux. 

Blikendorf  ne  consacrait  pas  tout  son  temps  à  son  rapport  à  l'auguste 
père  de  son  élève,  il  avait  encore  d'autres  occupations.  Homme  jusqu'alors 
vertueux,  précepteur  sans  tache  et  sans  reproche,  il  était  en  train  de  ternir 
cinquante-cinq  années  de  vie  honorable  et  pure!  L'exemple  et  les  mauvais 
conseils  de  son  élève  l'entraînaient  sur  une  pente  fatale,  et  le  moment  était 
venu  où,  faisant  un  faisceau  de  tout  ce  qu'il  avait  de  sacré,  il  allait  fouler 
aux  pieds  tous  ses  devoirs,  depuis  sa  responsabilité  morale  de  précepteur 
jusqu'à  ses  devoirs  envers  Mrae.  Blikendorf,  son  honorable  épouse,  restée  à 
la  cour  de  Bosnie. 

Le  cœur  de  Blikendorf,  Vésuve  latent  sans  doute,  était  passé  à  l'état  de 
volcan  en  éruption  pour  les  beaux  yeux  d'une  voisine,  une  adorable  napo- 
litaine, brune  comme  la  nuit,  mais  moins  farouche  qu'elle,  qu'il  apercevait 
chaque  jour,  sur  un  balcon  de  la  maison  d'en  face,  en  train  de  se  coiffer, 
de  se  débarbouiller  ou  même  de  mettre  ses  bas  sans  façon. 

Outre  le  macaroni,  nous  avons  dit  que  le  prince  avait  inscrit  sur  son 
programme,  tarentelle  et  grotte  du  chien.  Un  intelligent  garçon  d'hôtel 
avait  pu  fournir  au  prince  deux  jeunes  sorrentines  légèrement  débraillées 
de  toilette  et  d'allures,  mais  capables  de  danser  pendant  un  quart  d'heure 
sans  arrêt,  en  s'accompagnant  de  cris  et  de  tambours  de  basque,  une  danse 
très  peu  gracieuse  et  très  vertigineuse  que  les  connaisseurs  affirmaient  être 
une  tarentelle  des  plus  pures. 

Pour  obéir  à  la  fantaisie  du  prince,  Tulipia  prit  chaque  jour  une  leçon 
de  .tarentelle,  ce  qui  ne  laissait  pas  d'être  assez  fatigant  sans  être  extraordi- 
nairement  récréatif  pour  elle.  Et  les  premières  chaleurs  du  printemps  com- 
mençaient à  se  faire  sentir  ! 

Quand  vint  le  moment  d'aller  faire  une  petite  excursion  à  la  solfatare 
de  Pouzzoles  et  à  la  grotte  asphyxiante  du  chien,  le  prince  voulut  absolu- 
ment emmener  Blikendorf  pour  faire  des  expériences  sur  lui.  Sur  le  refus 
de  Blikendorf,  que  sa  passion  retenait  à  Naples,  il  dut  se  contenter  d'expé- 
rimenter sur  lui-même  et  sur  sa  compagne  la  puissance  des  vapeurs  délétères 
dégagées  par  le  sol  de  la  célèbre  grotte.  Tulipia  y  gagna  une  migraine 
abominable  que  le  prince  soigna  à  sa  façon  en  revenant  à  Naples  à  bride 
abattue  dans  le  corricolo,  dépourvu  de  son  lest  habituel  de  bons  moines, 
manière  énergique  de  faire  descendre  le  sang. 

Le  "lendemain,  le  prince  décida  que  l'on  irait  au  Vésuve.  L'éruption  était 
dans  son  plein  ;  un  fleuve  de  laves  descendait  sur  la  ville  de  Torre  del  Greco, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


369 


habituée  à  ces  sortes  d'inondations,  et  brûlait  tout  un  morceau  des  faubourgs. 

Sur  ks  côtés  opposés  à  l'éruption,  on  pouvait  encore  escalader  la  montagne 

et  arriver  très  près  du  cratère. 

Cabassol,  habitant  avec  Miradoux  et  les  deux  clercs  le  même  hôtel  que 
le  prince  et  la  volage  Tulipia,  suivait  discrètement 
tous  les  faits  et  gestes  de  son  rival,  épiant,  sans  réus- 
sir à  la  trouver,  une  occasion  de  tête-à-tête  avec  Tu- 
lipia. Quand  il  apprit  que  le  prince  avait  manifesté 
l'intention  de  monter  au  Vésuve,  il  espéra  que  les  ha- 
sards d'une  excursion  accidentée  lui  fourniraient  cette 
occasion  tant  cherchée.  Il  connut  à  l'avance  tout  le 
programme  de  l'excursion;  il  sut  que  le  prince  avait 
retenu  deux  guides  qui  étaient  venus  se  proposer  à 
l'hôtel,  et  que  l'ascension  devait  être  faite  par  Résina, 
l'antique  Herculanum,  en  côtoyant  à  peu  de  distance 
le  torrent  de  laves  lancé  sur  Torre  del  Greco. 


'^A 


Livraison  des  dons  en  nature  à  la  souscription  au  profit  des  malheureux  Calabrais. 

Liv.  47. 


370  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


San?  tarder,  Cabassol  prit  ses  dispositions.  11  partit  par  le  chemin  de  fer 
avec  ses  compagnons  une  heure  avant  le  prince,  et  s'arrêta  à  Résina  pour 
l'attendre. 

Il  n'est  rien  d'animé  comme  une  arrivée  dans  une  de  ces  petites  villes 
des  environs  de  Naples,  points  de  départ  de  nombreuses  excursions.  C'est 
une  véritable  bataille  à  livrer  avec  une  armée  d'individus  hospitaliers  qui 
se  disputent  le  voyageur  à  coups  de  pied  et  à  coups  de  poing  ,  pour  le 
brosser,  le  cirer,  le  promener,  le  porter,  le  nourrir,  lui  donner  des  conseils 
et  des  puces,  lui  fournir  des  ânes,  des  chevaux  ou  des  voitures,  ou  même 
ne  lui  rien  fournir  du  tout,  et,  si  faire  se  peut,  le  débarrasser  de  son 
bagage  lourd  et  gênant,  ainsi  que  de  son  portefeuille. 

Cabassol  et  ses  amis  se  tirèrent  à  merveille  de  ce  combat,  en  y  laissant 
un  parapluie  et  un  petit  sac  que  Miradoux  portait  en  bandoulière  et  qui 
était  destiné  à  contenir  des  échantillons  de  lave  et  des  petits  morceaux  de 
Pompéï,  promis  par  lettre  à  des  amis. 

Nos  amis  échurent  à  quatre  Iazzaroni  résiniens  et  à  quatre  ânes  de  mine 
patibulaire,  les  uns  comme  les  autres.  Sous  un  prétexte  quelconque,  Cabassol 
fit  attendre  la  caravane  jusqu'à  l'arrivée  du  prince  et  de  Tulipia. 

Lorsque  ceux-ci  descendirent  de  chemin  de  fer,  ils  n'eurent  pas  à  subir 
l'assaut  des  obligeants  malandrins  de  la  gare,  leurs  guides  retenus  les  atten- 
daient avec  des  montures.  -» 

Ce  fut  alors  que  Cabassol  se  présenta  devant  Tulipia  en  feignant  la  plus 
grande  surprise. 

—  Comment,  chère  madame,  vous  ici!  Quel  heureux  hasard!  Vous 
embellissez  le  ciel  de  Naples! 

—  Monsieur!  fit  Tulipia  en  s'inclinant  un  peu  gênée. 

—  Vous  allez  admirer  les  sublimes  horreurs  de  l'éruption?  Nous  allons 
être  compagnons  de  route  ;  mes  amis  et  moi,  nous  marchons  droit  au  Vésuve 
aussi,  reprit  Cabassol,  qui  ajouta  tout  bas,  de  manière  à  être  entendu  seu- 
lene.nt  de  Tulipia  :  Perfide,  j'ai  voulu  vous  revoir! 

Tulipia  fit  faire  un  brusque  écart  à  son  mulet. 

—  Quel  est  ce  monsieur?  demanda  le  prince. 

—  C'est...  c'est  un  créancier!  répondit  tout  bas  Tulipia. 

—  Un  créancier!  A-t-il  sa  note?...  je  vais  le  solder! 

—  Non,  non,  je  me  charge  de  ce  soin. 

Le  prince,  après  un  salut  très  sec,  mit  son  mulet  au  trot  et  partit  en 
avant.  Tulipia  et  les  guides  le  suivirent,  et  après  eux  la  caravane  Cabassol 
s'ébranla  en  laissant  une  petite  avance  au  prince. 

La  montée  du  Vésuve  jusqu'à  l'ermitage  San  Salvador  demande  à  peu 
près  une  heure  et  demie.  A  l'ermitage  il  faut  déguster  le  lacryma-christi 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


371 


traditionnel;  le  prince  n'y  manqua  pas.  Quand  la  caravane  CaLassol,  qui 
s'était  laissé  distancer,  atteignit  l'ermitage,  elle  trouva  le  prince,  Tulipia  et 
leurs  guides  en  train  de  boire  le  vin  célèbre. 

Le  prince  posait  a  ses  guides  des  questions  suggérées  par  sa  passion  pour  la 
couleur  locale. 

—  Avez- vous  encore  des  brigands  au  Vésuve?  Je  voudrais  en  voir...,  je 
paierai  ce  qu'il  faudra. 

—  Oh  !  Excellenza,  des  brigands  !  la  vostra  Excellenza  veut  rire,  il  n'y  en 
a  plus  depuis  longtemps  ! 


(  n** 


Je  veux  qu'on  me  dépouille! 


—  Quoi,  pas  de  brigands  du  tout? 

—  Non,  Excellenza  ! 

—  Même  pas  de  tout  petits  voleurs  ? 

—  Du  tout,  Excellenza  !  Tous  braves  et  honnêtes  gens  dans  ce  pays  !  de 
pauvres  travailleurs,  pas  voleurs  du  tout  1 

—  Tant  pis  ! 

—  Oh  !  la  vostra  Excellenza  pourrait  se  promener  avec  tout  son  argent 
dans  tous  les  sentiers  du  Vésuve,  la  plus  entière  sécourita  r  la  voslra  Excel- 
lenza a-t-elle  tout  son  argent?  ce  serait  plus  prudent  que  de  le  laisser  à  Naples 
où  il  y  a  des  pickpockets  qui  viennent  d'Angleterre  pour  faire  du  tort  aux 
pauvres  napolitains  !  C'est  ce  que  l'on  dit  toujours  aux  seigneurs  voyageurs... 
mais  ils  ne  veulent  pas  le  croire  ;  et  quand  il  arrive  des  accidents  de  porte- 
feuille, ils  mettent  cela  sur  le  dos  des  pauvres  napolitains  ! 

Le  prince  parut  contrarié  de  ne  pouvoir  au  moins  espérer  la  rencontre  d'un 
simple  voleur  ;  il  se  leva  et  donna  le  signal  du  départ. 

—  A  la  lave  !  dit-il. 


372 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Cabassol  et  ses  amis  firent  les  .liba- 
tions d'usage  et  laissèrent  leurs  ânes  à 
l'ermitage  pour  se  diriger  à  pied  vers  la 
coulée  de  laves.  Le  soleil  avait  disparu 
caché  sous  un  épais  nuage  de  cendres 
^J   A   XJ'    i  V  qui  tourbillonnaient  mêlées  à  des  étin- 

celles et  à  des  scories  lancées  en  l'air  par 
le  volcan.  Vers  le  cratère,  au  centre  delà 
nuée  sombre,  un  énorme  feu  étincelait, 
etlalave,  comme  une  fontaine,  coulait  les 
longs  jets  sur  la  pente. 

A  quelque  distance,  le  petit  groupe 
formé  par  le  prince  et  par  les  guides 
était  arrêté  ;  le  prince  voulait  aller  plus 
avant,  mais  les  guides  refusaient  et, 
proposaient  de  conduire  par  un  détour  à 
un  escarpement  qui  permettrait  de  do- 
miner l'éruption.  L'insistance  des  guides 
eut  raison   de  l'entêtement  du    prince, 

.Michel  et  Tulipia  s'engageaient  sur   les  pas  de  leurs  guides  dans  un  ravin 

pierreux,  lorsque  la  caravane  Cabassol  les  rejoignit. 


Miradoux  en  pêcheur  napolitain. 


m  ;   ' 


Tulipia  rcvùluc  du  costume  piirne. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


373 


—  Mais  nous  descendons  !  dit  Cabassol. 

—  C'est  pour  mieux  remonter,  signons,  allez  toujours.  Tenez  là-bas,  ou 
vous  voyez  une  casa,  nous  nous  arrêterons  ! 

Au  bout  d'un  grand  quart  d'heure  de  marche,  dans  le  ravin  tourmenté  et 
encombré  de  pierres,  on  arriva  à  la  casa.  C'était  une  masure  à  l'apparence 
abandonnée,  sans  toit  et  presque  sans  fenêtres. 

Le  prince  et  Tulipia  s'étaient  arrêtés,  la  caravane  Cabassol  en  fit  autant* 

—  Entrez  donc,  signori  !  dirent  les  guides. 

—  Qu'est-ce  encore?  demanda  le  prince,  du  lacryma-ehristi? 


Le  signor  Rodolfo  Reccanera. 


—  Oh  !  fît  tout  à  coup  Cabassol  qui  venait  de  regarder  par  une  des  ou- 
vertures de  la  casa. 

—  Allons!  entrez  doncl  firent  les  guides  en  poussant  assez  peu  respec- 
tueusement leurs  voyageurs  dans  la  maison. 

Cabassol  obéit  comme  les  autres,  mais  il  eut  le  temps  de  laisser  tomber 
derrière  une  pierre,  un  objet  qu'il  tira  précipitamment  de  sa  poche. 

Les  voyageurs  poussèrent  des  exclamations  diverses.  Dans  l'unique  pièce 
de  la  casa  démantelée,  six  hommes  armés  jusqu'aux  dents  les  attendaient. 

—  Des  brigands  !  s'écria  le  prince,  ah  I  je  savais  bien  qu'il  devait  encore  y 
en  avoir. 

—  Des  brigands  !  gémit  Tulipia  en  se  préparant  à  s'évanouir. 

La  caravane  Cabassol  se  serra  autour  de  son  chef.  Les  têtes  bronzées  des 
brigands,  leurs  barbes  noires  et  les  dents  blanches  qu'ils  découvraient  dans  un 
féroce  rictus,  les  ceintures  rouges  et  leur  garniture  de  gros  pistolets  et  de 
poignards,  uniforme  complété  pour  chacun  par  une  petite  carabine  à  pierre, 


374  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


dont  ils  s'amusaient  à  faire  jouer  la  batterie,  tout  cela  fit  cruellement  tressaillir 
les  fibres  des  voyageurs. 

—  Superbes  1  s'écria  le  prince,  en  voilà  de  la  couleur  locale  !  quelles  têtes 
de  chenapans,  ces  brigands  ! 

Six  crosses  de  carabines  s'abattirent  violemment  sur  le  sol,  les  brigands 
roulèrent  des  yeux  furieux  et  montrèrenCleurs  dents  blanches. 

—  Plus  bas  !  plus  bas  !  Excellenza,  s'écria  l'un  des  guides,  vous  allez  les 
mettre  en  colère. 

Un  homme  auquel  les  voyageurs  n'avaient  pas  fait  attention,  parce  qu'il 
n'avait  pas  de  barbe  noire,  pas  de  ceinture  rouge  garnie  et  pas  de  carabine, 
s'avança  vers  eux. 

C'était  un  petit  homme  tout  rond,  tout  guilleret  et  tout  sautillant,  habillé 
tout  en  coutil  blanc,  comme  un  petit  bourgeois  aisé.  Il  calma  d'un  geste  les 
brigands  à  barbe  noire  et  s'adressa  le  chapeau  de  paille  à  la  main,  aux 
voyageurs. 

—  Ah!  quelle  errore  est  cela!  dit-il  en  français  panaché  d'italien,. quelle 
errore  !  Des  brigands  !  avez-vous  dit,  Excellenza?  Mais  il  n'y  en  a  plus  depuis 
longtemps!  Ils  ont  foui  devant  le  progrès  et  la  civilisazione...  Ma,  scuzate  mi, 
je  vous  tiens  debout,  vous  devez  être  fatigués...  C'est  un  oubli,  une  simple 
négligence  !  Je  sais  trop  l'honneur  que  vous  me  faites  en  venant  me  rendre 
une  petite  visite...  Jacopo!  des  sièges... 

Un  des  six  gaillards  barbus  remit  sa  carabine  à  son  voisin  et  se  précipita 
perrière  la  cabane  par  une  brèche  ;  il  revint  une  minute  après  chargé  de 
chaises  de  paille  en  bon  état,  qu'il  poussa  devant  les  voyageurs. 

—  Jacopo  !  dit  sévèrement  le  gros  homme,  il  y  a  oune  signora  I  Corpodi 
bacchoîoù  avez-vousl'esprit,  mioraro,apportezle  fauteuil  pour  la  signora!... 

Jacopo  murmura  sourdement  des  excuses  dans  sa  barbe  et  se  précipita.  Le 
gros  homme  saisit  le  fauteuil  qu'il  rapporta  et  l'offrit  avec  grâce  à  l'infortunée 
Tulipia. 

—  Plus  de  brigands  !  reprit  le  prince,  et  Jacopo  ?  N'a-t-il  pas  tout  à  fait  la 
mine  d'un  parfait  sacripant?  je  ne  pourrais  imaginer  un  type  de  brigand  plus 
réussi... 

—  Ah  !  Excellenza  !  que  vous  êtes  dour  pour  ce  povero  Jacopo  !  heureu- 
sement il  ne  comprend  pas  le  français  !  ça  lui  ferait  trop  de  la  peine  !  Oun  si 
brave  homme! 

—  Eh  bien,  alors,  si  Jacopo  et  ses  camarades  ne  sont  pas  des  brigands, 
pourquoi  ont-ils  des  carabines,  des  pistolets  et  tant  de  poignards 

—  Excellenza,  je  vais  vous  le  dire  !  Ce  sont  de  pauvres  gens,  ils  viennent  de 
loin,  des  montagnes  de  la  Calabre,  et  pour  se  nourrir  en  route,  quand  ils  ren- 
contrent un  lapin,  ils  tirent  dessus.  Ils  sont  très  adroits 


~ I 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


375 


—  Vraiment  !  Et  de  temps  en  temps,  n'est-ce  pas,  ils  confondent  les  voya- 
geurs avec  les  lapins? 

—  C'est  arrivé  bien  rarement,  bien  rarement!  Et  ce  n'était  pas  leur  faute, 
ils  sont  un  peu  myopes...  Mais  je  vois  que  vous  les  prenez  encore  pour  des 
voleurs,  ça  me  fait  de  la  peine,  je  vais  tout  vous  dire  I  Tel  que  vous  me  voyez 
je  suis  un  bon  bourgeois  de  Naples,  un  petit  rentier,  un  tout  petit  rentier...  Je 
m'occupe  de  bonnes  œuvres,  che  voleté  I  j'aime  l'humanité,  je  suis  un  philan- 
thrope !  Je  me  suis  dit  il  y  a  beaucoup  de  pauvres  gens  dans  la  Galabre,  je 


En  témoignage  de  ses  égards  et  de  ses  bontés,  nous  lui  délivrons  le  présent  certificat. 


vais  ouvrir  une  souscripzione  à  leur  profit...  Il  vient  beaucoup  d'étrangers  à 
Naples,  oun  si  beau  pays,  les  seigneurs  voyageurs  sont  riches,  je  vais  les 
implorer  pour  ma  souscripzione  !... 

—  Une  souscription  !  s'écria Miradoux,  je  mets  trois  francs!...  je  désirerais 
m'en  aller,  je  vous  demande  pardon,  mais  je  suis  pressé  1... 

—  Tout  à  l'heure,  signor,  et  j'espère  que  vous  serez  plus  généreux... 
tenez,  c'est  bien  triste,  il  y  a  deux  jours  que  Jacopo  n'a  pas  mangé  !  Montre  tes 
dents,  Jacopo  ! 

Jacopo  montra  ses  longues  dents  et  frappa  sur  son  ventre  de  façon  à  faire 
mtentir  toute  la  ferraille  de  sa  ceinture. 

—  Je  suis  très  content  !  fit  le  prince,  mais,  mon  Dieu,  ne  faites  pas  tant  de 
façons,  avouez  donc  tout  bonnement  ciue  vous  êtes  des  voleurs!... 

—  La  Vostra  Excellenza  est  cruelle...  elle  se  trompe  sur  les  apparences... 


376 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Jacopo  et  ses  amis  ont  mauvaise  mine,  mais  c'est  parce  qu'ils  sont  mal  nourris  ; 
ils  ne  volent  pas,  ils  implorent  les  voyageurs  et  recueillent  les  souscriptziones. 
Je  vous  l'ai  dit,  j'ai  ouvert  une  souscriptzione  au  profit  des  indigents  de  la 
Calabre...  tenez,  je  vais  vous  faire  voir  les  listes...  Jacopo,  le  registre  1 

Jacopo  sortit  encore  et  revint  avec  un  gros  volume  à  reliure  verte  et  à 


—  Tenez  I  fit  le  gros  homme.  Voyez,  SOUSCRIPTION  AU  PROFIT  DES 
INDIGENTS  CALABRAIS,  jetez  un  coup  d'oeil  sur  les  listes...  tous  les  sei- 
gneurs étrangers  qui  viennent  au  Vésuve  tiennent  à  figurer  sur  nos  registres... 
j'habite  une  petite  villa  sur  le  bord  de  la  mer,  une  modeste  villa  avec  des 
fleurs  et  la  vue  de  la  mer  Tyrrhenienne  aux  flots  bleus...  mais  j'ai  des  em- 
ployés à  Naples  qui  vont  chaque  jour  dans  tous  les  hôtels,  s'informer  des 
seigneurs  voyageurs  ;  quand  il  doit  y  avoir  des  excursions  au  Vésuve  ou  dans 
la  montagne,  je  quitte  ma  maison  de  campagne,  je  viens  présenter  mes  res- 
pects aux  voyageurs  et  solliciter  leur  souscriptzione...,  jamais  personne  ne 
me  refuse,  j'implore  si  bienl...  ahl  la  philanthropie  est  une  belle  passion 
elle  donne  de  l'éloquence. 

Cabassol  et  le  prince  s'approchèrent  seuls  et  feuilletèrent  le  registre. 

—  Voyez...,  1er  mars.  M.  le  baron  de  Saint-Falot  et  Mme  la  baronne, 
725  fr.  35,  plus  un  billet  de  40  lires  douteux...  un  paletot,  un  pardessus,  un 
gilet  et  un  pantalon,  une  robe,  un  manteau  et  différents  effets  de  lingerie, 
une  montre  et  divers  bijoux...  2  mars,  lord  Scarborough,  lady  Scarborough 

f  t.leurs  deux  filles  2,345  fr.  70,  une  longue  vue, 
deux  lorgnettes,  trois  sacs,  six  bouteilles  de 
lacryma-chrisli,  deux  boîtes  de  homard,  deux 
poulets  rôtis,  une  bouteille  de  café  concentré, 
un  complet  pour  homme,  trois  robes,  trois 
plaids,  quelques  divers  objets  de  toilette  et 
trois  chignons  blonds...  On  a  offert  jusqu'aux 
chignons  1  3  mars,  mauvaise  journée.  M. 
Achille  Dublocq  artiste  peintre  18  fr.  25, 
pantalon,  paletot  et  gilet  de  toile,  un  album 
neuf... Vous ai-je  dit  que  nous  recevions  aussi 
les  dons  en  nature? 

—  Non,  mais  je  le  vois,  fit  le  prince. 

—  Dons  en  argent  et  en  nature,  tout  cela 
ira  à  mes  protégés,  les  indigents  de  la  Calabre  ! 
j'espère  que  vous  serez  aussi  généreux  que  les 
autres  voyageurs...  c'est  que  nous  avons  des 

L'uister  de  Païamède.  frais,  voyez-vous  !  à  tous  nos    souscripteurs, 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


.t. --^r^'  j-C      =^--:---^.  —'-  --— 


~Vve 5  ^  1$AX  ftjrf.  i<~ 


Voyageurs  descendant  du  Vésuve  après  avoir  souscrit  en  faveur  des  indigents  de  la  Calabro 

Liv.  48. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


379 


nous  remettons  en  souvenir  un  costume  de  pêcheur  napolitain...  Voyons, 
messieurs,  qui  est-ce  qui  commence,  la  caisse  est  ouverte  !  Tenez,  Jacopo,  à 
monsieur  là-bas  qui  nous  a  déjà  offert  trois  francs... 
Jacopo  mit  la  main  sur  l'épaule  de  Miradoux. 

—  Messieurs,  résistons-nous?  demanda  tout  bas  Cabassol  à  ses  amis. 

—  Par  exemple  !  s'écria  Tulipia. 

—  Ce  n'est  pas  mon  avis  non  plus,  souscrivons,  alors  ! 

—  Moi,  dit  le  prince,  je  veux  qu'on  me  vole  avec  des  violences  légères. 
Je  ne  donnerai  rien,  il  faudra  qu'on  me  dépouille. 


Arrivée  poétique  à  Venise. 


-—.A  lout  à  l'heure,  Excellenza,  répondit  le  gros  homme,  on  fera  comme 
vous  voudrez,  nous  avons  souvent  des  voyageurs  anglais  qui  tiennent  aussi 
aux  actes  de  violence. 

Miradoux,  très  ému,  était  disposé  à  s'exécuter  de  bonne  grâce.  Il  tendit  à 
Jacopo  son  porte-monnaie. 

—  Cent  trente-huit  francs  vingt-cinq,  inscrivit  le  gros  homme,  voyons 
maintenant,  dons  en  nature,  vous  avez  de  bien  belles  bottes... 

—  Si  elles  vous  font  plaisir!  balbutia  Miradoux,  elles  sont  toutes  neuves.., 
elles  me  gênent,  même.. 

—  J'accepte,  elles  feront  le  bonheur  d'un  pauvre  diable  qui  vous  bénira 
Yous  avez  un  paletot  qui  vous  va  très  très  bien... 


380 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Si  vous  y  tenez  I  fit  Miradoux  gêné  par  l'œil  terrible  que  Jacopo  faisait 
peser  sur  lui. 

—  Je  suis  confus,  mais  j'accepte  encore...  Ab,  le  beau  gilet!  permettez 
que  j'admire...  bonne  étoffe,  bonne  coupe... 

—  Je...  j'allais  vous  l'offrir,  dit  encore  Miradoux... 

—  Je  vous  remercie,  je  connais  au  fond  de  la  Calabre,  un  brave  et  digne 
garçon  qui  le  portera  toute  sa  vie  en  souvenir  de  vous...  je  l'inscris...  laissez 
la  montre,  ça  doublera  son  plaisir.  Mais  j'y  pense,  vous  ne  devez  plus  tenir 


Cher  les  capucins. 

beaucoup  au  pantalon,  vous  avez  offert  le  reste,  c'est  un  costume  dépareillé... 
vous  nous  l'offrez  n'est-ce  pas  ? 

—  Oh  !  fit  Miradoux  scandalisé. 

Tulipia,  le  prince,  Cabassol  et  les  autres  ne  purent  s'empêcher  de  sourire 
malgré  la  gravité  de  la  situation. 

—  Bah!  nous  allons  vous  donner  un  charmant  costume  napolitain...  Et 
songez  que  des  familles  entières  vous  béniront,  là-bas  dans  la  montagne  !  ah, 
vous  avez  un  bon  tailleur...  vous  voulez  passer  dans  une  autre  pièce?  mais 
certainement  !  Jacopo,  emmenez  monsieur  de  l'autre  côté  pour  recevoir  les 
dons  en  nature. 

Miradoux  accablé,  suivit  le  farouche  Jacopo,  pendant  que  le  gros  homme 
passait  à  un  autre  voyageur. 

Un  éclat  de  rire  général  signala  la  rentrée  de  Miradoux  après  cinq  minule3 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


381 


d'absence.  Comme  l'avait  dit  le  gros  homme,  Jacopo,  après  l'avoir  dépouillé 
de  tous  ses  effets,  lui  avait  fait  cadeau  du  souvenir  annoncé,  un  costume 


Le  palais  Trombolino  et  ses  poétiques  souvenirs. 


complet  de  pêcheur  napolitain,  c'est-à-dire  une  chemiso  de  grosse  toile,  un 
caleçon  et  des  espadrilles. 

Tulipia  et  le  prince  se  tordirent  de  joie  sur  leurs  chaises. 

—  Àh  !  que  je  m'amuse  !  s'écria  le  prince,  la  voilà,  la  vraie  couleur  locale  ! 


382  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


je  suis  cachante,  je  promets  une  gratification  aux  guides  qui  nous  ont  ame- 
nés ici  I 

—  Laissez,  excellenza,  fit  le  chef  des  voleurs,  ce  soin  nous  regarde,  nous 
récompenserons  ces  braves  garçons.. 

Les  deux  clercs  de  notaire  venaient  de  passer  au  bureau,  ils  ne  souscri- 
virent à  eux  deux  que  pour  trente-huit  francs,  ce  qui  fit  faire  la  grimace  au 
teneur  de  livres. 

—  Donnez-leur  le  costume  n°  2,  dit-il  à  Jacopo. 
C'était  le  tour  de  Gabassol. 

—  Voilà,  fit  notre  ami  en  tirant  de  son  gilet  quelques  pièces  d'or  mêlées  à 
du  billon,  et  à  des  petits  billets  de  banque  napolitains. 

—  225  fr.  35,  inscrivit  le  gros  homme,  et  pour  les  dons  en  nature,  que 
dois-je  inscrire?  Gomme  ces  messieurs  n'est-ce  pas,  vous  offrez  tout  pour  les 
pauvres  indigents  de  la  montagne? 

—  J'offre  tout  !  répondit  Gabassol,  et  en  outre  j'ai  une  petite  proposition 
à  vous  faire... 

—  A  vos  ordres,  Excellenza,  répondit  le  gros  homme  en  suivant  Cabassol 
dans  un  coin. 

—  Écoutez,  dit  tout  bas  Gabassol,  voulez-vous  me  laisser  partir  avec  la 
dame  que  voilà  en  retenant  tous  les  autres  ici  jusqu'à  demain  ?  je  vous  offre 
dix  mille  francs!... 

—  C'est  une  jolie  somme,  fit  le  gros  homme,  il  y  a  de  quoi  soulager  bien 
oes  misères,  mais  une  fois  à  Naples  vous  oublierez  de  nous  les  payer... 

—  Et  si  je  vous  les  payais  comptant? 

—  Ce  serait  une  belle  journée  pour  notre  souscription... 

—  Suivez-moi,  je  vais  vous  les  remettre  ! 

Cabassol  entraîna  le  gros  homme  derrière  la  cabane  et  se  baissant,  ramassa 
derrière  une  pierre  son  portefeuille  qu'il  y  avait  jeté  avant  d'entrer  dans 
l'antre. 

—  Vous  nous  faisiez  des  cachotteries  1  fit  le  gros  homme  en  palpant  le  por- 
tefeuille, quelle  indélicatesse,  fi!  Les  voyageurs  sont  quelquefois  peu  scru- 
puleux.,, je  vais  inscrire  vos  dix  mille  francs... 

—  Et  vous  ferez  ce  que  je  vous  ai  demandé? 

—  Monsieur, pour  qui  nous  prenez-vous!  Et  la  morale?  Je  suis  pour  la 
morale,  moi, monsieur,  et  mes  employés  aussi,  nous  recevons  les  souscrip- 
tions, et  c'est  tout,  nous  remercions  les  voyageurs  ensuite  et  nous  les  remet- 
tons sur  la  route  de  Naples. 

—  Vieux  filou  !  grommela  Cabassol. 

—  La  vostra  Excellenza  a  souscrit  pour  une  si  jolie  somm  e  qu'elle  peut  se 
permettre  quelques  invectives  à  l'égard  de  mon  humble  personnalité...  Je 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


383 


souffrirai  en  silence!...  Votre  Excellence  veut-elle  suivre  Jacopo,  qui  attend 
les  dons  en  nature? 

—  C'est  mon  tour?  demanda  le  prince,  je  donne  tout,  mais  je  demande  à 
être  dépouillé,  qu'ils  se  mettent  à  quatre...  ai-je  le  droit  de  donner  quelques 
coups  de  poing? 

—  Si  Votre  Excellence  y  tient,  je  vais  les  prévenir...  mais  pas  trop  fort,  ce 
sont  des  pères  de  famille  ! 

Jacopo,  et  trois  de  ses  camarades  se  jetèrent  sur  le  prince  qui  en  envoya 
deux  à  terre  d'un  coup  de  pied  et  d'un  coup  de  poing  bien  dirigés;  les  deux 
autres  se  cramponnèrent  à  lui. 


—  Encore,  fit  le  prince,  ce  n'est  pas  assez! 

Mais  les  brigands  s'étaient  relevés,  chacun  d'eux  saisit  vigoureusement 
une  jambe  du  prince,  les  deux  autres  lui  empoignèrent  les  bras  après  avoir 
reçu  et  rendu  encore  quelques  bourrades. 

—  Passez  le  portefeuille,  fit  le  gros  brigand,  passez  la  montre  et  les 
bagues...  Excellenza,  vous  en  avez  une  en  cheveux,  à  notre  grand  regret  nous 
ne  pouvons  pas  la  recevoir. 

Tulipia  sourit. 

—  C'est  de  mes  cheveux,  et  j'en  ai  encore,  dit-elle. 

—  Je  l'accepte  alors,  à  titre  de  souvenir, fit  galammentle  gros  homme,  en 
posant  la  main  sur  son  cœur. 


3S4  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Et  maintenant,  si  son  Excellenza  veut  passer  aux  dons  en  nature? 

—  Je  demande  qu'on  me  porte  I  s'écria  le  prince,  je  veux  qu'on  me 
dépouille  avec  violence  I 

—  Nous  n'avons  rien  à  vous  refuser,  Excellenza...  Jacopo!  enlevez  Son 
Excellence. 

Les  quatre  bandits  soulevèrent  le  prince  et  le  portèrent  derrière  la  ma- 
sure. 

La  livraison  des  dons  en  nature  dura  un  bon  quart  d'heure,  le  prince  était 
exigeant,  il  voulait  une  somme  de  violence  suffisante  pour  lui  donner  l'illu- 
sion d'une  vraie  bataille 

—  Dépêchons-nous!  fit  le  chef,  l'après-midi  se  passe... 

Le  prince  rentra  enfin  complètement  dépouillé  de  ses  habits  et  revêtu  à  la 
place  d'un  caleçon  de  pêcheur  et  d'un  bonnet  rouge. 

—  Superbe!  fit  Tulipia,  mon  petit  Mich,  vous  êtes  splendide  ! 

—  Il  ne  reste  plus  que  Madame,  dit  le  gros  homme,  si  Madame  veut 
passer  à  la  caisse...  nous  disons? 

—  Je  n'ai  que  cinq  cents  francs,  dit  Tulipia,  en  jetant  son  porte-monnaie. 

—  Madame,  il  y  a  de  quoi  nourrir  une  famille  tout  un  hiver!  la  Galabre 
vous  remercie  par  ^a  voix...  Et  les  bijoux,  bagues,  médaillons,  porte- 
bonheur?... 

—  Voilà  ! 

—  Il  y  en  a  quelques-uns  en  toc...  y  jus  les  avez  achetés  à  Naples?  C'est 
honteux  pour  mes  compatriotes...  je  suis  confus...  enfin,  je  les  accepte  tout 
de  même,  madame,  soyez  bénie!...  Pour  les  effets  de  toilette,  je  suis  sûr  que 
je  ne  ferai  pas  en  vain  appel  à  votre  bon  cœur... 

—  Sans  doute!  sans  doute!  fit  Tulipia,  mais  dites-moi?...  est-ce  que  vous 
allez  me  mettre  dans  le  même  état  que  ces  messieurs... 

—  Oh!  signora  !  pouvez-vous  penser  des  choses  pareilles...  Hélas!  nous 
n'avons  que  des  costumes  de  pêcheur,  les  ressources  de  la  souscription  sont 
si  bornées!...  Mais,  pour  vous  être  agréable,  je  me  permettrai  de  vous  offrir 
en  plus  un  superbe  fichu  jaune? 

—  Est-ce  que  c'est  Jacopo  qui  va  recevoir  les  dons  en  nature? 

—  Signora,  c'est  un  garçon  charmant  et  discret,  il  va  vous  conduire  dans 
le  magasin  aux  dons  en  nature,  et  pendant  que  vous  vous  débarrasserez  des 
objets  de  toilette  que  vous  voulez  bien  nous  offrir,  il  regardera  le  sommet  du 
Vésuve... 

—  Allons!  Jacopo,  je  te  suis...  Vous  me  jurez,  n'est-ce  pas,  qu'il  n'est  pas 
méchant?...  s'il  ne  mord  pas,  je  le  prierai  de  m'aider  à  retirer  mes  bottines, 
il  regardera  le  paysage  après! 

—  Excellent  1  splendide!   charmant!  répétait  le  prince,  je  ne  me  suis 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


3S5 


jamais  autant  amusé!  que  je  suis  donc  content,  ces  voleurs  napolitains  sont 
exquis!  Et  dire  que  je  ne  comptais  plus  en  rencontrer!... 

Cabasso)  ne  disait  mot,  furieux  d'avoir  vu  sa  proposition  repoussée  par 


Tulipia,  je  t'aime  avec  toute  l'ardeur  d'un  Trombolino  du 
seizième  siècle! 


le  formaliste  chef  des    voleurs,   et  d'avoir  ainsi 
sacrifié  dix  mille  francs  en  pure  perle.  —  Miradoux  et  les  autres  clercs, 
transformés  aussi  en  pêcheurs  napolitains,  avaient  hâte,  quoique  revenus  de 
leur  frayeur,  d'être  rentrés  à  Naples. 
Liv.  49. 


On  entendait  Tulipia  discuter  derrière  la  cabane  avec  Jacopo  sur  les  effets 
à  livrer  et  sur  le  costume  napolitain  à  recevoir  en  retour,  elle  était  difficile  et 
cherchait  ce  qui  lui  allait  le  mieux.  Enfin  elle  reparut  suivie  de  Jacopo.  Cam- 
pée sur  la  porte,  les  mains  dans  les  poches  et  le  torse  en  arrière,  elle  rit  aux 
éclats  et  fut  quelques  minutes  avant  de  pouvoir  reprendre  son  sérieux. 

C'était  bien  le  plus  joli  et  le  plus  coquet  de  tous  les  pêcheurs  napolitains 
présents,  passés  et  futurs,  avec  ses  larges  calezones,  retroussés  aux  genoux, 
sa  ceinture  rouge  et  son  bonnet... 

—  Bravo!  s'écria  le  prince. 

—  Tous  mes  compliments,  madame!  fit  tristement  Cabassol,  vous  portez 
le  travesti  à  merveille. 

—  Masaniello  jeune  !  dit  Miradoux  en  s'inclinant. 

Et  maintenant  que  nous  avons  terminé,  reprit  l'obèse  chef  des  voleurs, 

plairait-il  à  Leurs  Excellences  de  me  signer  un  petit  certificat? 

—  Un  certificat?  pourquoi  faire? 

—  Pour  la  régularité,  Excellence,  et  pour  ma  satisfaction  personnelle... 
Chacun  ici-bas  est  exposé  à  la  calomnie,  le  monde  est  si  méchant,  moi  je 
liens  à  me  mettre  à  couvert...  supposez  qu'un  jour  on  cherche  à  me  faire  de 
la  peine,  mes  certificats  témoigneront  de  la  pureté  de  mon  cœur!...  Tenez, 
Excellenza,  voici  le  registre  aux  certificats,  lisez...  voici  un  des  derniers  : 

Nous  soussignés,  Jean  Théodule  du  Tilleul  et  Louise  Anna  Bertfiier,  rentiers 
à  Paris,  en  ce  moment  en  voyage  de  noce  en  Italie,  certifions  n'avoir  eu  qiïà 
nous  louer  et  féliciter  des  rapports  que  nous  avons  eus,  dans  le  cours  de  notre 
excursion  au  Vésuve,  avec  le  signor  Rodolfo  Roccanera  —  notamment  à  l'occasion 
de  notre  participation  à  la  souscription  en  faveur  des  indigents  de  la  Calabre, 
ouverte  par  ce  généreux  signor. 

En  témoignage  de  ses  égards  et  de  ses  bontés,  nous  lui  délivrons  le  présent  cer- 
tificat. 

du  Tilleul,  Anna  Berthier. 

kota.  Les  costumes  de  pécheur  napolitain  que  le  signor  Roccanera  nous  a  offerts  en  sou-- 
venir  sont  d'une  fraîcheur  délicieuse  en  cette  saiso?i. 

DU   T.   A.   B. 

—  C'est  très  bien,  dit  le  prince  après  avoir  parcouru  quelques  certificats  à 
peu  près  identiques  dans  la  forme,  nous  allons  vous  délivrer  une  attestation 
collective. 

Miradoux  prit  la  plume  et  formula  le  plus  élogieux  des  certificats  que 
toute  la  société  parafa  sans  protestation. 

—  Maintenant,  messieurs,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  vous  remercier,  dit 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


387 


le  signor  Rodolfo  avec  le  plus  gracieux  des  sourires,  je  baise  la  main  de  la 
très  charmante  signora  et  je  dis  :  au  bonheur  de  la  revoir!  Jacopo,  recondui- 
sez les  Excellences  jusqu'au  bon  chemin. 

Jacopo  prit  sa  carabine  et  fit  signe  qu'il  était  prêt. 

Tous  les  voyageurs,  à  l'exception  du  prince,  poussèrent  un  soupir  de  satis- 
faction en  sortant  de  la  cabane  où  ils  avaient  été  si  poliment  et  si  complète- 
ment dévalisés.  Les  voleurs,  debout  sur  le  seuil,  agitèrent  leurs  chapeaux  en 
signe  d'adieu. 

Jacopo  marchait  en  avant. 

—  Attendez,  fit  le  prince,  quand  il  vit  que  les  voleurs  étaient  rentrés  dans 
la  cabane. 


(•■//// 


fliiii 


,  L'arrivée  du  diner. 

Et  il  revint  un  peu  en  arrière  en  paraissant  chercher  quelque  chose  dans 
les  tas  de  pierres  qui  encombraient  le  ravin. 

—  Voilà,  fit-il  en  revenant  avec  un  paquet,  pendant  que  Jacopo  avait  le 
dos  tourné,  quand  je  livrais  les  dons  en  nature,  j'ai  aperçu  ce  vêtement  dans 
un  coin  et  je  l'ai  jeté  au  loin  pour  le  retrouver  en  partant.  C'est  un  ulster 
presque  neuf,  je  vais  l'offrir  à  ma  charmante  Tulipia,  si  son  costume  de 
pêcheur  napolitain  lui  semble  un  peu  léger. 

—  Merci,"  mon  petit  Mich,  dit  Tulipia  en  endossant  l'ulster 

Il  parut  à  Gabassol,  qui  la  contemplait  avec  la  tristesse  d'une  âme  navrée., 
que  cet  ulster  ne  lui  était  pas  complètement  inconnu. 

—  Tiens,  fit  Tulipia,  il  y  a  des  papiers  dedans...  une  carte  de  visite  : 

PALAMÈDE    HURSTLEY 


—  Allons  bon!  s'écria  Gabassol,   encore  le^  Américains!  Ils  sont  à  Ne  pies 


puisque  voici  l'ulster  de  Palamèdel  II  n'y  a  pas  autre  chose  dans  les  poches? 

—  Non,  répondit  Tulipia  en  dissimulant  un  petit  papier  qu'elle  venait  de 
lire  et  qui  n'était  rien  moins  que  la  promesse  d'épouser  miss  Lucrezia  Blooms- 
big,  signée  par  Gabassol  I 

Jacopo  parut  assez  surpris,  en  se  retournant,  de  voir  Tulipia  revêtue  de 
l'ulster  de  Palamède;  il  balbutia  quelques  réclamations,  en  baragouinant 
dans  un  patois  cosmopolite,  que  ce  vêtement  avait  été  offert,  la  veille,  à  la 
souscription  par  un  généreux  voyageur  et  que  le  signor  yadrone  ne  serait  pas 
content... 

Mais  le  prince  tint  bon  et  refusa  de  rendre  l'objet  volé  aux  voleurs;  le  bon 
Jacopo  se  résigna  ;  il  indiqua  aux  voyageurs  un  sentier  qui  devait  les  conduire 
en  une  petite  heure  à  Portici,  et  prit  congé  d'eux. 

Le  prince  ne  se  hâtait  pas  de  prendre  la  route  de  Portici;  retourné  vers  la 
montagne,  il  suivait  Jacopo  de  l'œil  d'un  air  d'hésitation. 

—  Eh  bien,  qu'attendons-nous?  demanda  Tulipia,  vous  ne  pouvez  plus 
vous  séparer  de  Jacopo,  maintenant. 

—  Non,  répondit  le  prince,  ce  n'est  pas  cela,  je  regardais  ce  sacripant  de 
Jacopo  parce  que... 

—  Parce  que? 

—  Parce  que  j'avais  envie  de  lui  voler  sa  carabine...  pour  avoir  un  sou- 
venir de  nos  voleurs. 

Le  soir  venait  et  la  fraîcheur  en  même  temps,  sous  leurs  légers  vêtements 
les  voyageurs  commençaient  à  sentir  le  froid  se  glisser.  Heureusement,  les 
premières  maisons  de  Portici  apparurent  bientôt. 

—  Mais,  fit  tout  à  coup  Gabassol,  comment  allons-nous  regagner  Naples? 
-  Le  chemin  de  fer,  dit  Miradoux. 

—  Et  de  l'argent?  nous  n'avons  plus  un  sou... 

Le  prince  éclata  de  rire,  pris  d'un  accès  de  joie  folle. 

—  Une  aventure  complète  !  s'écria-t-il,  nous  allons  mendier  sur  la  route. 

—  Allons  demander  l'hospitalité  à  un  couvent  de  capucins  quelconque, 
proposa  Tulipia,  il  y  aura  bien  des  puces,  mais  enfin... 

—  Non  !  reprit  le  prince,  cherchons  un  corricolo,  nous  payerons  à  l'hôtel. 
Quelle  chance  que  Blikendorf  ne  soit  pas  venu  avec  nous,  lui  qui  tient  la 

caisse  ! 

Un  corricolo,  découvert  à  Portici,  reconduisit  tous  les  voyageurs  à  leur 
hôtel,  le  prince  toujours  plein  de  joie,  Gabassol  et  ses  compagnons  très  en- 
nuyés. Leur  arrivée  en  costume  de  pêcheurs  napolitains  fit  quelque  bruit; 
l'aventure  mit  en  gaieté  tout  le  monde,  hôtelier,  garçons,  voyageurs  et  gen- 
darmes. Le  prince,  Tulipia  et  Blikendorf  dînèrent  comme  d'habitude  dans 
leur  appartement;  Cabassol  et  ses  amis,  après  un  léger  repas,  allèrent  se 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


389 


coucher  en  proie  à  une  contrariété  violente  et  à  des  rhumes  de  première 
force  contractés  sous  le  costume  pittoresque,  mais  beaucoup  trop  léger,  de 
pêcheurs  napolitains. 

Quand  il  s'éveilla,  le  lendemain  vers  dix  heures,  Gabassol  sonna  pour  de- 
mander de  la  tisane  pour  tout  le  monde. 


■  11 


Le  portrait  de  la  douce  et  mélancolique  Bianca 


—  Eh  bien,  signor,  dit  le  garçon  qui  apporta  la  tisane,  vous  savez,  vos 
compagnons  de  malheur  au  Vésuve... 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  ils  viennent  de  partir.  Son  Exellence,  dans  son  contentement, 
nous  a  donné  une  belle  gratification,  mais  elle  n'a  pas  voulu  rester  à  Naples, 
parce  que,  après  l'aventure  d'hier,  rien  ne  lui  semblait  plus  intéressant... 

—  Vite,  fermons  les  malles  et  partons!  s'écria  Gabassol. 

—  Impossible!  dit  Miradoux  survenant,  nous  n'avons  plus  un  sou,  il  faut 
que  nousrestions  en  attendant  lesfonds  que  je  vais  demander  par  télégramme 
à  Me  Taparel...  Je  vais  emprunter  trois  francs  au  garçon  pour  aller  au  télé- 
graphe I 


390 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


IV 


Les    agréments  du  palais  Troniboiino-Trombolini. 

Trap  de    gondoles.  —  Touchante  histoire    de  la  tendre  Bianca  Trombolino. 

Rats,  hiboux,  spectres  et  courants  d'air. 

Nous  sommes  à  Venise,  la  fille  étincelante  de  l'Adriatique,  la  ville  des 
amours,  des  gondoles,  des  palais  à  arcades  mauresques,  la  terre  classique  do 
la  poésie  et  des  patriciennes  rousses  et  passionnées... 


Premier  repas  dans  le  palais  Trombolino. 

Il  pleut.  A  Paris  nous  dirions  il  pleut  à  verse,  mais  à  Venise  nous  n'oserions 
employer  cette  expression  qui  manque  de  couleur  poétique.  Il  pleut  d'une 
façon  désastreuse  qui  met  la  mort  dans  l'âme  à  tous  les  étrangers,  il  pleut  sur 
les  palais  du  grand  canal  comme  si  le  Seigneur  leur  vidait  le  canal  Orfano 
sur  la  tête;  le  pont  triangulaire  du  Rialto  voit  couler  sur  chacun  de  ses  ver- 
sants des  torrents  qui  lui  donnent  un  petit  air  alpestre  ;  Venise  est  lamentable, 
les  flots  de  madame  sa  mère,  l'Adriatique,  battent  mélancoliquement  les  dalles 
du  quai  des  Esclavons  ;  sur  sa  colonne,  le  lion  de  Saint-Marc  fait  de  l'hydro- 
thérapie et  saint  Théodore,  son  voisin  de  l'autre  colonne,  grelotte  tristement 
avec  son  crocodile... 

Les  coupoles  de  Saint-Marc  brillent  sous  un  ruissellement  d'eau  qui  les 
iave  à  grandes  cascades;  plus  de  pigeons  voltigeant  en  haut  du  campanile  ou 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


391 


picotant  le  grain  devant  la  loggietta;  plus  de  jolies  bouquetières  fleurissant 
les  seigneurs  étrangers,  plus  de  cicérones  empressés,  de  gondoliers  flânant  à 
travers  les  arcades,  et  même  plus  d'étrangers  prenant  des  glaces  devant  le 
café  Florian... 

Il  pleut! 

Un  navire  du  Lloyd  autrichien  mouillé  —  oh!  oui,  mouillé!  —  entre  la 
piazzetta  et  l'isola  San-Giorgio  disparaît  dans  la  buée  de  l'averse,  les  bateaux 


Le»  rats  se  familiarisaient. 


pêcheurs  rangés  au  quai  des  Esclavons,  avec  leurs  voiles —  multicolores  et 
flamboyantes  les  jours  de  soleil  —  ressemblent  en  ce  jour  humide  à  de  vieux 
parapluies  hors  de  service. 

Cependant,  sur  la  surface  troublée  du  grand  canal,  quelques  noires  embar- 
cations circulent  sous  la  pluie,  ce  sont  les  gondoles  qui  reviennent  de  là  sta- 
tion du  chemin  de  fer  où  le  train  vient  d'arriver.  Ces  gondoles  sont  chargées 
de  malles,  de  caisses  recouvertes  de  toiles,  des  têtes  de  voyageurs  curieux  et 
attristés  se  distinguent  vaguement  par  les  petites  fenêtres  ;  à  l'avant  et  à  l'ar- 
rière, les  gondoliers  jouent  de  l'aviron. 

Ils  sont  lugubres,  ces  gondoliers,  avec  leurs  cabans  à  capuchon  et  leurs  cha- 
peaux de  toile  cirée;  non!  vraiment,  il  n'est  pas  possible  que  ces  gens-là 
sachent  pincer  de  la  guitare  et  qu'ils  soient  quelquefois  amoureux. 

Dans  une  de  ces  gondoles,  trois  personnes  sont  installées  tant  bien  que 
mal,  le  prince  de  Bosnie  et  la  charmante  Tulipia  Balagny  dans  le  fond,  M.  de 


392  LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


Blikendorf  à  l'entrée,  se  défendant  contre  la  pluie  qui  fouette,  avec  un  para- 
pluie tenu  de  côté. 

Personne  ne  dit  mot.  Le  prince  est  furieux  contre  cette  pluie  qui  lui  gâte 
Venise,  Blikendorf  songe  qu'il  est  en  retard  dans  la  correspondance  qu'il  en- 
traient avec  la  cour  de  Klakfeld  et  avec  la  cour  de  Bosnie  pour  faire  prendre 
patience  à  toutes  les  deux  ;  Tulipia  est  mélancolique. 

Voilà  trois  semaines  qu'ils  ont  quitté  Naples  après  avoir  été  si  délicieuse- 
ment dévalisés  par  la  bande  du  signor  Rodolfo  Boccanera.  —  Dès  le  lende- 
main de  cette  aventure  ils  ont  faussé  compagnie  àCabassol,  avec  lequel  il  ne 
pouvait  convenir  au  prince  ni  à  Tulipia,  de  continuer  des  relations  commen- 
ces chez  les  brigands  dans  la  montagne,  par  suite  d'un  grave  manquement  à 
l'étiquette. 

Pendant  ces  trois  semaines,  le  prince  a  poursuivi  la  couleur  locale  partout 
où  il  a  eu  l'espoir  de  la  rencontrer.  Il  est  resté  deux  jours  dans  un  couvent  de 
capucins  entre  Rome  et  Naples,  mais  tout  à  fait  incognito,  avec  le  fidèle  Bli- 
kendorf et  Tulipia  habillée  en  homme.  Mais  le  troisième  jour,  le  prince  s'est 
fait  mettre  à  la  porte  et  il  est  allé  à  Rome,  où  il  a  fatigué  Tulipia  dans  les 
musées.  D'une  nuit  passée  dans  les  ruines  du  Golysée,  il  est  résulté  pour  Tu- 
lipia une  attaque  de  grippe  qui  l'a  tenue  deux  jours  au  lit.  Après  huit  jours 
d'excursions  à  toutes  les  ruines  du  dedans  et  du  dehors  ou  dans  les  catacom- 
bes, le  prince  a  consenti  au  départ  et  toute  la  caravane  est  partie  pour  Venise 
à  petites  journées. 

—  Blikendorf,  mon  ami,  dit  enfin  le  prince,  je  ne  suis  pas  content!  que 
signifie  cette  pluie?  Est-ce  convenable  pour  une  entrée  à  Venise? 

—  Monseigneur,  ce  n'est  pas  ma  faute... 

—  Vous  pouviez  organiser  autrement  notre  arrivée... 

—  Monseigneur,  il  faisait  beau  à  Vérone  à  notre  départ,  et  vraiment  je  ne 
pouvais  me  douter... 

—  Allons,  allons,  il  y  a  de  la  négligence!  Vous  auriez  dû  partir  en  avant 
vérifier  l'état  de  l'atmotsphère,  et  nous  organiser  une  arrivée  plus  couleur  lo- 
cale. J'aurais  voulu  de  la  musique...  Enfin,  il  faut  tout  faire  par  soi-même, 
Blikendorf,  je  vous  retire  ma  confiance,  je  me  charge  d'organiser  notre  séjour 
moi-même...  Voyons,  où  nous  conduit  cette  gondole? 

—  A  l'hôtel,  parbleu  !  fit  Tulipia. 

—  A  l'hôtel!  mais  vous  n'avez  donc  nulle  poésie  dans  l'âme?  A  l'hôtel  à 
Venise,  à  Venezia! 

—  Monseigneur,  fit  Blikendorf,  nous  allons  à  un  très  bon  hôtel,  lAlbergo 
du  Conseil  des  dix,  cuisine  française,  appartements  confortables... 

—  Je  me  moque  du  confortable,  vous  le  savez  bien  !  Être  prosaïque,  vous 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Première  nuit  àana  le  palais  Trombolino-Trombolini. 


LlV.   50. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  335 


êtes  à  Venise  et  vous  voulez  de  banales  chambres  d'hôtel,  de  la  cuisine  fran- 
çaise, du  confortable  anglais...  Allons  donc!  nous  sommes  à  Venise,  la  ville 
des  doges,  la  cite  féerique,  poétique  et  fantastique...  Je  veux  que  notre  séjour 
soit  un  poème  en  action,  je  veux  nager  dans  le  romantisme  le  plus  effréné  1 

—  Mon  petit  Mich,  veux-tu  en  guitare?  interrompit  Tulipia. 

—  Non,  idole  de  mon  âme,  mais  j'en  achèterai  une  pour  Blikendorf  — 
c'est  dans  mon  programme,  je  tiens  à  ce  qu'il  enjoué  la  nuit  sous  mes  fenê- 
tres. 

—  Donc,  reprit  le  prince,  nous  n'allons  pas  à  l'hôtel.  Blikendorf,  appelez 
le  gondolier! 

Blikendorf  obéit.  La  gondole  s'arrêta  ;  le  gondolier  vint  à  l'entrée  de  la 
cabine  couverte,  ou,  suivant  l'expression  vénitienne,  du  carrosse  de  la  gondole. 
Le  prince  considéra  longuement  le  gondolier. 

—  Retire  ton  capuchon,  dit- il. 

—  Mais,  Excellence,  il  pleut,  répondit  le  gondolier  surpris. 

—  Ça  ne  fait  rien,  il  y  aura  un  bon  pourboire...  Bien,  tu  as  une  bonne 
tête.  Gomment  t'appelles-tu? 

—  Eduardo,  répondit  le  gondolier. 

—  Un  gondolier  qui  s'appelle  Edouard...  profanation!  s'écria  le  prince; 
voyons,  je  te  prends  à  mon  service,  mais  tu  t'appelleras  Ascanio...  Et  ton 
camarade,  je  parie  qu'il  s'appelle  Baptiste? 

—  Non,  monseigneur,  il  s'appelle  Théodore. 

—  Horrible  !  désormais  il  s'appellera  Ruffio  !  Nous  n'allons  pas  à  l'hôtel, 
Ascanio,  connais-tu  un  palais  à  louer? 

—  J'en  connais  plusieurs,  Excellence,  il  y  a  d'abord  le  palais  Barbarigo, 
restauré  il  y  a  deux  ans  par  un  riche  Anglais 

—  Un  palais  restauré,  je  n'en  veux  pas.  Écoute-moi  bien,  Ascanio,  je  veux 
sur  le  grand  canal  un  palais  antique,  pas  trop  grand,  mais  très  poétique,  avec 

arcades,  balcons,  créneaux  arabes,  etc qu'il  soit  légèrement  ruiné,  cela 

m'est  égal... 


Une  alerte. 


396  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Excellence,  je  ne  vois  que  le  palais  Trombolino  qui  puisse  vous 
convenir... 

—  Il  n'est  pas  restauré? 

—  Oh  non  !  il  y  a  cinquante  ans  qu'il  est  à  louer... 

—  Attendez,  il  me  conviendrait  encore  mieux  s'il  y  avait  sur  ce  vieux 
palais  quelque  sombre  légende,  bien  poétique,  bien  sanglante... 

—  Ah  !  Excellence,  vous  ne  pouvez  mieux  tomber,  il  y  a  six  Trombolino 
qui  ont  eu  la  tête  tranchée,  deux  qui  ont  disparu,  probablement  sous  le  pont 
des  Soupirs...  Voyez  dans  le  Guide,  toutes  ces  histoires  sont  racontées,  il  y  a 
surtout  celle  de  la  tendre  Bianca  Trombolino,  qui  a  poignardé  deux  des  plus 
belles  femmes  de  ce  temps-là,  deux  patriciennes,  maîtresses  de  son  mari... 
Son  mari,  pour  se  venger,  a  poignardé  l'amant  de  sa  femme,  le  jeune  Paolo 
Contarini  qu'il  surprit  sur  un  balcon  ;  quinze  jours  après  sa  femme,  l'empoi- 
sonnait dans  un  grand  dîner  avec  toute  sa  famille,  et  le  Conseil  des  Dix  in- 
tervenant, la  faisait  jeter  dans  un  cachot,  la  mettait  à  la  torture,  et  enfin 
l'envoyait  noyer  par  une  belle  nuit  dans  le  canal  Orfano. 

—  Bravo  !  s'écria  le  prince,  je  loue  le  palais  à  n'importe  quel  prix  !  Je 
savais  bien  que  Venise  était  toujours  poétique  ! 

Ah  I  monseigneur,  vous  ne  le  payerez  pas  cher,  personne  n'en  veut, 

parce  que  Bianca  Trombolino  revient  à  certaines  nuits,  aux  anniversaires  de 

ses  malheurs et  puis  il   y  a  encore  d'autres  souvenirs,  je  ne  sais  pius 

lesquels,  une  autre  Trombolino  qui  a  étranglé  son  mari  ou  un  Trombolino 
qui  a  étranglé  sa  femme,  puis  une  Trombolina  assassinée  un  soir  de  tète,  par 
une  femme  masquée... 

—  Quelle  chance  !  s'écria  le  prince,  je  ne  pouvais  pas  mieux  tomber... 
conduisez-nous  vite  chez  le  propriétaire  de  ce  ravissant  palais... 

—  Excellence,  le  dernier  propriétaire  a  eu  la  tète  tranchée  il  y  a  150  ans, 
mais  vous  pourrez  voir  l'intendant  de  la  famille,  il  habite  à  côté  du  palais. 

—  Allons,  presto  !  fit  le  prince. 

En  cinq  minutes  et  vingt  coups  de  rame,  la  gondole  arriva  au  palais  Trom- 
bolino. Il  pleuvait  toujours;  le  prince,  oubliant  la  pluie,  contempla  dans  le  plus 
grand  ravissement,  son  futur  domicile.  Le  vieux  palais  noir  et  délabré,  étalait 
sur  le  grand  canal  une  façade  très  ornementée  mais  très  abîmée,  ouverte 
au  rez-de-chaussée  par  une  petite  colonnade  aux  arcatures  gothiques.  Le 
premier  étage  possédait  une  grande  loggia  ogivale  très  finement  découpée  de 
rosaces  et  de  trèfles  écornés.  Une  plus  petite  loggia  au  second  étage, 
des  fenêtres  en  ogive,  des  balcons  à  minces  colonnettes,  des  armoiries 
sculptées,  et  sur  le  tout  une  ligne  de  créneaux  branlants  complétaient  un  par- 
fait échantillon  des  vieux  palais  vénitiens  d'avant  la  Renaissance. 

La  gondole  débarqua  les  voyageurs  sous  le  péristyle,  puis  un  des   gon 


LA   GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


397 


doliers  alla  frapper  à  la  porte  de  l'intendant  de  la  famille  Trombolino,  qui 

habitait  une  petite  maison  basse  à  côté 
du  pahis,  sur  un  des  petits  canaux 
transversaux.  —  L'intendant,  tout  ému 
de  cette  occasion,  qui  ne  s'était  pas 
présentée  depuis  cinquante  ans,  sauta 
vivement  dans  la  gondole  avec  un 
trousseau  de  clefs. 

—  Excellence!  balbutia-t-il  en 
saluant  les  étrangers,  vous  désirez 
louer  le  palais  Trombolino,  je  vais 
vous  le  faire  visiter. . . 

—  C'est  inutile,  dit  le  prince,  il  me 
plaît,  je  le  prends.  Combien  en  voulez- 
vous? 


Tu  monteras  par  la  fragile  échelle  pour  te  jeter  dans  mes  bra». 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Cent  francs  pour  trois  mois,  serait-ce  trop  vous  demander?  dit  l'in- 
tendant. 

—  Je  vous  le  loue  cent  francs  par  mois,  dit  le  prince,  donnez-moi  les  clefs. 

—  Je  vais  vous  montrer  le  chemin,  reprit  l'intendant  en  cherchant  dans 
son  trousseau  la  clef  de  la  porte.  Excusez-moi,  je  n'y  suis  entré  qu'une  seuie 
fois  depuis  1833,  quand  mon  père  me  remit  les  clefs  et  la  charge  d'intendant. 
Ah,  voici  la  clef,  elle  est  un  peu  rouillée,  mais  il  faudra  bien  qu'elle  ouvre  ! 

Il  fallut  le  secours  des  gondoliers  pour  faire  rouler  la  porte  sur  ses  gonds, 
enfin  elle  tourna  et  les  voyageurs  se  trouvèrent  dans  le  palais. 

—  Il  est  un  peu  abandonné,  dit  l'intendant  tremblant  de  voir  reculer  ses 
locataires,  mais  ce  n'est  rien,  avec  quelques  soins,  il  retrouvera  bien  vite  sa 
splendeur...  montons  aux  appartements  du  premier  étage,  ce  sont  les  mieux 
conservés...  Prenez  garde,  il  manque  une  marche  ou  deux... 

Tulipia  fit  un  faux  pas  et  faillit  passer  à  travers  l'escalier.  Le  prince 
la  retint. 

—  Ce  n'est  rien,  dit-il,  nous  ferons  mettre  des  planches  pour  remplacer 
les  dalles  qui  manquent. 

Il  fallut  encore  parlementer  avec  la  porte  des  appartements  du  premier 
étage. 

—  La  clef  manque,  c'est  étonnant,  dit  enfin  l'intendant  après  avoir  essayé 
tout  son  trousseau,  mais  attendez,  il  y  a  par  ici  une  fenêtre  cassée,  nous  pour- 
rons enjamber... 

—  Allons  !  fit  le  prince  en  passant  par  la  fenêtre. 

—  Il  n'y  a  pas  de  danger?  demanda  Tulipia. 

—  Non,  rien  de  plus  facile. 

Après  quelques  pas  dans  un  couloir  obscur,  l'intendant  poussa  une  porte 
non  fermée  et  l'on  se  trouva  dans  une  grande  salle  éolairée  par  la  loggia. 

—  Splendide  I  fit  le  prince,  nous  en  ferons  la  salle  à  manger  !  J'aurai  la 
vue  du  grand  canal  pour  me  donner  de  l'appétit  ! 

—  Des  murs  crevassés,  des  fenêtres  qui  ne  tiennent  pas,  des  toiles  d'arai- 
gnée, un  pied  de  poussière,  fit  Tulipia  avec  une  moue  gracieuse. 

—  Signora,  dit  l'intendant,  ceci  n'est  rien,  on  n'a  pas  balaye  depuis  1833. .^ 
avec  un  petil  coup  de  balai,  il  n'y  paraîtra  plus  ! 

—  Il  pleut  par  les  carreaux  cassés. 

—  Ce  n'est  rien,  il  y  a  de  très  belles  tapisseries  dans  une  pièce  à  côté,  il  n'y 
aura  qu'à  les  accrocher  pour  supprimer  les  courants  d'air! 

Dans  une  pièce  plus  petite  éclairée  sur  un  étroit  canal,  étaient  empilés  de 
vieux  meubles  couverts  d'une  noble  poussière,  vieilles  chaises  au  dossier  de 
cuir  de  Cordoue  à  demi  rongé,  tables  massives  avec  un  ou  deux  pieds  de 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


399 


sculptures  plus  ou  moins 


moins,   lit  Renaissance  à  colonnes  torses  et 
ëcorchées. 

—  Ceci  est  le  lit  de  la  signora  Bianca  Trombolino,  célèbre  par  sa  beauté 
et  par  ses  malheurs,  dit  l'intendant  d'une  voix  lugubre. 

—  Vous  êtes  sûr?  demanda  le  prince,  et  l'on  dit  qu'elle  revient? 

—  C'est  une  tradition  populaire,  mais  dans  notre  siècle  éclairé  il  ne  se 
passe  plus  de  ces  choses...  moi,  je  suis  voltairien,  je  n'y  crois  pas... 

—  Tant  pis  !  s'é- 
cria le  prince,  je  S 
veux  coucher  dans 
cette  chambre  et 
dans  ce  lit,  je  serais 
charmé  de  voir 
l'ombre  sanglante 
de  la  tendre  Bianca! 

—  Alors,  si  ça 
ne  vous  effraye  pas, 
je  puis  vous  dire 
que  la  tradition 
pourrait  bien  avoir 
raison. 

—  Et  ce  por- 
trait? demanda  le 
prince  en  décou- 
vrant le  portrait 
d'une  jeune  dame  à  l'œil  doux  et  langoureux,  en  costume  du  xvi6  siècle. 

—  C'est  le  portrait  de  la  tendre  et  malheureuse  signora  Bianca  Trombo- 
lino...  Voyez  la  date,  1549,  c'est  l'année  de  ses  malheurs  :  en  mars  1549  elle 
poignarda  les  deux  maîtresses  de  son  mari.  —  Paolo  Contarini,  de  la  famille 
du  doge,  son  amant,  fut  tué  sur  ce  petit  balcon  que  vous  voyez  à  côté  du  lit 
en  avril;  en  mai,  Bianca  empoisonna  son  mari  et  en  juin  le  conseil  des  Dix  le 
fit  arrêter  et  noyer!  Ce  fut  la  plus  triste  année  de  sa  vie... 

—  Infortunée!  s'écria  le  prince,  je  placerai  ce  portrait  en  face  de  mon  lit, 
pour  avoir  son  angélique  sourire  à  mon  réveil. 

—  Il  y  a  encore  quelques  meubles  au  deuxième  étage  dans  la  chambre 
correspondante.  Car  je  dois  vous  dire  que  les  Trombolini  abandonnèrent  la 
chambre  de  Bianca  et  habitèrent  depuis  les  appartements  du  second  étage. 

■%  '  Bon  !  dit  Blikendorf,  j'habiterai  le  second  étage,  je  ne  tiens  pas  à  être 
troublé  dans  mes  rêves  par  la  tendre  Bianca. 

Et  sur  les  pas  de  l'intendant,  les  voyageurs  montèrent  au  second  éUge. 


sa  tête  lui  rappelait  le  parent  éloigné  qu'il  pleurait! 


400 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  C'est  plus  gai,  dit  Blikendorf,  c'est  délabré  encore,  mais  c'est  plus  gai. 
J'en  ferai  mon  appartement,  la  grande  salle  sera  mon  cabinet  de  travail,  j'aurai 
la  vue  du  grand  canal,  avec  le  dôme  de  Santa-Maria  et  vingt  campaniles 
d'églises...  Ma  cbambre  à  coucher  n'est  pas  mal,  le  lit  est  simple  mais  conve- 
nable... et  pas  de  fantômes!... 

—  Non,  fit  l'intendant,  pas  de  fantômes!  On  a  toujours  été  tranquille  dans 
cette  chambre,  c'est  même  assez  étonnant,  car  c'est  dans  ce  lit  que  Lorenzo 

Trombolino  étrangla 
sa  femme  Annunzia  ta 
Palmafico,  en  1599, 
et  qu'en  1668,  Marco 
Trombolino  fut  poi- 
gnardé par  sa  femme 
Taddéa  Zampieri... 
En  1692... 

—  Assez  1  assez! 
Êtes- vous  sûr.  qu'ils 
ne  reviennent  pas? 

—  J'en  serais  fort 
surpris,  réponditl'in- 
tendant. 

—  Tout  cela  est 
parfait!  ditle  prince, 
maintenant  instal- 
lons-nous ;  monsieur 
l'intendant,  voulez- 
vous    vous   charger 

de  nous  trouver  quelques  serviteurs,  et  les  objets  mobiliers  nécessaires  pour 
notre  installation  c'est-à-dire  pour  deux  chambres  à  coucher,  une -salle  à 
manger  et  des  chambres  de  domestiques.  J'ai  retenu  les  gondoliers,  vous 
vous  arrangerez  avec  eux.  Je  vous  ouvre  un  crédit  illimité.  Allez,  et  que  tout 
soit  prêt  pour  ce  soir! 

—  Et  dîner?  demanda  Tulipia. 

—  Nous  dînerons  dans  la  grande  salle,  devant  la  Loggia.  Il  y  a  une  table 
passable,  Blikendorf  va  s'en  aller  commander  le  repas  à  l'hôtel  le  plus 
pioche. 

—  Excellence,  je  demande  deux  heures  pour  tout  préparer!  dit  l'intendant 
en  se  précipitant. 

L'intendant  parti,  Blikendorf  prit  la  gondole  pour  aller  organiser  le  ser- 
vice des  vivres.  Le  prince  et  Tulipia  restèrent  seuls  dans  le  palais.  Le  prince 


Soirée  poétique  sur  le  grand  canal. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


101 


traîna  deux  sièges  devant  la  loggia,  fit  asseoir  Tulipia  et  s'assit  à  côté  d'elle 
un  bras  passé  autour  de  sa  taille  et  soutenant  de  l'autre  un  parapluie  ouvert, 
car  il  pleuvait  toujours  et  l'averse  passait  à  travers  les  rosaces  des  fenêtres- 


La  petite  Viennoise. 


—  Tulipia  1  ravissante  Tulipia  1  je  suis  satisfait,  nous  nageons  en  pleine 
poésie,  au  sein  de  la  plus  intense  couleur  locale  !  Tulipia  !  dans  ce  cadre  si 
parfaitement  vénitien,  je  t'aime  avec  toute  l'ardeur  d'un  Trombolino  du 
xvie  siècle  ! 

—  Et  moi,  mon  petit  Mich,  avec  la  tendresse  d'une  véritable  Bianca  1 

—  Tulipia  !  les  rages  de  la  jalousie  me  mordent  au  cœur,  jure  que  tu  n'as 
jamais  aimé  que  moi  ! 

Liv.  51. 


402  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Sur  la  tête  de  Bianca  Trombolino,  je  te  le  jure,  ô  mon  prince  ! 

—  Répète  le-moi!  j'ai  besoin  que  tu  me  le  dises  le  plus  souvent  possible  î 
Si  tu  en  aimes  jamais  un  autre,  serait-ce  Blikendorf,  mon  respectable  précep- 
teur lui-même,  je  tuerais  cet  autre  ! 

—  Mich!  Si  jamais  tu  penses  encore  à  ta  grande  duchesse  de  Klakfeld  qui 
t'attend  là-bas,  je  te  poignarde  ! 

—  C'est  bien  !  c'est  ainsi  que  je  veux  être  aimé,  ô  ma  reine  1 

Ce  poétique  duo  fut  interrompu  par  l'arrivée  de  l'intendant  qui  ramenait 
les  serviteurs  réclamés  par  le  prince. 

—  Voici,  Excellence,  un  brave  et  honnête  garçon  qui  fera  un  excellent 
majordome;  ces  deux  petites  sont  les  épouses  de  vos  gondoliers,  j'ai  pensé 
qu'elles  pourraient  servir  de  femmes  de  chambre  à  la  signora... 

—  Parfait,  dit  le  prince,  voilà  notre  maison  montée.  Et  les  meubles? 

—  Dans  une  heure  ils  seront  ici. 

—  Et  le  dîner?  demanda  encore  Tulipia. 

—  Il  me  suit,  dit  Blikendorf  paraissant  à  son  tour. 

—  Allons!  dit  l'intendant,   Maria,    Catarina,   mettez  la  table,  presto! 
Par  le  balcon  de  la  loggia,  le  prinoe  put  voir  deux  hommes  en  costume 

blanc  de  marmitons  apporter  en  gondole  le  repas  commandé  à  l'hôtel. 

—  Avez-vous  pensé  au  vin  de  Chypre,  Blikendorf?  demanda  le  prince. 

—  Monseigneur,  il  n'y  en  avait  pas,  j'ai  rapporté  à  la  place  un  panier  de 
Champagne. 

—  C'est  une  atteinte  à  la  couleur  locale,  mais  enfin,  s'il  est  bon... 

Le  repas  fut  très  gai.  Le  prince  trouva  les  mets  un  peu  cosmopolites,  mais 
excellents.  A  défaut  de  vin  de  Chypre,  le  Champagne  fut  largement  fêté.  — 
La  nuit  était  venue  ;  malgré  les  lampes  apportées  par  l'intendant,  les  grandes 
«ailes  vides  avaient  encore  des  obscurités  inquiétantes.  Les  meubles  arrivaient 
un  à  un;  pendant  que  Blikendorf  s'occupait  de  leur  installation,  le  prince 
commanda  sa  gondole  pour  une  promenade  avec  Tulipia. 

Il  pleuvait  toujours,  le  ciel  était  sans  lune  et  sans  étoiles  ;  sur  le  grand 
canal  sombre  et  morne,  quelques  lumières  clignotaient  çà  et  là,  reflets  des 
rares  fenêtres  éclairées  et  des  chandelles  allumées  devant  les  images  de 
madone  posées  sur  des  poteaux  aux  stations  de  gondoles.  Les  petits  canaux 
semblaient  des  abîmes  noirs  bordés  de  spectres  de  maisons,  de  temps  en 
t -mps  quelque  gondole  en  sortait,  ou  s'y  engloutissait  brusquement. 

Le  prince  choisissait  les  canaux  les  plus  sombres  pour  s'y  enfoncer  à  Ja 
recherche  de  sensations  féroces  et  délicieuses;  il  se  fit  conduire  au  pont  des 
Soupirs  pour  montrer  à  Tulipia  l'endroit  où  les  condamnés  à  mort  s'embar- 
quaient sur  la  gondole  fatale  qui  les  portait,  une  pierre  au  cou,  aux  pois- 
sons du  canal  Orfano. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  403 


Tulipia  s'endormit  et  le  prince  donna  le  signal  du  retour  au  palais  Trom- 
bolino.  —  Un  changement  s'était  opéré  pendant  leur  absence,  le  palais  était 
balayé,  les  meubles  placés  et  les  chambres  faites.  —  Blikendorf  assis  dans 
un  bon  fauteuil  fumait  sa  pipe  en  rêvant  philosophie,  devant  une  bouteille 
de  Champagne,  dans  la  grande  salle  du  premier  étage. 

—  Enfin  t  dit  le  prince,  nous  voici  chez  nous!  j'en  avais  assez  des  cara- 
vansérails à  la  mode,  des  vulgaires  chambres  d'hôtel...  Ce  palais  m'en- 
chante!... ces  nobles  murailles,  ces  fenêtres  gothiques,  ces  couloirs  mysté- 
rieux... tout  cela  réjouit  mon  âme  au  plus  haut  point.  Quelle  poésie!  quelle... 

—  Je  tombe  de  sommeil!...  fit  Tulipia,  un  peu  moins  de  poésie,  mon 
petit  Mich! 

—  J'ai  oublié  de  faire  acheter  une  mandoline  ! 
s'écria  le  prince,  ce  sera  pour  demain,  charmante 
Tulipia...  Ce  soir,  nous  allons  dormir  sans  sérénade... 
Voyons  la  chambre. 

Le  prince  prit  une  bougie  et  se  dirigea  vers  la 
chambre  de  Bianca  Trombolino.  Ses  ordres  avaient 
été  exécutés,  le  lit  de  la  malheureuse  Bianca,  débar- 
rassé de  sa  poussière  et  des  toiles  d'araignée,  avait  été 
garni  de  matelas  modernes  et  d'oreillers.  Des  chaises 
et  des  fauteuils  avaient  été  apportés,  des  rideaux  et 
des  tapisseries  accrochés  aux  fenêtres;  dans  un  coin  les  malles  de  Tulipia 
étaient  déposées  attendant  leur  maîtresse. 

—  Parfait!  dit  le  prince,  ah!  et  le  portrait  de  Bianca?  Il  y  est,  très 
bien,  j'aurai  donc  perpétuellement  sous  les  yeux  cette  douce  et  mélanco- 
lique figure! 

—  Dans  le  jour,  cela  m'est  égal,  fit  Tulipia,  mais  je  n'aime  pas  à  la  voir  la 
nuit,  cette  douce  et  mélancolique  Bianca...  pourvu  qu'elle  ne  revienne  pas! 

—  Ah!  Tulipia,  ange  de  ma  vie,  il  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  mais  il  me 
semble  que  je  l'aurais  aimée,  elle  aussi! 

Les  gondoliers  étaient  allés  se  coucher  dans  les  chambres  donnant  sur  une 
petite  cour  intérieure,  au  bout  de  longs  couloirs  que  les  nouveaux  locataires 
n'avaient  pas  encore  explorés  à  fond.  Blikendorf  mit  sa  bouteille  sous  son 
bras,  prit  sa  lampe  et  gagna  sa  chambre  située  juste  au-dessus  de  celle  du 
prince.  Au  bout  d'un  quart  d'heure  tous  les  bruits  s'éteignirent,  les  habitants 
du  palais  Trombolino,  fatigués  par  le  voyage,  avaient  pour  ainsi  dire  som- 
bré dans  le  sommeil. 

Minuit  sonnait  à  une  horloge  inconnue,  lorsque  soudain  Tulipia  se  ré- 
veilla. Des  bruits  étranges  avaient  troublé  son  sommeil  dans  le  lit  de  Bianca  ; 
elle  avait  entendu  de  longs  gémissements  ou  plutôt  des  souffles  rauques  et 


404  LA    GRANDIS    MASCARADE    PARISIENNE 


prolongés,  ainsi  que  des  craquements  stridents  dans  différentes  directions. 
Tout  d'abord  elle  n'osa  bouger  et  resta  glacée  d'effroi,  les  yeux  seuls,  et  tout 
grands  ouverts,  hors  des  couvertures.  Cela  dura  un  quart  d'heure.  Tout  à 
coup  un  souffle  puissant  éteignit  la  lampe  qui  brûlait  encore  dans  un  coin 
de  la  pièce  et  Tulipia  poussa  un  cri  de  terreur. 

—  Qu'est-ce  ?  s'écria  le  prince  réveillé  en  sursaut. 

—  Elle  !  Bianca  Trombolino  1  gémit  Tulipia  en  montrant  au  prince  des 
points  ronds  et  fixes  qui  brillaient  en  face  du  lit  dans  les  noirceurs  de  la 
vaste  chambre,  c'est  elle,  ce  sont  ses  yeux  ! 

—  MaUnon,  il  y  en  a  quatre...  où  bien  il  y  aurait  donc  deux  Bianca  1... 
je  vais  interroger  les  spectres...  Bianca,  femme  sensible  et  infortunée,  est-ce 
loi? 

Rien  ne  répondit,  si  ce  n'est  un  concert  de  rauques  gémissements  dans  la 
pièce  voisine. 

—  Pas  de  réponse  et  j'ai  été  poli,  attends  un  peu!  murmura  le  prince  en 
se  baissant  pour  prendre  une  de  ses  bottes  sur  le  pavé,  allons  !  à  vous,  spec- 
tres des  Trombolini! 

Le  prince  lança  vivement  sa  botte  dans  la  direction  des  points  lumineux. 
Un  bruissement  d'ailes  et  un  grand  fracas  suivirent  cet  acte  audacieux.  Tulipia 
poussa  des  cris  affreux  et  fit  son  possible  pour  s'évanouir. 

Vivement  le  prince  ralluma  la  bougie  pour  explorer  la  chambre  hantée. 

—  Ce  n'est  pas  Bianca  !  s'écria-t-il  avec  une  nuance  de  désappointement, 
Tulipia,  ange  adoré,  ne  crains  rien,  ces  faux  spectres  sont  deux  hiboux,  trou- 
blés par  nous  dans  la  possession  du  palais  Trombolino!... 

—  Des  hiboux  !  fit  Tulipia  en  relevant  sa  tête  enfouie  sous  les  oreillers. 

—  Oui,  tiens,  notre  bougie  les  effarouche...  ah  !  les  voilà  partis,  nos  deux 
fenêtres  manquent  de  vitrage  en  haut...  et  ma  botte  est  partie  dans  le  grand 
canal,  en  pratiquant  une  autre  ouverture... 

—  C'est  donc  cela  qu'il  y  a  tant  de  courants  d'air...  je  suis  gelée...  Mon 
petit  Mich,  je  t'en  supplie,  regarde  ce  qu'il  y  a  derrière  cette  tapisserie, 
j'entends  des  bruits  et  des  gémissements  lamentables  !... 

—  C'est  le  vent  qui  souffle  à  travers  les  trèfles  de  nos  fenêtres  à  ogives... 
je  m'explique  parfaitement  tous  ces  bruits,  il  n'y  a  pas  de  Trombolini  dans 
les  murailles...  Regarde,  fit  le  prince  en  soulevant  les  tapisseries. 

—  Des  rats  !  gémit  Tulipia,  des  rats  qui  mangent  mes  bottines! 

Il  y  eut  une  débandade.  Les  rats  troublés  dans  leur  repas,  s'éparpillèrent 
dans  toutes  les  directions  avec  des  galops  précipités. 

—  Maintenant  que  tout  est  expliqué,  nous  allons  dormir  d'un  sommeil  plus 
tranquille,  dit  le  prince  en  fermant  aussitôt  les  yeux. 

Tulipia,  gémissante  et  troublée,  ne  répondit  pas.  La  tranquillité  ne  dura 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


405 


pas  longtemps,  au  bout  de  dix  minutes  les  bruits  inquiétants  reprirent; 
le  vent  souleva  les  tapisseries  et  gémit  dans  les  arceaux  gothiques  de  la 
loggia,  des  portes  battirent  au  fond  des  appartements,  puis  les  rats  revin- 
rent à  la  charge  et  recommencèrent  leurs  courses  à  travers  la  chambre,  fu- 


Lucrezia,  Lavinia  et  Cléopalra  Blomslig. 

retant  çà  et  là,  grignotant  ce  qui  leur  semblait  susceptible  de  posséder  quel- 
ques qualités  nutritives,  ou  traînant  et  bousculant  les  bottines  de  Tulipia. 
Quelques-uns  même  s'aventurèrent  sur  le  lit,  mais  des  mouvements  brus- 
ques de  Tulipia  les  firent  détaler  à  toute  vitesse. 

—  Quel  sabbat  1  gémit  Tulipia  enviant  la  tranquillité  du  prince. 

Le  fracas  des  portes  et  des  vitrages  redoublait,  les  tapisseries  se  soule- 
vaient de  plus  belle  sous  le  souffle  du  vent,  lorsque   tout  à  coup  Tulipia 


406  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


sentit  de  larges  gouttes  lui  tomber  sur  la  figure.  Elle  allongea  timidement  la 
main  hors  des  couvertures  et  la  retira  toute  mouillée. 

—  Ah!  çà,  mais  c'est  de  l'eau  1  s'écria-t-elle. 

Le  prince  venait  aussi  de  se  réveiller.  Il  passa  sa  main  sur  sa  figure  et 
regarda  ensuite  en  l'air. 

—  Tiens,  il  pleut  !  dit-il  gravement. 

—  Mon  petit  Mich  !  s'écria  Tulipia.  Voilà  le  résultat  de  votre  fantaisie,  elle 
est  jolie,  votre  vieille  cassine  des  Trombolini,  avec  sa  garnison  de  rats  et  de 
hiboux,  avec  ses  spectres  et  ses  courants  d'air!  Et  voilà  la  pluie,  maintenant! 
je  veux  aller  à  l'hôtel  ! 

—  Abandonner  la  plus  poétique  demeure  de  Venise,  pour  si  peu  de  chose? 
jamais  !  Les  rats  et  les  hiboux  ont  peur  de  nous,  n'y  pensons  pas,  quant  à  la 
pluie,  elle  vient  de  ces  jolis  vitrages  gothiques,  des  rosaces  si  pittoresques  de 
nos  fenêtres...  mais  ce  n'est  rien,  je  vais  y  mettre  bon  ordre! 

Le  prince  se  releva  encore  et  s'en  alla  dans  la  grande  salle  avec  la  lampe. 

—  Mon  petit  Mich  !  ne  t'en  vas  pas  si  loin  !  lui  cria  Tulipia,  ne  me  laisse 
pas  seule  avec  le  portrait  de  Bianca  I 

—  Voilà  !  dit  le  prince,  revenant  avec  un  parapluie  tout  grand  ouvert  à  la 
main  ;  avec  cela  nous  allons  défier  l'inondation. 

Et  il  se  recoucha  en  plantant  son  parapluie  entre  les  oreillers.  . 

Cette  fois  Tulipia  put  dormir  tranquille. 

La  pluie  continuait  au  dehors,  et  si  les  rafales  de  vent  qui  exécutaient  une 
remarquable  symphonie  à  travers  le  vieux  palais,  envoyaient  par  moments  de 
petites  réductions  d'ondées  dans  les  trèfles  pittoresques  des  croisées,  du  moins 
tout  cela  tombait  sur  le  parapluie  et  Tulipia  n'en  recevait  qu'une  goutte  filtrée 
par-ci  par-là. 

Les  rats  tentaient  bien  de  temps  à  autre  l'escalade  du  lit,  mais  le  prince 
Veillait.  Attentif  à  tout  ce  qui  pouvait  troubler  le  sommeil  de  Tulipia,  il  ne  les 
laissait  pas  devenir  gênants  ;  dès  que  les  courses  de  ces  petits  Trombolini 
menaçaient  d'ennuyer  la  charmante  locataire  du  lit  de  Bianca,  le  prince  allon- 
geait la  main,  il  saisissait  son  revolver  de  la  campagne  de  Turquie  et  faisait 
feu  sur  les  perturbateurs. 

—  Qu'est-ce?  demandait  Tulipia  dans  son  sommeil. 

—  Un  rat  !  répondait  le  prince,  comme  dans  Hamlet. 

Au  jour,  de  larges  taches  de  sang  rougissaient  le  parquet  de  la  chambre 
de  Bianca  Trombolino,  comme  jadis  au  temps  des  tragiques  aventures  de  la 
belle  patricienne.  Onze  rats  sacrifiés  au  sommeil  de  Tulipia,  jonchaient  le  sol 
de  leurs  cadavres! 

Mais  Tulipia  avait  dormi. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


407 


Dame  de  compagnie  pour  voyageurs  poétiques.  —  Nuits  romantiques, 
mandoline.  —  Annonces  sentimentales  viennoises. 


Trop  de 


Il  pleut,  il  pleut  toujours  !  Depuis  quinze  jours  que  le  prince  et  Tulipia 
sont  à  Venise,  la  pluie  n'a  pour  ainsi  dire  pas  cessé  de  tomber  ;  de  temps  en 
temps  dans  une  fugitive  éclaircie, 
un  rayon  de  soleil  est  venu  dorer 
les  galeries  fantastiques  du  palais 
Ducal,  mais  bien  vite  une  averse 
s'est  empressée  d'éteindre  ce  com- 
mencement de  renaissance  de  la 
féerique  cité. 

Le  prince  et  Tulipia  sont  tou- 
jours au  palais  Trombolino.  Mich 
a  catégoriquement  refusé  d'aller 
habiter  un  hôtel  plus  moderne  et 
plus  confortable.  Il  continue  à  pleu- 
voir dans  le  palais,  le  vent  souf- 
fle toujours  à  travers  les  arceaux 
gothiques  de  la  loggia ,  soulevant 
les  tapisseries,  faisant  battre  les 
portes  et  claquer  les  vitrages;  les 
nuits  sont  toujours  aussi  agitées, 
les  lugubres  gémissements  de  la 
brise  dans  les  longs  couloirs  mys- 
térieux, les  courses  des  rats,  les 
battements  d'ailes  des  hiboux  qui 
s'obstinent  à  ne  pas  changer  de 
domicile,  tout  cela  continue  à  trou- 
bler le  sommeil  de  la  pauvre  Tu- 
lipia. 

Pour  comble  de  malheur,  les  ScU3  le  pont  dcs  Soupirs- 

rats  commencent  à  se  familiariser  avec  les  locataires  des  Trombolini,  ils  ne 
détalent  plus  maintenant  à  la  première  alerte  ;  bien  au  contraire,  quelques-uns, 
les  plus  frileux  sans  doute,  recherchent  la  douce  moiteur  des  couvertures 
et  viennent  dormir  presque  dans  les  bras  de  Tulipia,  sous  le  parapluie  placé 


408  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


à  demeure  entre  les  oreillers,  —  car  il  pleut  toujours  dans  la  chambre  à 
coucher  de  Bianca,  malgré  les  rideaux  et  les  tapisseries  qui  tamponnent  les 
brèches  des  vitrages  dans  les  rosaces  'des  fenêtres. 

Cependant,  à  part  la  pluie,  les  courants  d'air,  les  rats  et  les  hiboux,  le 
palais  Trombolino  est  tranquille...  la  tendre  et  malheureuse  Bianca  ne  revient 
pas  pleurer  ses  malheurs,  les  Trombolini  assassinés  par  leurs  femmes,  et  les 
malheureuses  Trombolinas  étranglées  par  leurs  maris,  dans  les  diverses  cham- 
bres du  palais,  les  amants  et  les  maîtresses  poignardés  par-ci  par-là,  ne  vien- 
nent pas  non  plus  traîner  leurs  suaires  à  minuit,  ainsi  que  le  prince  pouvait 
ajuste  titre  l'espérer,  d'après  les  légendes  et  les  traditions  populaires. 

Le  prince  en  est  désolé.  —  A  qui  se  fier  maintenant,  si  l'on  ne  peut  plus 
croire  aux  traditions  populaires? 

Chaque  soir,  à  l'heure  solennelle  de  minuit,  le  prince  a  beau  évoquer  le 
spectre  de  l'infortunée  Bianca  dans  les  termes  les  plus  pressants,  Bianca  reste 
sourde  à  son  appel.  Une  nuit  cependant,  il  crut  Blikendorf  plus  heureux  que 
lui,  il  était  une  heure  du  matin  et  tout  dormait  dans  le  palais  lorsque  tout  a 
coup  un  bruit  infernal  avait  retenti  à  l'étage  supérieur,  dans  la  chambre  du 
précepteur,  et  ce  tapage,  ce  fracas  de  meubles  renversés  avait  été  suivi  de 
gémissements  très  perceptibles. 

A  la  grande  terreur  de  Tulipia,  le  prince  s'était  précipité  à  demi-habillé, 
un  flambeau  d'une  main,  son  revolver  de  l'autre,  dans  l'escalier  conduisant 
aux  appartements  de  Blikendorf.  Tulipia  pour  ne  pas  rester  seule,  avait  saisi 
le  parapluie  et  l'avait  suivi. 

Les  gémissements  redoublaient,  un  coup  de  vent  éteignit  la  lampe,  mais 
il  faisait  clair  de  lune,  le  prince  traversa  rapidement  la  grande  salle  et  plein 
d'espoir  enfonça  d'un  coup  de  pied  la  porte  de  Blikendorf. 

Au  premier  abord  il  ne  vit  qu'un  amas  de  meubles  brisés  et  de  literie  sous 
lesquels  le  précepteur  se  débattait  en  poussant  des  cris  de  détresse  de  plus  en 
plus  accentués,  mais  quand  Tulipia  eut  repris  la  force  nécessaire  pour  frotter 
une  allumette  et  rallumer  la  lampe,  l'innocence  des  Trombolinos  assassinés 
dans  cette  chambre  éclata. 

Blikendorf  n'était  aucunement  la  victime  de  leurs  fantômes,  la  malveillance 
des  anciens  propriétaires  du  palais  n'était  pour  rien  dans  son  accident.  Le 
précepteur  avait  son  lit,  un  grand  lit  d'apparat,  majestueusement  posé  sur 
une  estrade  au  milieu  de  la  pièce;  soit  que  Blikendorf  fut  trop  lourd,  soit  que 
les  planches  fussent  pourries  par  l'âge,  l'estrade  s'était  écroulée  et  le  lit  avait 
passé  au  travers.  Le  bon  précepteur  avait  sans  doute  un  peu  trop  occupé  sa 
soirée  à  philosopher  en  tête  à  tête  avec  les  vins  français  de  la  Champagne, 
chargés  de  tenir  lieu  du  vin  de  Chypre  introuvable,  car  il  n'avait  pu  se  tirer 
lui-même  dds  débris  de  son  estrade  ni  se  rendre  compte  des  causes  de  sa 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.  52. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


411 


chute.  Lorsque  le  prince  l'eut  remis  dans  son  lit  étayé  par  quelques  chaises,  il 
persista  quand  même  à  attribuer  son  aventure  à  quelque  vindicatif  Trom- 
bolino  furieux  de  le  trouver  dans  le  lit  de  la  famille  et  déclara  qu'il  se  consi- 
dérait comme  très  heureux,  vu  les  habitudes  désagréables  des  Trombolini 
d'en  être  quitte  à  si  bon  marché. 

Malgré  la  pluie,  le  prince  et  Tulipia  passaient  leurs  journées  en  gondole, 


Excursions  à  pied  dans  la  montagne. 


a  errer  de  canal  en  canal,  à  faire  le  tour  des  îlots,  ou  à  rêver  paresseusement 
sur  la  lagune.  —  Le  prince  avait  un  programme  :  le  matin,  explorations  dans 
les  inextricables  ramifications  des  petits  canaux  de  la  ville,  l'après-midi 
excursions  au  Lido,  ou  bien  aux  îles  de  la  lagune,  à  Saint-Lazare-des-Armé- 
niens,  à  Murano  ou  à  Torcello  ;  tous  les  soirs,  promenades  dans  le  noir,  aux 
coins  perdus,  aux  quartiers  déserts,  dans  les  endroits  aux  allures  féroces  et 
pour  terminer,  rêveries  sous  le  pont  des  Soupirs. 

A  minuit,  lorsque,  bien  saturés  d'impressions  sinistres,  le  prince  et  Tulipia 


412  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


rentraient  au  Palais,  on  soupait!  Le  prince  adorait  son  faux  vin  de  Chypre  et 
le  fêtait  largement. 

—  Rions!  chantons!  s'écriait  le  prince,  c'est  peut  être  le  moyen  de  faire 
sortir  les  Trombolini  de  leur  tombe...  à  ta  santé,  langoureuse  Bianca  !  Je  bois 
à  vous.  Trombolini  dont  le  poignard,  le  poison  ou  le  Conseil  des  Dix  ont 
abrégé  les  jours!  me  ferez-vous  raison,  ombres  lugubres  et  récalcitrantes?... 
Bianca,  je  compatis  à  tes  malheurs,  tu  le  sais,  et  tu  refuses  de  paraître  !  c'est 
bien  mal  ! 

Une  telle  consommation  de  couleur  locale  fatiguait  Tulipia,  les  courses  en 
gondole  du  matin  au  soir,  les  rêveries  sous  la  pluie,  en  tête  à  tête  au  fond  de 
la  gondole,  les  nuits  agitées  par  la  brise,  les  hiboux  et  les  rats,  et  surtout  les 
courants  d'air  de  la  chambre  à  coueber  l'avaient  rendue  malade.  Une  grippe 
féroce  la  tourmentait  sans  que  le  prince  daignât  s'en  apercevoir  et  barcaroller 
un  peu  moins  au  clair  de  la  lune.  Bien  au  contraire,  il  avait  acheté  une  man- 
doline pour  l'infortunée  Tulipia  et  lui  avait  trouvé  un  professeur  qui,  chaque 
jour  pendant  une  heure  ou  deux,  venait  au  palais  Trombolino  lui  apprendre 
à  faire  vibrer  cet  instrument  poétique  et  démodé. 

—  0  âme  de  ma  vie  !  disait  le  prince  ,  Tulipia  adorée ,  j'espère  que 
chaque  soir,  à  la  pâle  clarté  des  étoiles,  sous  les  rayons  de  l'astre  de  l'amour 
ou  même  perdue  dans  le  noir  sombre  des  nuits  sans  lune,  tu  viendras 
belle,  souriante  et  masquée ,  cachée  aux  regards  jaloux  dans  une  mysté- 
rieuse gondole,  réveiller  par  une  douce  sérénade,  les  échos  du  vieux  palais... 
alors  je  me  mettrai  à  la  fenêtre,  j'attacherai  une  échelle  de  corde  au  balcon 
gothique  et  je  descendrai  plein  d'émoi,  me  jeter  à  tes  genoux  dans  ta 
gondole...  ou  bien  ce  sera  toi,  —  o  ma  Juliette,  amante  énergique  et  pas- 
sionnée, qui  monteras  par  la  fragile  échelle,  pour  te  jeter  dans  mes  bras  ! 

Enfin  Tulipia  put  avoir  une  confidente  pour  ses  chagrins.  Un  soir  qu'elle 
errait  avec  le  prince  dans  le  canal  San-Marco  entre  le  jardin  public  et  l'isoladi 
San-Giorgio-Maggiore,  Mich  entendit  de  vagues  accents  de  mandoline  percer 
le  vaste  silence  de  la  nuit. 

C'était  la  première  fois  depuis  leur  arrivée  à  Venise  ;  jusque  là,  le  son  du 
piano  —  horror  !  —  ou  le  bruit  de  l'orchestre  d'un  café  concert  établi,  —  abo- 
minazione!  —  près  de  la  Zecca,  à  deux  pas  du  palais  Ducal,  avaient  été  les 
seules  manifestations  musicales  des  nuits  vénitiennes  si  vantées.  On  comprend 
donc  la  joie  du  prince;  il  donna  aux  gondoliers  l'ordre  d'arrêter,  et  malgré  la 
pluie,  il  sortit  de  l'abri  pour  écouter.  ;     . 

Ces  accords  de  mandoline  venaient  de  l'avant.  A  quelque  distance  une 
masse  noire  filait  légèrement  sur  les  ondes  ;  il  n'y  avait  pas  de  lune,  il  faisait 
froid,  les  larges  gouttes  de  l'averse  clapotaient  sur  la  gondole,  néanmoins, 
un  couple  poétique  se  donnait  la  joie  d'une  promenade  en  musique. 


LA    GRANDE     MASCARADE     PARISIENNE 


413 


—  Ascanio  !  Ruifio  !  dit  le  prince  à  ses  gondoliers,  rattrapez  celte  gondole. 
Tenez-vous  à  côté  d'elle,  où  elle  ira,  allez! 

La  gondole  du  prince  prit  son  élan,  en  deux  minutes,  elle  fut  à  côté  de 
l'autre  gondole  au  moment  où  s'éteignaient  les  derniers  accords  de  la  mando- 
line. —  Le  prince,  Tulipia  et  leurs  gondoliers  éclatèrent  en  applaudisse- 
ments. 


Tulipia  apprenant  à  jouer  de  la  trompe  des  Alpes. 


Les  deujc  gondoles  voguèrent  de  conserve  pendant  trois  heures.  —  Enfin 
le  prince  adressa  la  parole  aux  passagers  de  la  gondole  à  musique. 

—  Signor  et  signora,  dit-il,  mes  yeux  ne  peuvent  vous  voir,  mais  mon 
cœur  vous  entend,  vous  êtes  jeunes,  vous  êtes  beaux,  vous  êtes  poètes  et  vous 

uaimez,  nous  sommes  jeunes,  nous  sommes  beaux,  nous  sommes  poètes  et 
nous  aimons,  nous  pouvons  nous  comprendre...  vous  nous  avez  donné  un 
concert  sur  la  lagune,  voulez-vous  nous  permettre  de  vous  offrir  un  souper  à 
terre?  J'habite  le  palais  Trombolino  tout  près  d'ici,  la  table  est  mise... 

Un  éclat  de  fou  rire  avait  succédé  aux  bruits  de  mandoline  à  cette  propo- 
sition de  gondole  à  gondole. 

—  Vous  riez,  c'est  que  vous  acceptez  !  Nous  rirons  mieux  à  table... 


414  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Parbleu I  dit  une  voix,  nous  ne  demandons  qu'à  rire  et  à  souper... 
M. lis,  arrivés  d'aujourd'hui,  nous  sommes  en  costume  de  voyage,  peu  con- 
venable pour  une  réception  dans  un  palais.  Venez  donc  plutôt  souper  avec 
nous  à  notre  hôtel? 

—  Est-ce  le  titre  de  palais  qui  vous  effraye  et  pensez-vous  qu'il  s'agisse 
d'une  soirée  en  habit  noir?...  Le  palais  Trombolino  est  le  plus  sombre  et  le 
plus  dévasté  de  tous  les  palais  vénitiens,  nous  souperons  en  tête  à  tête  avec 
des  rats  et  au  dessert  nous  évoquerons  les  spectres  d'une  quantité  de  Trom- 
bolini  décédés  de  mâle  mort... 

—  Allons,  vous  nous  tentez  !  au  palais  Trombolino  ! 

Ces  voyageurs  si  poétiques  étaient  un  jeune  Hongrois  et  une  petite  Vien- 
noise  blende  et  potelée;  arrivés  le  matin  même  de  Trieste,  ils  avaient  en  tou- 
ristes intelligents,  acheté  une  mandoline  et  employé  leur  première  journée  à 
barc&Ibller  de  canal  en  canal. 

Le  bon  précepteur  Blikendorf  était  déjà  à  table  ;  il  avait  occupé  sa  soirée 
à  correspondre  avec  les  deux  cours  de  Klakfeld  et  de  Bosnie.  Gomme  cela 
devenait  de  plus  en  plus  difficile,  la  grande  duchesse  de  Klakfeld  montrant 
de  charmantes  impatiences  et  l'auguste  père  du  prince  pressant  les  négo- 
ciations, Blikendorf  avait  cherché  dans  le  vin  de  Chypre  des  inspirations 
diplomatiques  de  la  plus  haute  finesse  pour  faire  prendre  patience  aux  deux 
cours.  —  Il  fut  un  peu  surpris  à  la  vue  des  invités  du  prince  et  légèrement 
effarouché  de  cette  infraction  à  l'étiquette.  Pendant  que  Tulipia  faisait  les 
honneurs  «du  palais,  il  put  glisser  quelques  mots  au  prince. 

—  Surtout...  incognito  1  strict  incognito!  que  penserait  l'Europe  si  elle 
savait...  et  votre  auguste  père...  et  ma  responsabilité  morale... 

—  Bon,  bon,  dit  le  prince,  strict  incognito! 

Le  précepteur  tranquillisé  considéra  la  jeune  Viennoise  avec  un  intérêt 
presque  tendre. 

—  Blonde,  blanche,  grassouillette,  murmura-t-il,  le  rêve  de  ma  jeunesse, 
l'idéal  de  mon  âme  au  printemps  de  mes  jours...  avant  mon  mariage  avec 
Mrne  Blikendorf!...  à  moi  toute  ma  philosophie,  mon  cœur  se  réveille  ! 

Et  il  s'endormit  sur  la  table. 

Malgré  la  défection  de  Blikendorf,  le  souper  fut  très  gai.  Le  Hongrois 
mangeait  l'héritage  d'un  parent  très  éloigné,  il  avait  donc  l'esprit  porté  à  la 
plus  générale  bienveillance,  il  trouva  ses  hôtes  charmants,  le  palais  en- 
chanteur, la  pluie  douce,  les  rats  amusants  et  l'histoire  de  Bianca  Trombo- 
lino très  touchante.  Il  but,  chanta,  joua  de  la  mandoline,  prodigua  les 
déclarations  d'amitié  au  prince,  offrit  de  lui  prêter  de  l'argent  et  em- 
brassa Blikendorf  endormi,  sous  prétexte  que  sa  tête  lui  rappelait  celle 
du  parent  éloigné  qu'il  pleurait. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


415 


Tulipia  retrouvait  sa  gaieté,  le  palais  trombolino  lui  semblait  renaî- 
tre. Elle  rit  beaucoup  avec  la  jeune  Viennoise  et  chanta  avec  elle  des 
duos  franco-allemands  sur  la  musique  d'Offenbach. 

Cette  gaieté  déplut  au  prince  qui  n'aimait  que  la  musique  triste;  pour 
revenir  aux  impressions  sinistres,  il  proposa  d'organiser  une  promenade 
aux  flambeaux  dans  les  ebambres,  corridors,  greniers  et  caves  du  palais. 
Devant  le  portrait  de  Bianca,  le  prince  exigea  une  sérénade;  le  jeune  Hon- 
grois saisit  sa  mandoline  et  joua  quelque  chose  de  lamentable,  en  rapport 


*  cr 


Ici,  Tulipia  poursuit  ses  éludes  musicales 


avec  ce  que  devait  être  la  situation  d'âme  de  Bianca  au  temps  de  ses  mal- 
heurs. Puis  la  procession  s'enfonça  dans  les  appartements  compliqués  du 
palais,  parcourut  les  deux  étages,  monta  dans  le  grenier,  dérangea  des 
multitudes  de  rats  et  se  perdit  dans  un  dédale  de  couloirs  inconnus. 

A  deux  heures  du  matin,  lorsque  les  étrangers  parlèrent  de  s'en  aller,  le 
prince  refusa  absolument  de  les  laisser  partir  et  leur  imposa  son  hospitalité. 
Blikendorf  dormait  toujours  sur  la  table,  donc  son  appartement  était  libre. 
Le  Hongrois,  pris  à  la  justesse  de  ce  raisonnement,  accepta  et  se  laissa  ins- 
taller dans  les  lares  du  pauvre  précepteur. 

—  Bonne  nuit!  dit  le  prince  après  avoir  serré  dans  ses  bras  ses  nouveaux 
amis,  bonne  nuit  et  à  demain  la  poésie,  les  promenades  en  gondole  et  les 
sérénades  ! 


416  L'A    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Nuit  excellente,  nuit  d'un  calme  délicieux.  Ce  fut  la  première  fois  que 
Tulipia  n'eut  pas  besoin  de  parapluie  sur  son  oreiller,  la  pluie  n'était  plus 
qu'une  simple  bruine  peu  gênante.  Quelques  coups  de  pistolet  à  l'étage  su- 
périeur, interrompirent  pendant  quelques  minutes  les  rêves  de  Tulipia  ;  elle 
crut  d'abord  à  quelque  explication  conjugale  entre  Trombolino  du  bon 
vieux  temps,  mais  se  souvenant  enfin  qu'aucun  Trombolino  n'avait  encore 
troublé  leurs  nuits,  elle  envoya  le  prince  voir  dans  la  ebambre  de  Blikendorf 
si  leurs  nouveaux  amis  n'étaient  pas  malades. 

Les  rats  étaient  cause  de  ce  tapage.  La  jeune  Viennoise  avait  été  réveillée 
par  leurs  courses  ;  d'abord  le  Hongrois  s'était  borné  à  les  chasser  à  coups 
de  canne,  puis  avisant  un  revolver  appartenant  à  Blikendorf,  il  avait  orga- 
nisé une  grande  chasse  aux  rats. 

Le  reste  de  la  nuit  fut  excellent,  à  cela  près  que  Blikendorf  réveillé  par 
l'air  frais  du  matin,  voulut  regagner  sa  chambre  et  que,  mal  accueilli  par  les 
jurons  du  Hongrois,  il  courut  réveiller  son  élève  pour  lui  apprendre  que  des 
Trombolini  inhospitaliers,  l'avaient  indignement  dépossédé  de  son  lit. 

0  bonheur  I  ce  matin-là,  le  soleil  se  leva  radieux  sur  Venise.  La  pluie  avail 
cessé  :  dômes,  campaniles,  frontons  de  palais  émergeaient  de  toutes  parts,' 
jaunes,  blancs,  roses  ou  dorés,  étincelants  et  rajeunis.       ^ 

Le  prince  envoya  Blikendorf  réveiller  ses  hôtes,  il  voulait  au  plus  vite 
profiter  de  cette  allégresse  du  ciel,  de  la  terre  et  de  l'Adriatique. 

Tulipia  était  enchantée  de  sa  nouvelle  amie,  la  jeune  Viennoise;  dans  le 
cours  des  promenades  en  gondole  découverte,  on  se  fit  des  confidences; 
elle  s'appelait  Carolina  Laufner,  la  blonde  fille  du  Danube,  et  elle  avait 
quelque  peu  joué  l'opérette  au  Carl-Théater  de  Vienne.  Dans  la  joyejjse 
capitale  autriebienne,  Carolina  avait  mené  une  existence  assez  gaie,  elle 
avait  chanté,  dansé,  soupe  et  aimé,  elle  avait  fait  des  dettes,  elle  avait 
failli  se  marier,  elle  avait  passé  quelques  saisons  au  Baden  des  environs 
de  Vienne,  ses  blonds  cheveux  s'étaient  reflétés  dans  le  miroir  vert  des 
lacs  autrichiens,  en  compagnie  de  jeunes  et  brillantes  moustaches  qui 
servaient  dans  la  cavalerie  impériale un  beau  jour,  juste  une  se- 
maine avant  sa  première  promenade  en  gondole,  un  beau  jour  que  le  ban- 
quier juif  dont  elle  embellissait  les  opérations  financières,  avait  déposé  son 
bilan,  elle  avait  jeté  par  hasard  les  yeux  sur  X Extra  Blatt,  un  petit  journal 
viennois,  voué  surtout  à  l'annonce  commerciale  et  à  la  correspondance  sen- 
timentale et  elle  avait  lu  la  petite  note  suivante  : 

Un  Jeune  homme  venant  de  recueillir  un  héritage  important  et  sur  le  point 
d'entreprendre  un  voyage  de  consolation  en  italie,  désirerait  voyager  de  com- 
pagnie avec  une  jeune  et  charmante  dame,  blonde  ou  brune,  douée  autant  que 
possible  d'un  caractère  enjoué. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


417 


Envoyer  photographie  sous  les  lettres  L.  Z.  R.  et  se  promener  demain  à 
quatre  heures  avec  le  présent  numéro  de  l'Extra  Blatt  à  la  main,  devant  Je 
temple  de  Thésée  au 
Volksgarten. 


Carolina  n'avait 
pas  hésité,  son  ban- 
quierl'ennuyait  con- 
sidérablement et  ce 
petit  voyage  avec  un 
aimable  héritier  la 
tentait.  Elle  envoya 
sa  photographie  à 
L.  Z.  R. 

Huit  jours  après 
elle  était  à  Venise, 
avec  Layos  Zambor 
de  Zambor,  le  jeune 
et  aimable  Hongrois 
de  l'annonce ,  un 
charmant  garçon  qui 
était  devenu  amou- 
reux fou  de  sa  dame 
de  compagnie.  Sur 
les  cinquante  ou 
soixante  jeunes  da- 
mes qui  s'étaient 
promenées  au  jour 
dit  au  Volksgarten 
avec  le  numéro  de 
l'Extra  Blatt  à  la 
main ,  Layos  Zam- 
bor avait  distingué 
Carolina  1 

—  Et  puis  ,  ma 
chère,  vous  savez, 
ajouta  Carolina  qui 
parlait  admirable- 
ment le  français 
vous  savez ,  Layos 
Liv.  53. 


Dan»  la  montagne.  Trop  de  pittoresque I 


418  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


m'a  promis  de  m'épouser,  si  nos  cœurs  continuaient  à  sympathiser  à  la  fin 
du  voyage. 

Et  elle  tira  d'un  petit  sac  de  voyage  le  fameux  numéro  de  V Extra  Blatt  où 
l'annonce  de  Layos  Zambor  était  encadrée  dans  un  cœur  au  crayon  rouge  ; 
sur  la  demande  de  Tulipia,  Carolina  traduisit  les  correspondances  voisines  de 
la  demande  de  Layos  ;  quelques-unes  étaient  des  plus  intéressantes  comme 
on  va  en  juger  : 

je  m'ennuie  énormément  à  Vienne,  ne  serait-il  pas  possible  de  trouver  un 
homme  distingué,  riche  et  libre,  capable  de  me  distraire.  Camilla. 

Uvie  jeune  dame  française,  d'un  tempérament  très  gai,  donne  des  leçons 
de  français  et  de  conversation  chez  elle  et  ailleurs. 

Marie. 

Hélène- Volksgarten-Gasse.  —  A  quelle  heure  te  trouvera-t-on  jeudi? 
Bien  des  choses  affectueuses. 

Ton  Théodore. 

Un  jeune  étranger  désire  passer  l'été  à  la  campagne,  en  compagnie  d'une 
dame  seule. 

Lettre  sous  ce  chiffre  :  P.  V.  H. 

Un  jeune  homme  désire  entrer  en  correspondance  avec  une  jolie  dame.  — 
Adresser  les  réponses  à  Henry,  200,  au  Journal. 

Proposition  de  mariage.  —  Une  jeune  fille  âgée  de  vingt  ans,  de  bonne 
maison,  avec  toute  sa  liberté,  désire  faire  la  connaissance  d'un  homme  joli, 
vieux,  riche.  Ne  pas  adresser  de  réponse  anonyme,  mais  une  lettre  avec 
la  photographie,  le  nom  et  le  caractère,  sous  ce  chiffre  :  Antonine,  300,  au 
Journal. 

Discrétion  {bien  entendu). 

Proposition.  —  Une  jeune  Allemande  du  Nord,  d'extérieur  agréable,  avec  une 
fortune  de  10,000  thalers  désire  entrer  en  relations  sérieuses  avec  un  jeune 
Viennois.  Elle  désire  que  ce  jeune  homme  soit  de  bon  caractère.  Envoyer 
réponse  et  photographie  au  journal  sous  ce  chiffre  : 

Héléna. 

Xrois  jeunes  dames.  —  Une  brunette  d'un  tempérament  cascadeur,  désire 
entrer  en  correspondance  avec  un  jeune  homme  affectueux,  d'un  caractère 
grave  et  sérieux  —  pendant  qu'une  blondine,  possédant  un  cœur  capable  d'é- 
prouver un  amour  de  feu,  voudrait  trouver  un  être  répondant  à  cet  amour,  — 
et  une  mélancolique  blondine,  un  idéal  pour  le  monde  de  ses  rêves. 
Envoyer  réponse  et  photographie  sous  les  chiffres  : 

Gaieté,  amour  et  mélancolie. 
Poste  restante,  Mariahilfstrasse. 

Jusqu'au  24  de  ce  mois. 


LA  GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


419 


Stadt  -  Park.  —  Cher  M.  P..  êtes-vous  fâché  contre  Emma? 

C'est  mal  !  Je  vous  prie  de  me  donner  la  possibilité  de  vous 

revoir. 

Ton  Emma! 

La  clame  aimable  habillée  en  gris  et  noir,  qui  passait  mardi 
après-midi  sur  le  Pont  Ferdinand,  est  priée  par  le  monsieur 
qui  la  suivait  de  vouloir  bien  faire  connaître  par  un  signe 
si  un  rapprochement  est  possible.  Un  jeune  homme 

Réponse  au  Journal  à  Cœur  enflammé. 
O  ma  Caroline!  tu  connais  l'ardeur  de  mon  amour,  tu  connais  la  pureté  de 
mon  cœur,  et  tu  doutes  de  moi!  !  ! 
Pourrai-je  te  voir  bientôt? 
Écris-moi  longuement  au  Journal. 

—  Charmant  1  admirable  !  fit  Tulipia  en  rendant  le  journal  viennois  a 
sa  compagne,  ce  Moniteur  des  cœurs  sensibles  est  bien  intéressant 

—  Oui  1  sans  X Extra  Blatt,  je  ne  connaîtrais  pas  Layos,  et  Layos  ne 
connaîtrait  pas  Garolina  !  Je  le  vois  maintenant,  mon  cœur  n'avait  véritable- 
ment pas  battu  jusqu'à  présent,  c'étaient  de  simples  palpitations 

A  partir  de  la  rencontre  du  prince  avec  Layos  Zambor  et  sa  dame  de 
compagnie,  le  palais  Trombolino  fut  comme  transfiguré.  Tout  avait  changé, 
il  faisait  un  temps  superbe  et  la  monotonie  née  du  tête-à-tête  éternel  de  Mie  h 
et  de  Tulipia  avait  disparu.  D'abord  le  prince  n'avait  pas  voulu  permettre 
à  ses  nouveaux  amis  de  retourner  à  leur  hôtel,  il  avait  envoyé  chercher  leurs 
bagages  et  les  avait  installés  dans  l'appartement  de  Blikendorf  pour  qui  l'on 
avait  découvert  une  autre  chambre  suffisamment  meublée  et  dans  laquelle, 
par  extraordinaire,  aucun  Trombolino,  n'avait  occis  aucune  signoradu  même 
nom. 

Les  journées  se  passaient  en  interminables  promenades  en  gondole  et  les 
soirées  en  petits  soupers,  à  la  fin  desquels  il  était  rare  que  l'un  des  convives 
soit  Mich,  soit  Blikendorf,  soit  Layos  Zambor,  ne  roulât  sous  la  table,  quand 
ils  n'y  roulaient  pas  tous  les  trois  ensemble.  Quand  cet  accident  n'arrivait 
qu'à  Blikendorf,  Mich  et  Layos  sautaient  en  gondole  avec  les  dames  et  s'en 
allaient  parfois  jusqu'au  Lido  donner  des  sérénades  aux  étoiles. 

Blikendorf  devenait  de  plus  en  plus  mélancolique.  Le 
sentiment  de  sa  haute  responsabilité  vis-à-vis  de  la  cour  de 
Bosnie  l'effrayait  ;  les  correspondances  devenaient  bien  dé- 
licates. Puis  son  cœur  battait  si  fort  en  présence  de  Garo- 
lina, l'idéal  de  sa  jeunesse  !  il  avait  beau  appeler  à  lui  toute 
sa  philosophie,  il  sentait  aux  bouillonnements  de  son  âme 
qu'il  lui  faudrait  bientôt  choisir  entre  deux  partis,  ou  dis- 
puter les  armes  à  la  main  son  idéal  blond  à  Layos  Zam~    "'>        Emma. 


420 


LA     GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


Une  jeune  dame  française. 


Ton  Théodore. 


0  ma  Caroline. 


Do  ;r;une  étranger. 


bor,  ou  envoyer  à  Vienne  une  petite  annonce  sem- 
blable à  celle  du  Hongrois  pour  demander  une 
deuxième  Carolina. 

Pendant  que  Tulipia  et  le  prince  Michel  de  Bos- 
nie coulaient  ainsi  des  journées  délicieuses  dans  le 
romantique  palais  Trombolino,  que  devenaient  Ca- 
bassol, Miradoux  et  les  deux  clercs  que  nous  avons 
laissés  à  Naples ,  dévalisés  et  ruinés  par  le  signer 
Rodolfo,  le  philanthrope  de  la  Galabre? 

Nous  avons  dit  que  lorsque  le  départ  de  Tulipia 
lui  fut  connu,  Gabassol  n'avait  pu  s'élancer  sur  ses 
traces,  retenu  qu'il  était  par  le  manque  absolu  d'ar- 
gent. Un  télégramme  avait  été  envoyé  à  Me  Taparel, 
mais  les  fonds  n'étaient  arrivés  qu'au  bout  de  quatre 
jours.  Alors  Tulipia  était  loin.  Pendant  six  semaines 
Cabassol  l'avait  cherchée  partout,  à  Rome,  à  Pise,  à 
Gênes,  à  Milan,  à  Gôme,  à  Lugano  sans  découvrir  la 
moindre  trace.  De  toute  l'Italie,  Venise  seule  lui  res- 
tait à  explorer,  et  il  y  arriva  enfin  aux  derniers  jours 
d'avril,  sans  grand  espoir  et  avec  l'intention  de  n'y 
faire  que  quelques  recherches  rapides  avant  de  re- 
tourner à  Paris  où.  il  pensait  que  peut-être  ceux  qu'il 
cherchait  étaient  arrivés  déjà. 

Ce  fut  ainsi  que  par  une  belle  après-midi,  suivant 
le  grand  canal  avec  ses  amis,  dans  une  gondole  char- 
gée de  malles,  Cabassol  eut  la  joie  d'apercevoir  tout  à 
coup  dans  une  gondole  découverte,  la  charmante  Tuli- 
pia, une  mandoline  à  la  main,  assise  à  côté  du  prince. 

Cabassol  eut  beau  se  dissimuler  derrière  son 
Joanne  pour  ne  pas  se  laisser  voir,  il  fut  aperçu  et 
reconnu.  Tulipia  pâlit  et  le  prince  eut  un  soubresaut 
d'inquiétude.  Quand  l'apparition  se  fut  éloignée,  Ca- 
bassol donna  l'ordre  à  ses  gondoliers  de  la  suivre 
de  loin. 

—  Signor,  dit  un  de  ces  hommes,  nous  pourrions 
la  suivre  bien  longtemps,  la  signora  va  au  Lido... 

—  Vous  la  connaissez? 

—  Je  suis  le  cousin  de  sa  femme  de  chambre.  La 
signora  habite  le  palazzo  Trombolino  que  vous  voyez 
d'ici 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


421 


—  Bien  !  gondolier,  je  vous  garde  pour  tout  le  temps  de  notre  séjour. 

Gabassol  et  ses  amis  descendirent  dans  un  hôtel  donnant  sur  le  grand 
canal,  juste  en  face  du  palais  Trombolino.  Ils  dînèrent  tranquillement  et 
attendirent  la  tomlx-c  de  la  nuit.  (Juand  la  lune  parut  à  l'horizon,  Cabassol 


#LM*Ji|J§| 


Soixante  jeunes  dames  s'étaient  promenées  au  jour  dit  avec  le  journal  à  la  main. 


reprit  sa  gondole  et  alla  s'embusquer  sous  les  murs  du  palais  Trombolino 
dans  le  petit  canal  sombre. 

Vers  minuit,  il  vit  rentrer  la  gondole  du  prince.  Après  avoir  erré  pendant 
une  heure  ou  deux  sous  les  fenêtres  du  palais,  en  ruminant  un  plan  pour 
obtenir  une  entrevue  de  Tulipia,  Cabassol  pensa  que  le  mieux  était  de  cor- 
rompre les  gondoliers,  d'acheter  la  femme  de  chambre,  et,  avec  leur  con- 
cours, d'enlever  tout  simplement  Tulipia  en  gondole. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


VI 

Nouvelles  souffrances  occasionnées  par  la  couleur  locale.  —  Trop  de  mulet.   —  Tulipia 

apprend  à  jouer  de  la  trompe  des  Alpes.  —  Un  voyage  de  noces  contrarié  par 

l'Angleterre. 


Deux  heures  après  avoir  rencontré  Cabassol,  le  prince  et  Tulipia  rêvaient 
pur  la  plage  du  Lido,  en  compagnie  de  Layos  Zambor  et  de  Garolina,  lorsque 
tout  à  coup  d'une  gondole  arrivant  à  toute  vitesse,  un  homme  sauta  effaré 
sur  le  sable. 

Cet  homme  était  le  précepteur  du  prince,  le  bon  Blikendorf. 

Il  tenait  à  la  main  une  grande  lettre  carrée  revêtue  de  cachets  où  le 
prince  reconnut  à  première  vue  l'aigle  de  Bosnie. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  ?  demanda  le  prince. 

—  Lisez,  monseigneur,  une  lettre  de  votre  auguste  pèrel  II  sait  tout!  il 
sait  que  vous  n'êtes  pas  allé  à  la  cour  de  Klakfeld,  il  sait  que  vous  n'épousez 
pas  la  grande  duchesse,  il  sait  que  vous  avez  été  à  Monaco,  enfin  il  sait  que 
vous  êtes  à  Venise!... 

—  Diable!  fît  le  prince. 

—  Et  il  annonce  l'intention  de  me  faire  pendre,  moi,  votre  précepteur, 
si  nous  ne  partons  pas  immédiatement  pour  Klakfeld...  pour  épouser  la 
grande  duchesse  dans  les  quinze  jours  ! 

—  Par  exemple  !  s'écria  Tulipia.  Je  m'y  oppose  absolument  ! 

—  Ne  crains  rien,  âme  de  ma  vie!  par  le  sabre  du  grand  Scanderberg, 
c'est  toi  que  j'épouserai  ou  je  n'épouserai  personne!...  Nous  allons  quitter 

Venise Changer  ma  Tulipia  pour  une  Klakfeld  maigre!  allons  donc!... 

Les  étrangers  rencontrés  tout  à  l'heure  doivent  être  des  agents  de  mon  auguste 
père,  pour  les  dépister,  ne  rentrons  pas  au  palais,  partons  tout  de  suite  !... 

—  Et  nos  bagages?  demanda  Tulipia. 

—  Blikendorf  va  rester,  nous  lui  ferons  dire  où  il  doit  nous  les  amener. 
Addio,  Venezia  la  bella,  addio,  infelice  Bianca! 

Cinq  minutes  suffirent  au  prince  pour  donner  ses  dernières  instructions  à 
son  précepteur  et  pour  recevoir  les  adieux  respectueux  de  Layos  Zambor  et 
de  Carolina;  la  gondole  les  conduisit  au  jardin  public,  où  ils  prirent  une 
autre  gondole  pour  le  chemin  de  fer. 

Après  avoir  voyagé  toute  la  nuit,  les  fugitifs  arrivèrent  au  point  du  jour  à 
Bergame;  le  prince,  qui  voulait  évitée  autant  que  possible  les  grandes  villes 
où  sa  présence  eût  pu  être  signalée  aux  agents  de  son  auguste  père,  prit  à 
Bergame  un  voilurin  pour  Lecco  sur  les  bords  du  lac  de  Côme.  A  Lecco  ils 


LA   GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  423 


louèrent  une  barque  et  passèrent  à  Menaggio  sur  l'autre  rive.  A  Menaggio 
seulement,  où  ils  arrivèrent  à  la  nuit  tombée,  ils  purent  se  reposer  de  leurs 
fatigues  et  de  leurs  alarmes, 

Charmante  nuit!  pas  de  parapluie,  pas  de  rats,  pas  de  spectres  et  pas 
de  coups  de  revolver  ! 

Aux  premiers  chants  des  coqs  de  Menaggio,  le  prince  se  réveilla  très 
guilleret. 

—  Hourrah  !  hourrah  !  cria-t-il,  viva  la  liberta  !  je  n'épouserai  pas  la 
grande  duchesse  de  Klakfeld,  mon  auguste  père  ne  me  tient  pas  encore 

—  Où  allons-nous?  demanda  Tulipia. 


Un  mariage  dans  le  cachot  du  pont  des  Soupirs. 

—  Retremper  notre  âme  et  notre  corps  aux  fortes  effluves  des  sapinières 
alpestres,  au  souffle  pur  des  glaciers  !  boire  l'eau  claire  des  torrents,  nous 
rouler  dans  les  neiges  éternelles  des  hautes  cimes,  élever  notre  cœur  par  la 
contemplation  des  sommets  âpres  et  solennels  où  le  ciel  accroche  ses  nuages, 
étudier  les  mœurs  des  patriarcales  populations  de  la  libre  Helvétie  1 

—  Si  je  ne  me  trompe,  ça  veut  dire  que  nous  allons  en  Suisse? 

—  Précisément,  ô  ma  charmante  I  après  l'Italie  où  toutes  nos  journées 
étaient  vouées  à  l'art  et  à  la  poésie,  il  est  sain  de  retourner  aux  fraîches  im- 
pressions de  la  nature.  En  conséquence,  nous  allons  déjeuner  largement  et 
louer  deux  mulets  ensuite  pour  nous  enfoncer  dans  la  montagne. 

—  Que  ne  suis-je  peintre!  s'écria  le  prince,  lorsqu'après  un  excellent 
déjeuner  Tulipia  et  lui  se  mirent  en  selle  à  la  porte  de  l'auberge,  sur  le3 
mulets  qu'on  avait  amenés,  que  ne  suis-je  seulement  un  grand  peintre,  A  ma 


424  LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


reine,  pour  dessiner  ta  taille  svelte  et  ton  air  de  fière  amazone,  sur  ce  vul- 
gaire mulet!  Quel  malheur  que  tu  n'aies  pu  faire  avec  moi  la  campagne  de 
la  Turquie,  tu  aurais  été  charmante  en  officier  de  Cosaques  ! 

Le  fait  est  que  Tulipia  était  charmante,  dans  son  costume  de  voyage 
légèrement  fripé  et  audacieusement  relevé  sur  le  côté.  Elle  était  chanmante, 
alerte  et  gaie  ;  la  fraîcheur  du  matin,  l'atmosphère  des  montagnes,  la  détente 
des  nerfs,  heureux  de  se  mettre  en  mouvement,  d'agir  enfin  après  tant  de 
semaines  de  gondole,  tout  cela  lui  montait  à  la  tête,  et  lui  donnait  de  vio- 
lentes tentations  de  courir  et  de  bondir  comme  les  cabris  des  Alpes. 

—  En  avant!  dit  le  prince  en  fouettant  son  mulet. 

Si  Tulipia,  fatiguée  de  repos,  demandait  à  grands  cris  du  mouvement,  elle 
fut  servie  à  souhait  par  le  prince  et  par  son  mulet.  Le  prince  dédaignant  la 
route  facile  qui  unit  Menaggio  à  Porlezza  sur  le  lac  de  Lugano,  s'engagea 
par  des  chemins  plus  pittoresques  et  plus  longs  sur  les  flancs  du  mont  Gal- 
bigga,  et  le  mulet  prit  prétexte  des  inégalités  du  terrain  pour  secouer  et  faire 
sauter  outrageusement  son  délicat  chargement. 

Au  premier  abord  cette  gymnastique  de  balle  élastique  fît  sourire  Tulipia  ; 
cela  lui  rappelait  le  corricolo  de  Naples.  Mais  à  Naples  on  avait  la  ressource 
de  lester  ledit  corricolo  avec  de  bons  et  gros  moines,  tandis  que  dans  la 
montagne,  il  n'y  avait  aucun  moyen  de  diminuer  l'intensité  des  secousses  du 
mulet.  Au  bout  de  quelques  heures  Tulipia  regretta  le  corricolo. 

Après  une  nuit  passée  à  Lugano,  il  fallut  remonter  à  mulet  pour  gagner 
Bellinzona  et  la  route  du  Saint-Gothard.  Il  y  avait  bien  une  route  de  voitures, 
mais  le  prince  ne  voulut  pas  même  en  entendre  parler. 

—  Prendre  une  voiture  1  s'écria-t-il,  pourquoi  pas  un  tramway  ou 
des  vélocipèdes?  Et  la  couleur  locale?  sachez  que  dans  les  montagnes  la 
couleur  locale  interdit  tout  autre  mode  de  transport  que  le  mulet  !...  Pour  ne 
pas  apercevoir  les  odieuses  diligences,  nous  allons  laisser  la  grande  route  et 
prendre  des  sentiers  de  montagne  !  nous  ne  serions  pas  des  voyageurs  intel- 
ligents si  nous  perdions  un  seul  détail  de  cette  contrée  pittoresque  ! 

La  fantaisie  du  prince  eut  pour  résultat  de  faire  faire  à  Tulipia  quatorze 
heures  de  mulet.  Ils  arrivèrent  à  Bellinzona  à  l'entrée  du  Saint-Gothard  à 
une  heure  du  matin,  affamés  et  exténués,  mais  la  couleur  locale  était  sauve. 

Tulipia  eut  à  peine  la  force  de  dîner  tant  bien  que  mal  avant  de  se  mettre 
au  lit.  Le  prince  mis  en  appétit  soupa  pour  deux,  but  comme  quatre  et 
écrivit  ensuite  à  Blikendorf  pour  lui  indiquer  son  itinéraire  et  le  prier  de 
faire  diligence  pour  les  rattraper  avec  les  bagages.  Puis  il  alluma  un  cigare, 
rêva  un  peu  à  la  fenêtre  et  daigna  enfin  songer  au  repos. 

—  Encore  le  mulet!  s'écria  Tulipia  en  voyant  le  lendemain  malin,  deux 
mulets  venir  se  ranger  à  la  porte  de  l'hôtel. 


LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


Liv.  54. 


Dans  la  montagne.  Les  chagrins  de  Tulipia  à  mulet. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


427 


—  Étoile  de  mes  rêves!  répondit  le  prince,  j'ai  demandé  les  plus  doux,, 
et  puis  aujourd'hui  nous  ne  ferons  que  sept  petites  heures  de  chemin  !  voilà 
qui  améliore  la  situation  ? 

ïulipia  poussa  un  soupir  de  résignation. 

Le  mulet  était  plus  doux,  mais  le  chemin  était  plus  escarpé;  le  prince 
dominé  par  son  amour  pour  les  sentiers  extravagants  avait  donné  ses  ins- 
tructions au  guide.  La  caravane  fut  servie  à  souhait,  elle  eut  du  pittoresque 
à  donner  le. vertige  à  des  chèvres. 

—  Sublime!  ravissant!  écrasant!  s'écriait  le  prince  en  s' arrêtant  pour 
admirer  le  paysage,  après  l'escalade  de  chaque  bloc  de  rocher. 


Suite  des  études  musicales.  Solo  de  ccr  des  Alpes  au  réveil. 

—  Éreintant!  balbutiait  Tulipia. 

La  première  étape  après  Bellinzona  fut  Biasca;  le  lendemain  au  lieu  de 
sept  heures  de  mulet,  on  en  fît  dix  ;  Tulipia  souffrait  cruellement.  Trop  de 
mulet,  décidément.  Le  prince  qui  a  servi  dans  la  cavalerie,  n'admet  pas  les 
plaintes,  il  faut  souffrir  et  se  taire  ! 

A  Andermatt,  le  prince  résolut  de  séjourner  pour  faire  de  là  quelques 
jolies  petites  excursions.  La  saison  n'était  pas  avancée;  malgré  le  soleil,  les 
neiges  de  l'hiver  couvraient  encore  la  montagne  et  rendaient  les  excursions 
difficiles,  mais  le  prince  ne  connaissant  pas  d'obstacles,  il  fallait  bien  que 
Tulipia  ne  les  connût  pas  davantage.  Pour  la  reposer  des  courses  à  mulet,  il 
lui  fit  faire  des  ascensions  à  pied,  et  pour  la  reposer  des  excursions  à  pied, 
il  entreprit  d'autres  courses  à  mulet.  Quelquefois  même,  assis  dans  une  au- 
berge ou  dans  un  chalet  devant  un  flacon  précieux  de  reconfort,  il  lui  fit 
escalader  quelques  cimes  en  se  contentant  de  la  suivre  avec  une  lorgnette. 
C'était  ce  qu'il  appelait  faire  des  ascensions  contemplatives,  ou  jouir  de  la 
poésie  de  la  lutte  de  l'homme  avec  la  nature 

Dar.s  une  de  ces  excursions,  le  prince  fit  l'emplotte  d'un  charmant  souve- 


428 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


nir  de  voyage,  un  cor  des  Alpes  qu'un  berger  faisait  retentir  pour  taquiner 
l'écho  des  montagnes  et  arracher  un  pourboire  admiratif  aux  touristes.  Le 
cor  des  Alpes  est  un  instrument  primitif  en  bois,  long  de  un  mètre  et  demi  et 
affectant  la  forme  d'un  immense  cornet  acoustique  ;  dût  Guillaume  Tell 
nous  en  vouloir,  nous  déclarerons  avec  énergie  que  ce  monumental  instru- 
ment n'est  pas  beaucoup  plus  harmonieux  qu'un  trombone. 

Moyennant  un  supplément  de  gratification,  le  berger  dut  apprendre  à 
Tulipia  l'air  national  des  boeufs  de  ces  montagnes,  le  Ranz  des  Vaches,  mélo- 
die mélancolique  qui  rappelle  au  bercail  les  troupeaux  errant  dans  les  pâtu- 
rages alpestres.  Cette  pe- 
tite leçon  de  musique  du- 
ra deux  heures  et  fatigua 
énormément  les  poumons 
de  Tulipia. 

—  Quelle  poésie  !  dit 
le  prince  à  demi  pâmé 
d'admiration,   cela   pro- 
duit sur  l'âme  je  ne  sais 
s^^-J*"-  ^'^T'  l~    &V  '*^K^^  quelles  sensations  de... 

(y^  y<»  *ik^jgjwf \^'  -  De  bœuf  mis  au 

^     -  vert!  C'est  très  joli,    le 

Encore  du  mulet!  R&nz    ^  VacheS)  ^   CQr 

des  Alpes  est  un  instrument  élégant,  mais  tu  ne  penses  pas,  mon  petit  Mich, 
que  ça  remplacera  jamais  le  piano? 

—  Qui  sait?  si  quelques  femmes  charmantes  voulaient  prendre  l'initiative 
de  l'introduire  dans  les  salons...  Dans  tous  les  cas,  ma  blanche  idole,  comme 
le  cor  des  Alpes  est  tout  ce  que  l'on  peut  imaginer  de  plus  couleur  locale, 
je  compte  sur  ta  complaisance  pour  me  jouer  le  Ranz  des  Vaches  tous  les 
matins  à  mon  réveil... 

Et  à  partir  de  ce  jour,  Tulipia  dut  employer  ses  soirées  d'hôtel  à  cultiver 
le  cor  des  Alpes,  ce  qui  gêna  un  peu  les  autres  voyageurs;  les  fenêtres 
ouvertes,  quand  la  lune  commençait  à  se  montrer  au-dessus  des  glaciers 
resplendissants,  gigantesques  blocs  d'argent,  et  des  rocs  bleuâtres  aux  fan- 
tastiques silhouettes,  Tulipia  joua  d'innombrables  Ranz  des  Vaches  que 
les  échos  de  la  montagne  répercutaient  à  l'infini,  sans  se  douter  que  ces 
notes  poétiques  leur  étaient  envoyées  par  des  lèvres  beaucoup  plus  sédui- 
santes que  celles  des  bergers  des  hauts  chalets,  leurs  musiciens  habituels. 

Le  matin  aux  premières  lueurs  de  l'aube,  Mich  exigeait  encore  un  Ranz 
des  Vaches  qui  réveillait  tout  l'hôtel  et  mettait  pour  toute  une  journée  la 
mélancolie  dans  Târne  des  voyageurs. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


429 


L'hôtel  des  deux  Chamois,  à  Amsteg  où  le  prince  fît  un  séjour,  y  perdit 
tous  ses  habitants  de  passage.  Le  prince,  hâtons-nous  de  le  dire,  indemnisa 
largement  l'hôtelier.  Il  ne  resta  dans  l'hôtel  qu'un  couple  français  en  voyages 
de  noces.  Leur  entêtement  à  rester  étonna  fortement  le  prince,  qui  daigna 
leur  en  demander  la  cause,  pendant  que  Tulipia  commençait  son  concert. 

—  Comment,  monsieur,  quitter  l'hôtel  à  cause  du  cor  des  Alpes!...  Oh 
non!  nous  avons  trop  besoin  de  nous  refaire!  n'est-ce  pas,  Emilie? 

—  Oh!  oui,  Edouard! 


Lever  de  soleil  au  Righi-Kulm. 


—  Je  ne  comprends  pas...  Je  ne  vois  pas  ce  que  le  Ranz  des  Vaches  peut 
avoir  de  réconfortant? 

—  Ah  !  monsieur,  ce  n'est  pas  la  musique  par  elle-même,  ce  sont  ses  résul- 
tats... L'hôtel  était  plein,  tout  le  monde  est  parti,  il  ne  reste  que  nous,  avec 
de  la  nourriture  à  discrétion  !  c'est  pour  la  nourriture  que  nous  restons... 

—  Pour  la  nourriture  !  s'écria  le  prince  étonné. 

—  Oui  monsieur!  Mais  ne  nous  attribuez  pas  pour  cela,  reprit  Edouard, 
des  sentiments  par  trop  grossiers  ;  nous  restons  pour  la  nourriture,  mais  nous 
apprécions  aussi  la  poésie  du  site,  n'est-ce  pas,  Emilie  ?  La  nourriture  nous 
ferait  braver  tous  les  cors  des  Alpes  de  ces  montagnes...  nous  en  avions 
perdu  l'habitude... 

—  De  la  nourriture  ?  dit  le  prince. 


430  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Oui  monsieur,  n'est-ce  pas,  Emilie?  Nous  sommes  arrivés  ici  affamés, 
littéralement  affamés,  figurez-vous...  ça  vous  intéresse? 

—  Ça  m'intéresse. 

—  C'est  toute  une  histoire!  un  vrai  drame!  figurez-vous  que,  mariés  il 
y  a  trois  Bemaines,  n'est-ce  pas  Emilie?  nous  sommes  partis  pour  le  petit 
voyage  traditionnel  en  Suisse,  joyeux,  bien  portants,  et  émus  !...  Oh!  émus  ! 

—  Oh  !  oui,  Edouard  ! 

—  Tout  alla  bien  jusqu'à  Bàlo,  jusqu'à  Intcrlaken  même,  mais  dès  que 
nous  nousîançâmes  dans  la  montagne,  les  choses  changèrent!  En  arrivant  à 
LauterBrunnen,  nous  désirions  déjeuner,  c'était  bien  naturel...  à  l'auberge  le 
patron  prit  un  air  agréable  et  nous  dit  :  Désolés,  mais  les  voyageurs  de 
L'agence  Grogg  viennent  de  passer,  ils  étaient  342,  ils  ont  tout  mangé  !  —  Il 
n'y  a  pas  d'autre  auberge  dans  le  pays?  —  Si,  mais  elle  est  également  à  sec, 
vous  pensez,  342  Anglais!...  Diable!  nous  avions  très  faim...  Nous  trou- 
vâmes après  bien  des  recherches  un  morceau  de  fromage  de  gruyère  et  nous 
déjeunâmes  avec  ça!  C'était  noire  premier  repas  au  fromage  de  gruyère... 
Hélas!  combien  devions-nous  en  faire  de  pareils!...  Nous  voyageâmes  toute 
l'après-midi  dans  la  montagne;  au  premier  hôtel,  sur  un  plateau  du  passage 
de  la  Vengernalp,  nous  frappâmes  pleins  d'espoir  et  d'appétit.  —  Désolé,  dit 
l'hôte,  mais  les  voyageurs  de  l'agence  Crogg  viennent  de  passer,  ils  ont  lun- 
ché  ici,  et  il  ne  me  reste  rien...  mais  vous  trouverez  un  autre  hôtel  à  deux 
lieues  d'ici,  à  la  petite  Scheidegg.  —  Allons,  du  courage  !  nous  faisons  les  deux 
lieues,  nous  arrivons  à  la  nuit.  On  nous  reçoit  très  bien,  on  nous  conduit  à 
une  belle  chambre  avec  vue  sur  le  massif  de  la  Yungfrau...  Nous  avions  de 
l'espoir,  mais  lorsque  nous  parlâmes  de  dîner,  on  nous  répondit  qu'il  n'y  avait 
que  du  fromage  de  gruyère,  parce  que  342  voyageurs  de  l'agence  Crogg 
venaient  de  passer  et  que  toutes  les  provisions  de  l'hôtel  avaient  à  peine 
suffi  à  leur  fournir  à  goûter  !  —  Et  demain  ?  dis-je  à  l'hôtelier.  —  Oh  !  demain, 
répondit-il,  on  ira  aux  provisions.  Nous  nous  endormîmes  toujours  avec  notre 
appétit,  mais  avec  l'espoir  de  manger  le  lendemain...  Au  déjeuner  du  matin 
voilà  qu'on  nous  apporte  encore  du  fromage  de  gruyère...  —  Eh  bien  '  et  les 
provisions?  m'écriai-je.  —  On  est  parti,  monsieur,  elles  seront  ici  dans  trois 
jours  au  plus  tard!  Emilie  s'évanouit,  la  pauvre  enfant!  j'eus  beaucoup  de 
peine  à  la  faire  revenir  à  la  vie,  je  soldai  la  note  et  nous  partîmes.  Nous 
arrivâmes  mourants  à  Grindelwald.  De  loin  sur  les  rochers,  nous  aperçûmes 
une  longue  file  d'hommes  et  de  femmes  aux  vêtements  à  carreaux  écossais, 
je  saisis  la  main  d'Emilie  et  je  dis  :  les  voyageurs  de  l'agence  Crogg,  nous 
sommes  perdus!  Ils  quittaient  Grindelwald  en  voiture,  à  pietf  ou  à  mulet. 
Nous  nous  traînâmes  jusqu'à  l'auberge.  —  Désolé  !  nous  dit  un  garçon  en 
habit  noir,  mais  les  voyageurs  de  l'agence  Crogg  ont  lunché  et  dîné  ici,  il  ne 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


431 


nous  reste  pas  même  un  os!  —  Garçon,  monsieur,  mon  bienfaiteur,  au  nom 
du  ciel,  avez-vous  un  tout  petit  morceau  de  gruyère?...  Dieu  vous  le  rendra 
là-haut!  Le  garçon  se  laissa  attendrir  et  nous  apporta  un  croûton  de  pain  dur; 
alors,  entre  Emilie  et  moi  s'éleva  un  combat  de  générosité...  — Pour  toi,  mon 
ami,  dit-elle.  —  Non,  cher  ange,  mange-le  toi-même...  Nous  partageâmes... 
—  C'est  horrible!  fit  Tulipia. 


de  la  Lune  de  miel. 


—  Et  ce  fut  partout  la  même  chose,  sauf  à  Altorf...  Là,  quand  après  la 
réponse  ordinaire,  je  me  rejetai  sur  le  gruyère,  on  me  dit  que  les  voyageurs 
de  l'agence  Crogg  l'avaient  emporté  pour  charmer  les  ennuis  de  la  route  ! 
C'est  ainsi  que  nous  arrivâm*  ici.  Les  Anglais  y  étaient  déjà,  mais  pendant 
qu'on  leur  préparait  à  dîner» ils  étaient  partis  visiter  une  cascade  à  trois 
lieues  d'ici.  —  Désolé,  nous  dit  l'hôte,  mais  nous  n'avons  plus  rien,  tout  est 
retenu  par  les  Anglais!  Nous  implorâmes  du  gruyère  et  nous  dévorâmes  nos 
souffrances.  Mon  Dieu,  qu'Emilie  était  maigre!...  Tout  à  coup,  un  berger 
accourut  dire  que  la  Reuss  venait  d'emporter  un  pont  à  une  lieue  d'ici,  et 
que  les  Anglais  ne  pouvant  plus  repasser,  s'en  allaient  dîner  à  Andermatt. 
Cette  nouvelle  fit  sur  nous  l'effet  d'une  pile  électrique,  nous  retrouvâmes 
nos  forces  pour  sauter  de  joie.  C'était  l'abondance  succédant  à  la  plus  atroce 
famine.  Comprenez-vous,  342  dîners  pour  nous  tout  seuls!...  Monsieur,  vous 
me  croirez  si  vous  voulez,  mais  Emilie  et  moi  nous  en  fûmes  malades!... 
Et  depuis,  plus  de  fromage  de  gruyère,  plus  d'agence  Crogg,  Emilie  revient 
à  la  vie,  nous  engraissons.  Et  voilà  pourquoi  nous  ne  fuirons  pas  devant  un 
simple  cor  des  Alpes.  Nous  ne  quitterons  cet  hôtel  que  lorsque  nous  serons 
refaits,  lorsque  je  pourrai  me  présenter  devant  la  mère  d'Emilie,  avec  une 
Emilie  engraissée  !... 


432  La    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


VII 


A  la  recherche  de  Tulipla.  —  Route  du  Rlghl.  —  Un  mariage  dans  l'Intérieur  du  pont  dea 
Soupirs.  —  L'Infortuné  Cabassol  marie  encore  un  clerc  de  notaire. 


Nous  avons  laissé  notre  ami  Cabassol  à  Venise,  très  résolu  à  enlever  Tulipia 
coûte  que  coûte,  et,  plein  de  confiance  dans  l'adresse  de  son  gondolier.  Le 
secret  du  départ  du  prince  et  de  Tulipia  fut  bien  gardé  ;  Blikendorf,  Layos- 
Zambor  et  sa  dame  de  compagnie  continuèrent  à  occuper  le  palazzo  Trom- 
bolino  et  soupèrent  le  soir  comme  si  le  prince  était  toujours  là.  De  loin  voyant 
la  jeune  Viennoise  au  balcon  de  la  loggia,  Cabassol  la  prit  pour  Tulipia  et  se 
hasarda  à  lui  envoyer  un  baiser.  Seul  le  gondolier  de  Cabassol  fut  informé  du 
départ  par  sa  cousine,  la  femme  de  chambre,  mais  le  désir  de  gagner  tout 
de  même  la  récompense  promise  lui  suggéra  une  idée  machiavélique. 

Ce  fut  ainsi,  qu'après  bien  des  peines  et  des  dépenses,  un  beau  soir,  dans 
une  gondole  mystérieuse,  Cabassol  croyant  enlever  Tulipia,  opéra,  sans  vio- 
lences heureusement,  le  rapt  de  Carolina  Laufner,  la  blonde  dame  de  com- 
pagnie de  Layos-Zambor  !  Il  fut  atterré  par  la  surprise,  mais  la  jeune  et  tendre 
Viennoise  fut  encore  plus  surprise  que  lui,  lorsque,  son  erreur  reconnue  à 
la  faveur  d'un  rayon  de  la  lune,  elle  se  vit  reconduire  au  palais  Trombolino 
avec  d'humbles  excuses.  Heureusement  Layos-Zambor  et  Blikendorf  attablés 
et  occupés  ne  s'étaient  aperçus  de  rien. 

Le  prince  et  Tulipia  avaient  quitté  le  palais  depuis  5  jours!  Le  lendemain 
Cabassol,  suivi  de  Miradoux  et  des  deux  clercs,  arpentait  soucieusement  les 
dalles  de  la  place  Saint-Marc,  sans  même  songer  à  admirer  les  dômes  de 
Saint-Marc  ou  les  Vénitiennes  à  la  peau  ambrée,  lorsque  tout  à  coup  Miradoux 
poussa  un  cri. 

Il  venait  d'apercevoir  à  la  fenêtre  d'une  maison  de  la  place,  la  femme  de 
chambre  mulâtresse  de  la  villa  Girouette  qui  lui  faisait  d'amoureux  signaux. 
En  même  temps  sous  les  arcades,  Palamède  et  les  trois  demoiselles  améri- 
caines apparurent  manœuvrant  pour  cerner  nos  malheureux  amis. 

—  Fuyons  !  dit  Cabassol. 

Et  tous  trois  s'engouffrèrent  dans  Saint-Marc,  avec  l'intention  de  traverser 
l'église  et  de  pénétrer  par  une  porte  intérieure  dans  le  palais  ducal.  Arrivés 
au  balcon  de  la  galerie  dans  le  palais  des  doges,  Cabassol  jeta  un  coup  d'œil 
avec  précaution  sur  la  place.  Palamède  avait  deviné  la  manœuvre,  Lucrezia 
Bloomsbig  seule  était  entrée  à  Saint-Marc,  Palamède  avec  le  reste  de  ses 
troupes  pénétrait  dans  le  palais  ducal. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


433 


Que  faire?  que  deve- 
nir? Us  approchaient.  On 
entendait  déjà  le  froufrou 
des  robes  des  trois  Bloom- 
sbig. 

De  salle  en  salle,  Ga- 
bassol  battait  en  retraite, 
sur  les  pas  d'un  guide  qui 
l'assommait  avec  ses  ex- 
plications intempestives, 
ses  nomenclatures  de  do- 
ges assassinés  ou  décapi- 
tés, ses  récits  de  conspi- 
rations ,  ses  descriptions 
de  tableaux  du  Tintoret, 
de  plafonds  de  Véronèse 
et  son  conseil  des  Dix. 

Les  américaines  ap- 
prochaient. Et  pas  d'issue. 
Comme  le  guide  allumait 
un  grand  flambeau  pour 
leur  faire  admirer  les  deux 


r.une  de  miel  allemande,    lune  de  miel  anglaise  et  iune  de  miel  parisienne. 

Liv.  55. 


434  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


cachots  des  condamnés  à  mort  du  pont  des  Soupirs,  Gabassol  vit  poindre  au 
bout  du  couloir  le  chapeau  de  Palamède.  Une  inspiration  lui  vint,  il  laissa  le 
guide  entrer  dans  le  cachot,  il  laissa  les  américaines  le  suivre,  et  bondissant 
en  arrière,  il  ferma  la  porte  à  clef. 

En  se  retournant,  il  vit  qu'un  de  ses  compagnons,  le  troisième  clerc,  était 
resté  dans  le  cachot  entre  les  mains  de  Palamède. 

—  Epousez!  lui  cria-t-il,  cela  nous  fera  gagner  du  temps... 

Et  il  entraîna  ses  amis  après  avoir  jeté  les  clefs  du  cachot  dans  le  canal. 
Personne  n'ayant  inquiété  leur  fuite,  ils  purent  regagner  leur  hôtel  et  faire 
leurs  malles  pour  quitter  Venise. 

Quant  aux  malheureux  enfermés  dans  le  cachot  du  pont  des  Soupirs,  on 
ne  les  délivra  que  le  lendemain.  Des  gondoliers  éperdus  de  terreur,  avaient 
entendu  leurs  cris,  pendant  la  nuit,  mais  ils  avaient  pris  ces  appels  pour  des 
lamentations  d'outre-tombe,  des  victimes  du  conseil  des  Dix,  et  s'étaient  hâtés 
de  faire  filer  leurs  gondoles  au  plus  vite,  loin  du  lugubre  canal 

En  sortant  du  cachot  des  condamnés  à  mort,  le  troisième  clerc  était 
l'époux  de  Lavinia  Bloomsbig;  Palamède  leur  avait  donné  la  bénédiction 
nuptiale  dans  l'obscurité  et  toute  la  noce  avait  tant  bien  que  mal  dormi  sur  la 
pierre  qui  remplaçait  la  traditionnelle  paille  humide  dans  le  vieux  cachot. 

Sortis  de  Venise,  échappés  aux  griffes  matrimoniales  de  Palamède,  notre 
ami  Gabassol  se  remit  encore  une  fois  à  la  recherche  de  Tulipia.  Où  le  prince 
pouvait-il  l'avoir  entraînée?  Sous  quels  cieux  errait-elle,  avec  l'album  de  la 
succession  Badinard  dans  ses  malles? 

Pendant  huit  jours,  Cabassol  fouilla  toutes*  les  stations  de  chemin  de  fer, 
Padoue,  Vicence,  Vérone,  Brescia,  etc.,  sans  résultat  aucun.  Il  était  arrivé  à 
Milan,  et  poursuivait  son  enquête  auprès  des  employés  des  chemins  de  fer, 
lorsque  le  hasard  le  mit  enfin  sur  la  bonne  piste.  Il  vit  charger  sur  un  fourgon 
une  douzaine  de  caisses  sur  lesquelles  il  lut  ces  mots  : 

VON    BLIKENDORF 

Arona. 

Son  cœur  battit,  c'étaient  évidemment  les  bagages  du  prince  que  Bliken- 
dorf  emmenait.  Quelques  malles  de  fabrication  parisienne  devaient  appartenir 
à  Tulipia,  il  put  lire  dessus  des  étiquettes  de  chemin  de  fer  :  Trouville, 
Monaco,  Gênes,  Naples,  Venise,  etc.  0  joie  !  il  tenait  enfin  le  fil  conducteur,  il 
n'y  avait  qu'à  suivre  Blikendorf  pour  arriver  jusqu'à  Tulipia. 

Et  il  prit  immédiatement  ses  billets  pour  Arona.  Avant  de  monter  en 
wagon,  il  eut  soin  de  bien  constater  lai  présence  de  Blikendorf.  Le  précepteur 
du  prince  occupait  un  coupé  de  première  classe  ;  à  la  vue  de  Gabassol  il  très- 


LA   GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


435 


saillit  et  baissa  les  stores  pour  se  dissimuler.  Mais  il  était  trop  tard,  Gabassol 
monta  dans  un  compartiment  voisin  pour  le  surveiller  de  façon  à  ne  pas  le 
laisser  échapper. 

Le  bon  Blikendorf  fit  un  triste  voyage.  Il  prenait  Cabassoi  et  ses  compa- 
gnons pour  des  agents  de  la  cour  de  Bosnie,  envoyés  par  l'auguste  père  de  son 
élève  pour  ies  forcer  à  rentrer  dans  le  devoir.  Il  frémit  et  se  vit  déjà  suspendu 
entre  ciel  et  terre  par  une  cravate  de  chanvre  attachée  à  une  belle  potence 
neuve,  sur  la  grande  place  de  Bosnagrad. 

Des  remords  amers  lui  serrèrent  la  gorge,  et  pourtant  après  tout,  ce  n'était 
pas  complètement  sa  faute,  il  n'avait  été  que  faible,  il  s'était  laissé  entraîner 
par  son  élève  et  n'avait  quitté  le  sentier  de  la  vertu  que  contraint  et  forcé.  Et 
même  son  élève  lui  avait  donné 
un  certificat  pour  bien  consta- 
ter son  innocence. 

Mais  la  cour  de  Bosnie  au- 
rait-elle égard  à  ces  circons- 
tances atténuantes,  la  brutalité 
du  pouvoir  absolu  se  laisserait- 
elle  fléchir  ?        > 

A  Arona  la  terreur  de  Bli- 
kendorf fut  portée  à  son  com- 
ble quand  il  vit  ses  trois  per- 
sécuteurs s'embarquer  avec  lui  pour  Locarno  sur  le  lac  Majeur. 

Quatre  passagers  sur  le  bateau  à  vapeur  dédaignèrent  les  beautés  du  pay- 
sage et  ne  donnèrent  même  pas  un  regard  à  l'Isola  Bella  et  aux  autres  îles 
Borromées,  pas  plus  qu'aux  villages  éparpillés  dans  la  verdure  des  côtes,  sur 
le  flanc  des  montagnes  ;  ces  passagers  étaient,  d'abord  l'infortuné  Blikendorf, 
toujours  en  proie  à  des  visions  où  jouaient  un  grand  rôle  le  chanvre  bosnia- 
que et  la  menuiserie  considérée  dans  ses  rapports  avec  la  construction  des 
potences,  puis  Gabassol  et  ses  amis,  qui  firent  le  voyage  assis,  pour  plus  de 
sûreté,  sur  les  malles  du  précepteur. 

De  cette  façon,  celui-ci  ne  put  songer  à  s'échapper.  Au  bout  du  lac,  les  malles 
de  Blikendorf  furent  déchargées  et  rechargées  sur  l'impériale  de  la  diligence 
de  Bellinzona  ;  Gabassol  et  ses  amis  étaient  déjà  dans  l'intérieur.  Blikendorf 
monta  dans  le  coupé  où  il  se  trouva  seul  avec  ses  pensées. 

Pendant  les  trois  jours  qu'il  resta  à  Bellinzona  sans  oser  continuer  sa 
route,  Gabassol  ne  quitta  pas  l'hôtel  où  les  malles  et  le  précepteur  étaient 
descendus. 

Cependant,  lequatrième  jour,  le  précepteur  réussit  à  se  dérober  et  à  partir 
dans  une  voiture  particulière  pour-tme  direction  inconnue.  Mais  les  malles 


Arrière,  vil  célibataire! 


436 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


étaient  restées.  Cabassol  sut  bientôt  que  l'on  devait  les  diriger  le  lendemain 
parle  Saint-Gothard  à  l'adresse  de  l'hôtel  du  Righi-Kulm. 

Cabassol  et  ses  amis  réglèrent  leurs  comptes  et  prirent  la  même  diligence 
que  les  malles,  ils  traversèrent  ensemble  le  Saint-Gothard  et  s'embarquèrent 
en  même  temps  à  Fluelen  sur  le  bateau  du  lac  des  Quatre-Cantons.  A  Witz- 
nau  les  bagages  furent  transportés  dans  le  petit  train  qui  monte  au  Righi- 
Kulm  par  une  si  audacieuse  route. 

—  Le  prince  et  Tulipiasont  là-haut  à  l'hôtel  du  Righi-Kulm,  assurément, 
dit  Cabassol  en  montant  dans  le  train,  nous  touchons  au  but!  Il  faut  que 
demain,  par  un  moyen  quelconque,  j'obtienne  une  entrevue  de  Tulipia!... 


Décoration  des  chambres  à  l'hôtel  de  la  Lune  de  miel. 


Au  Kulm,  en  interrogeant  adroitement  les  garçons  de  l'hôtel,  Cabassol 
acquit  la  certitude  que  deux  voyageurs  répondant  au  signalement  des  fugitifs, 
habitaient  l'hôtel  depuis  trois  jours.  Moyennant  un  remarquable  pourboire, 
un  garçon  fît  avoir  à  Cabassol  l'appartement  voisin  de  celui  du  prince  et 
réuni  au  premier  par  un  même  balcon.  Cabassol  aux  aguets  vit  revenir  ceux 
qu'il  cherchait  d'une  petite  excursion  dans  la  montagne;  le  soir,  il  eut 
l'agrément  d'un  solo  de  cor  des  Alpes  exécuté  par  sa  voisine  la  charmante 
Tulipia. 

Le  matin  un  autre  solo  de  cor  des  Alpes  annonça  aux  touristes  de  l'hôtel 
le  lever  du  soleil.  Cabassol  bondit,  le  cor  avait  résonné  tout  près  de  son  lit  à 
travers  une  simple  cloison  de  sapin. 

—  Tulipia,  ma  reine!  dit  une  voix  que  Cabassol  reconnut  pour  être  celle 
du  prince,  allons  encore  admirer  le  lever  du  soleil  avant  notre  départ... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


437 


—  Allons,  bon,  déjà  partir  I  se  dit  Cabassol,  vite,  habillons-nous  pour  être 
prêt  à  tout  événement... 

—  Monseigneur,  c'est  peut-être  imprudent,  dit  une  autre  voix,  songez  que 
les  agents  de  votre  auguste  père  que  j'ai  à  mes  trousses,  depuis  Venise,  ont 
arrivés  ici  hier  soir.  Mieux  vaudrait  tacher  de  fuir  sans  leur  donner  l'éveil.  . 

—  Faisons  m/  îux,  dit  le  prince,  si  je  les  achetais,  si  je  les  attachais  à  ma 
personne?... 


Duo  de  fauteuils  à  musique. 


—  C'est  un  moyen,  fit  Blikendorf... 

—  Les  attacher  à  votre  personne!  s'écria  Tulipia.  Y  pensez-vous,  prince!... 
D'abord,  je  ne  veux  pas  ! 

—  Cependant... 

Cabassol  n'en  entendit  pas  davantage.  Quelqu'un  venait  de  frapper  à  la 
porte-fenêtre  sur  le  balcon  ;  Cabassol  courut  ouvrir  en  se  demandan  si  ce 
n'était  pas  déjà  Blikendorf  qui  venait  l'attacher  à  la  personne  du  prince,  mais 
ï:  recula  effaré  à  la  vue  de  l'Américain  Palamède  en  veston  et  en  pantoufles. 


43S  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Comment  vous  portez-vous?  demanda  Palamède  en  lui  tendant  la  main, 
je  ne  voua  dérange  pas,  on  peut  entrer?... 

Et  comme  Gabassol  ne  répondait  pas. 

—  Nous  sommes  voisins,  dit-il,  j'ai  l'appartement  de  gauche  sur  le  même 
balcon...  je  viens  donc  vous  voir  en  voisin...  Lucrézia  et  Cléopatra  sont  là,  je 
vais  les  appeler,  elles  seront  enchantées  de  vous  dire  bonjour...  A  propos, 
vous  savez,  votre  ami  que  vous  avez  laissé  à  Venise,  il  est  maintenant  le  mari 
de  Lavinia,  charmant  garçon...  bonne  famille...  j'avais  pris  des  renseigne- 
ments... Lavinia  aime  la  vie  tranquille,  elle  est  enchantée  d'être  l'épouse  d'un 
homme  de  loi...  Ils  seront  heureux,  monsieur!  Je  leur  ai  dit  dans  le  cachot 
des  condamnés  à  mort,  en  leur  donnant  la  bénédiction  nuptiale,  car  en  ma 
qualité  de  ministre  je  leur  donnai  moi-même  la  bénédiction  nuptiale... 

Sur  ce  mot  Gabassol  recula. 

—  Je  leur  ai  dit  :  mes  enfants,  en  ce  jour  solennel... 

—  Pardon,  à  quelle  heure  part  le  premier  train  qui  descend  au  lac? 

—  Gomment  !  songeriez-vous  encore  à  fuir  le  bonheur  que  je  vous  ap- 
porte... le  premier  train  part  à  10  heures,  mais... 

—  Bon,  pensa  Cabassol,  le  prince  ne  peut  partir  avant  10  heures,  subis- 
sons Palamède  jusque-là;  à  10  heures,  nous  suivons  le  prince,  quand  môme 
il  faudrait  passer  sur  le  corps  de  cet  Américain  crampon  ! 

Miradoux  et  son  clerc  avaient,  pendant  ce  dialogue,  quitté  la  chambre  à 
deux  lits  qu'ils  occupaient  et  se  tenaient  dans  l'antichambre,  prêts  à  se 
sauver. 

—  Inutile  1  dit  tranquillement  Palamède.  la  porte  est  fermée  à  clef,  j'ai 
pris  mes  précautions  pour  causer  tranquillement  avec  vous. . .  Voulez-vous  me 
permettre  de  faire  venir  Cléopatra  et  Lucrézia  ? 

Cléopatra  et  Lucrézia,  n'attendant  même  pas  la  permission,  parurent 
à  leur  tour  sur  le  balcon. 

—  Eh  bien,  ingrats,  dirent-elles  en  tendant  la  main  à  Cabassol  et  au  jeune 
clerc,  vous  nous  fuyez  donc? 

—  Non,  répondit  Gabassol,  nous  avons  l'air  de  fuir,  mais  c'est  une 
épreuve,  c'est  pour  éprouver  la  force  du  tendre  sentiment  qui  nous... 

—  Unit!  fit  Cléopatra  en  mettant  sa  douce  main  dans  celle  de  Cabassol. 

—  Pardon,  pardon,  ma  chère,  dit  vivement  Lucrézia  Bloomsbig  à  sa  cou- 
sine, lu  fais  erreur. 

—  Comment,  je  fais  erreur?  un  tendre  sentiment  ne  nous  unit  pas,  mon- 
sieur et  moi?  mais  tu  calomnies  nos  cœurs,  tu... 

—  Non,  ma  chère,  ce  n'est  pas  cela,  je  dis  que  tu  fais  erreur,  en  ce  sens 
que  tu  te  trompes  dé  fiancé... 

— -  Vraiment?  Es-tu  bien  sûre? 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


430 


—  Certainement,  demande  à  Palamède,  c'est  moi  que  M.  Cabassol  aime, 
c'est  à  moi  qu'il  a  dit  :  My  lovely  angel  ! 

—  C'est  vrai,  dit  Palamède. 

—  Il  me  semble  aussi,  dit  Cabassol,  cependant  je  ne  voudrais  pas  contra~ 
rier  mademoiselle... 

— Voyons,  Cléopatra,  regarde  attentivement  ta  promesse  de  mariage,  elle 
n'est  pas  signée  de  M.  Cabassol. 

—  C'est  vrai,  dit  Cléopatra,  la  signature  est  assez  peu  lisible.  Je  n'ai  pu 
encore  déchiffrer  le  nom  de  mon  fiancé,  et  je  vous  assure  que  cela  m'a  été 
bien  pénible...  oh!  oui,  bien  pénible  !  Jules  Pa...  Po... 

—  Jules  Poulinet,  dit  le  clerc 
de  notaire  en  s'avançant,  de  Mont- 
brison. mais  je  dois  vous  dire  que 
je  suis  déjà  fiancé  à  Montbrison  et 
que... 

—  N'est-ce  que  cela?  dit  Cléo- 
patra, mais  dans  mon  pays  on 
admet  très  bien  la  polygamie,  vous 
vous  ferez  mormon... 

—  Ça  me  ferait  du  tort  dans  le 
notariat. . .  je  compte  acheter  un  jour 
ou  l'autre  une  étude  à  Paris,  et,  je 
vous  assure,  le  mormonisme  me 
nuirait  sérieusement  auprès  de  mes 
clients  futurs... 

—  Soit,  vous  n'épouserez  pas 
votre  fiancée  de  Montbrison... 

—  Pardon ,  fit  Miradoux  en  s'avançant ,  moi  qui  n'ai  signé  aucune 
promesse  de  mariage,  je  vous  demanderais  de  m'ouvrir  la  porte,  j'ai  besoin 
de  prendre  quelques  renseignements  au  chemin  de  fer. 

—  C'est  trop  juste,  répondit  Palamède,  je  vous  demande  pardon  de  vous 
avoir  retenu... 

Miradoux  descendit  rapidement  l'escalier  de  l'hôtel  en  même  temps  que 
les  bagages  du  prince  que  l'on  portait  au  chemin  de  fer;  il  s'assura  de  l'heure 
du  train,  et  revint  à  l'appartement  où  la  discussion  commençait  à  s'envenimer. 

—  Nous  plaiderons  !  disait  Palamède. 

—  Nous  plaiderons  !  répondit  Cabassol. 

—  C'est  indigne  !  gémissaient  Cléopatra  et  Lucrézia. 

—  Et  je  demanderai  500,000  francs  de  dommages  et  intérêts  pour  cha- 
cune de  mes  pupilles. 


■m 

Garçon  de  l'hôtel  de  la  Lune  de  miel. 


440  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Le  train  est  pour  9  heures  45,  et  les  bagages  du  prince  sont  enregis- 
trés pour  Lucerne,  glissa  Miradoux  à  l'oreille  de  son  ami. 

—  Parfait,  dit  Gabassol,  allez  donc  prendre  des  billets. 

—  J'y  cours,  répondit  Miradoux. 

—  C'est  inutile,  vous  ne  partirez  pas,  s'écria  Palamède,  c'est  assez  de 
retards,  épousez  ou  plaidons. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons  !  nous  n'avons  pas  fixé  de  date  dans  les  pro- 
messes de  mariage,  nous  épouserons  mais  plus  tard. 

—  Pardon,  il  n'y  a  pas  à  chercher  de  chicane,  vous  avez  écrit  :  à  première 
réquisition,  j'épouserai...  vous  êtes  requis,  épousez! 

Des  pas  précipités  interrompirent   les  protestations  de  Gabassol.  C'était 
Miradoux  qui  revenait  une  seconde  fois. 

—  Alerte!  s'écria-t-il,  le  prince  et  Tulipia  viennent  de  partir  il  y  a  une 
demi-heure... 

—  Mais  le  train  n'est  que  pour  10  heures... 

—  Hélas  !  je  sais  tout  maintenant,  le  train  n'emportera  que  les  bagages, 
les  voyageurs  sont  partis  à  mulet... 

—  Sacrebleu!  partons  vite... 

—  Un  instant!  s'écria  Palamède.  Allons,  Cléopâtra,  Lucrézia,  jotez-vous 
aux  pieds  de  ces  fiancés  perfides... 

—  Voyons,  le  temps  presse,  je  capitule!  dit  rapidement  Cabassol. 

—  Vous  épousez? 

—  Pas  moi...  je  vous  propose  ce  qu'on  appelle  une  cote  mal  taillée,  un 
fiancé  sur  deux...  acceptez-vous? 

—  50  pour  cent  !  fit  Palamède. 

—  50  pour  cent  ou  rien,  décidez-vous!  je  vous  laisse  le  fiancé  de  miss 
Cléopâtra,  M.  Jules  Poulinet. 

—  Nous  acceptons  !  dit  Palamède. 

—  Mais,  fit  Jules  Poulinet,  et  ma  fiancée  de  Montbrison? 

—  Nous  verrons  plus  tard,  je  lui  expliquerai...  Allons,  cher  ami,  rési- 
gnez-vous! je  pars  avec  Miradoux... 

—  A  bientôt!  fit  Palamède,  et  j'espère  que  la  prochaine  fois,  vous  vous 
laisserez  toucher  par  les  larmes  de  miss  Lucrézia. 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


Liv.  56. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


443 


VIII 


Un  séjour  à  l'hôtel  de  la   Lune  de  Miel,  près    Lucerne  (Suisse).  —  Amour  et  poésie. 
Lunes  de  miel  et  divorces.  —  Appartement  à  musique.  —  L'avoué  de  l'hôtel. 


Blikcndorf  n'avait  pas  appris  pour  rien  la  diplomatie  à  la  cour  de  Bos- 
nie. Pour  tromper  les  agents  de  l'auguste  père  de  son  élève,  il  avait  ostensi- 
blement fait  prendre  des  billets  au  chemin  de  fer,  et  pendant  ce  temps  il 
préparait  secrètement  une  fuite  à  travers  les  sentiers  de  la  montagne. 

Sort  cruel!  Les  épreuves  équestres  recommençaient  pour  Tulipia.  Le 
mulet  lui  était  décidément  contraire,  puisque  depuis  si  longtemps  qu'elle 


Les  balcons  de  l'hôtel. 


errait  dans  la  montagne  sur  le  dos  de  ces  respectables  quadrupèdes,  elle 
n'avait  pas  encore  pu  s'habituer  à  leur  trot  sec  et  à  leur  dur  contact. 

—  Où  allons-nous  ?  demanda  le  prince  quand  les  fugitifs  furent  à  quel- 
que distance  de  l'hôtel  de  Righi-Kulm. 

—  Monseigneur,  les  agents  de  votre  auguste  père  seront  à  nos  trousses 
dans  quelques  minutes,  mais  j'ai  eu  soin  de  leur  préparer  quelques  fausses 
pistes,  j'ai  fait  partir  des  mulets  par  tous  les  sentiers  qui  descendent  du 
Kulm,  cela  nous  donne  un  peu  d'avance.  Mon  avis  est  que  nous  en  profi- 
tions pour  gagner  Arth  au  pied  du  Righi,  sur  le  lac  de  Zug.  De  là,  nous 
allons  à  Zug  et  nous  prenons  le  chemin  de  fer  pour  Lucerne.  Il  y  a  dans  les 
environs  de  Lucerne  de  délicieuses  pensions  où  nous  nous  tiendrons  tran- 
quilles quelque  temps,  pendant  que  l'on  nous  cherchera  plus  loin. 

—  Oh  oui  !  plus  de  mulet  surtout,  dit  Tulipia,  j'ai  soif  de  tranquillité 
après  tant  de  mulets. 

—  C'est  entendu  !  dit  le  prince,  moi  j'ai  soif  d'une  vie  paisible  et  calme, 
dans  un  chalet  sous  les  arbres,  au  bord  d'un  lac  pur  où  je  prendrai  plaisir  à 
voir  refléter  l'azur  du  ciel  et  celui  des  yeux  de  ma  bergère...  Je  serai  Nemo- 


444  LA    GRANDE     MASCARADE    PARISIENNE 


rin,  elle  sera  Estelle,  nous  pocherons  à  la  ligne  loin  du  bruit  du  monde,  des 
intrigues  des  cours,  bien  loin  surtout  de  ma  grande  duchesse  de  Klakfeld.., 

—  Doit-elle  être  furieuse  !  s'écria  Tulipia. 

—  Et  mon  auguste  père,  donc  ! 

—  Monseigneur!  s'écria  Blikendorf,  ne  parlez  pas  de  votre  auguste  père, 
jamais  plus  je  n'oserai  reparaître  devant  ses  yeux,  moi  précepteur  indigne, 
qui  n'ai  pu  vous  maintenir  dans  le  sentier  de  la  vertu  !  Heureusement  que, 
avant  que  tout  soit  découvert,  j'ai  pu  nous  faire  envoyer  un  supplément  de 
deux  cent  mille  florins  en  traites... 

—  Un  supplément  de  florins  1  Tout  va  bien  alors  !  Blikendorf,  tu  es  uw 
homme  précieux,  tu  seras  mon  premier  ministre  un  jour  !  Et  maintenant,  en 
avant,  cherchons  un  chalet  poétique  pour  y  cacher  à  tous  les  yeux  nos 
personnes  proscrites  et  notre  amour.  Pendant  ce  temps-là,  mon  auguste 
père  s'apaisera  et  peut-être  la  grande  duchesse  trouvera-t-elle  à  se  caser... 

Le  chalet  poétique  ne  fut  pas  difficile  à  découvrir.  En  déjeunant  à  Arth 
comme  de  simples  mortels  dans  une  auberge  écartée,  le  prince  feuilletant 
son  guide  y  trouva  cette  mention  : 

A    LA    LUNE    DE    MIEL 
LINDENBERG  près  LUCERNE 

Hôtel  et  pension  de  i  "  classe.  Cures  de  petit  lait.  Cet  établissement  ouvert 
depuis  peu  est  un  des  plus  remarquables  et  les  plus  poétiques  de  la  Suisse. 
Situation  ravissante  sur  le  lac  des  quatre  cantons,  au  pied  de  la  colline  de 
Lindenberg.  Chalet  pittoresque.  Ombrage  merveilleux,  bateaux  de  plaisance 
sur  le  lac,  confortable  exquis.  Cuisine  délicate  ou  forte  suivant  les  désirs  des 
voyageurs.  Cascade.  Prix  modérés. 

—  Voilà  notre  affaire,  dit  le  prince,  ô  ma  Tulipia,  pouvons-nous  trouver 
mieux  pour  cacher  notre  bonheur? 

—  Ah  !  mon  petit  Mich,  cela  va  être  charmant  I 

Les  fugitifs  après  trois  jours  de  détours  dans  la  montagne  pour  achever 
de  dépister  leurs  ennemis,  arrivèrent  sans  mauvaise  rencontre  au  Lindenberg 
par  un  superbe  clair  de  lune.  Le  prince  en  découvrant  l'hôtel  fut  dans  le 
ravissement,  l'annonce  n'avait  pas  exagéré  les  charmes  du  paysage  au  milieu 
duquel  un  poétique  aubergiste  s'était  fixé.  Le  lac,  la  colline,  les  ombrages 
tout  y  était,  la  lune  se  reflétait  dans  un  lac  encadré  de  hautes  montagnes,  des 
ruisseaux  chantaient  et  cascadaient  sous  les  arbres  et  sur  tout  le  paysage 
planait  une  douce  et  succulente  senteur  de  cuisine. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


440 


—  0  Tulipia,  ma  reine,  si  tu  consens  à  vivre  ici  avec  moi,  je  fais  mettre 
en  adjudication  mes  droits  au  trône  de  Bosnie... 

—  De  la  prudence,  monseigneur,  voici  le  maître  de  l'hôtel. 


Partie  de  pêche  sur  le  lac. 

Un  gros  homme  en  habit  noir  et  en  cravate  blanche,  une  rose  à  la  bou- 
tonnière et  le  teint  fleuri,  accourait  au-devant  des  voyageurs. 

—  Monsieur  et  madame,  agréez  toutes  mes  civilités,  prenez  la  peine  d'en- 
trer, je  vous  prie...  Vous  êtes  les  bienvenus  à  l'hôtel  de  la  Lune  de  miel..* 
Est-ce  pour  lune  de  miel  ou  pour  divorce  que  je  dois  vous  inscrire? 

—  Comment? 

—  Oui,  je  veux  dire  :  voyageant  pour  lune  de  miel  ou  pour  divorce?  Vous 


446  i        LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


savez,  c'est  la  spécialité  de  mon  hôtel,  nous  ne  logeons  pas  les  voyageurs 
ordinaires,  nous  ne  recevons  que  les  personnes  qui  viennent,  chez  nous,  abriter 
les  doux  rayons  d'une  lune  de  miel  à  son  aurore,  ou  les  voyageurs  venant  en 
Suisse  pour  divorcer...  En  ce  moment  le  divorce  donne  beaucoup...  Mais  je 
vois  aux  yeux  de  madame  qu'il  n'est  pas  encore  question  de  divorce  entre 
elle  et  monsieur,  je  vais  donc  faire  préparer  un  appartement  à  l'aile  gauche... 
L'aile  gauche  est  pour  les  lunes  de  miel  et  l'aile  droite  pour  les  divorces. 

—  Côté  des  lunes  de  miel!  s'écria  le  prince,  lune  de  miel  dans  son  pre- 
mier quartier!  Hôtelier? 

—  Monsieur? 

—  Inscrivez  :  Premier  quartier,  j'y  tiens  !  vous  pouvez  dire  aussi  que 
jamais  depuis  la  fondation  de  l'hôtel,  ces  murailles  n'ont  abrité  lune  de  miel 
plus  poétique  et  plus  pure! 

—  J'en  suis  enchanté,  monsieur.  Nous  avons  à  l'aile  gauche  des  lunes  de 
miel  tout  à  fait  remarquables,  je  vous  recommande  la  lune  de  miel  du  n°  27, 
voilà  trois  mois  et  demi  qu'elle  dure...  et  jamais  un  nuage!  Je  vais  vous 
donner  l'appartement  n°  28,  vous  serez  voisin  avec  mon  phénomène  la  lune 
de  miel  de  trois  mois  et  demi.  Je  ne  vous  parle  pas  du  n°  29,  une  lune  de 
miel  de  quinze  jours  qui  en  est  à  ses  derniers  rayons  déjà  !...  Je  regrette  de 
l'avoir  reçue,  mais  je  vais  la  faire  passer  à  l'aile  droite,  côté  des  divorces... 
Maintenant,  si  vous  voulez  me  suivre,  je  vais  vous  installer... 

L'hôtelier  prit  un  flambeau  et  se  dirigea  vers  les  couloirs  de  l'aile  gauche. 
Le  prince  et  Tulipia  le  suivirent,  serrés  l'un  contre  l'autre,  la  main  dans  la 
main  et  les  yeux  dans  les  yeux.  Derrière  eux  venait  Blikendorf  portant  la 
trompe  des  Alpes  dont  le  prince  n'avait  pas  voulu  se  séparer. 

En  entendant  le  pas  lourd  de  Blikendorf,  l'hôtelier  se  retourna. 

—  Mais,  s'écria-t-il,  monsieur  nous  suit,  que  désire  monsieur? 

—  Parbleu  !  je  désire  une  chambre  pour  abriter  ma  tête,  répondit  Bli- 
kendorf. 

—  Y  pensez- vous,  monsieur!  Gomment,  vous  vous  introduisez  dans  l'aile 
gauche,  côté  des  lunes  de  miel!  vous,  un  célibataire!... 

—  Je  ne  suis  pas  célibataire,  je  suis  marié  à  trois  cents  lieues  d'ici...  et  de 
plus  je  suis  un  vieux  philosophe. 

—  Pour  moi,  vous  êtes  un  célibataire,  une  espèce  absolument  proscrite 
ici...  j'ai  une  responsabilité,  monsieur,  j'ai  le  devoir  de  veiller  sur  la  tran- 
quillité de  mes  lunes  de  miel  qu'un  célibataire  pourrait  troubler...  Un  céli- 
bataire ici,  et  voilà  peut-être  une  lune  de  miel  compromise... 

—  Mais  je  vous  assure  que  je  n'ai  aucunement  l'intention... 

—  N'importe,  à  mon  grand  regret  je  ne  puis  vous  loger...  cependant, 
attendez,  je  vais  vous  donner  une  chambre  à  l'aile  droite,  côté  des  divorces... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


447 


—  Vous  avez  raison,  dit  Tulipia,  c'est  moins  dangereux. 

—  Oui,  je  prends  cela  sur  moi,  du  côté  des  divorces,  les  époux  ont  géné- 
ralement le  cœur  pris  l'un  adroite,  l'autre  à  gauche...  votre  présence  ne 
peut  occasionner  aucun  trouble  grave...  Attendez-moi  ici,  je  vous  conduirai 
ensuite  à  l'aile  des  divorces. 

Blikendorf  lendit  sa  trompe  des  Alpes  à  l'hôtelier  et  s'assit  en  attendant 
son  retour,  sur  une  des  banquettes  du  couloir. 

En  entrant  dans  la  partie  réservée  aux  lunes  de  miel,  les  arrivants  remar- 
quèrent tout  de  suite 
un  certain  change- 
ment, les  murailles 
des  couloirs  étaient 
peintes  en  rose  ten- 
dre, avec  des  orne- 
ments bleus  dans 
les  plinthes. 

Des  lampes  dou- 
ces et  voilées,  pres- 
que des  veilleuses 
brûlaient  de  dis- 
tance en  distance, 
et  des  bruits  de  mu- 
sique vague  s'é- 
•chappaient  des 
chambres. 

—Voici  le  n°  28, 
dit  l'hôtelier  en  ouvrant  la  porte. 

—  Tiens,  c'est  gentil  ici!  s'écria  Tulipia. 

—  Nous  avons  cherché  à  créer  de  véritables  nids  pour  nos  voy^eurs, 
une  lune  de  miel,  c'est  délicat...  Voyez,  une  chambre,  un  cabinet  de  toi- 
lette, cela  doit  suffire!...  Un  appartement  plus  compliqué  eût  été  nuisible... 

—  C'est  très  gentil  cette  chambre  tapissée  de  bleu  céleste  semé  de  lunes 
d'argent...  et  cette  pendule  en  bois,  avec  un  petit  Amour... 

—  L'Amour  allumant  le  flambeau  de  l'hymen!  dit  l'hôtelier.  Vous  verrez, 
aux  heures  et  aux  demies,  il  remue  la  tête  et  sonne  un  air  triomphal  dans  une 
petite  trompette... 

—  Et  ces  tableaux... 

—  Très  poétiques  aussi,  voyez,  madame!...  Je  les  ai  commandés  moi- 
même  à  l'artiste,  n'ayant  pu  trouver  de  sujets  suffisamment  riants,  calmes  et 
poétiques  parmi  les  cadres  vulgaires  des  marchands  de  gravures.  J'ai  donné 


Lune  de  miel  parisienne.  Phase  des  gifles. 


448  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


pour  thème  à  l'artiste  l'histoire  un  peu  arrangée  de  Roméoet  Juliette.. 
Voyez  :  N°  1,  Roméo  et  Juliette  ressentant  le  premier  choc  de  l'amour.  N°  2,  Pre- 
mier rendez-vous  de  Roméoet  Juliette  au  clair  de  la  lune.  N°  3,  Voyage  de  ?ioces 
de  Roméo  et  Juliette,  en  Suisse  naturellement  dans  le  coupé  d'une  diligence 
du  temps...  J'avais  d'abord  eu  l'intention  de  les  faire  promener  en  gondole  à 
Venise,  mois  il  est  inutile,  n'est-ce  pas,  de  faire  des  réclames  à  la  concur- 
rence. N°  4,  Lune  de  miel  de  Roméo  et  Juliette,  ils  sont  assis  sur  le  bord  d'un 
lac  en  train  de  lire  à  deux  un  volume  de  vers.  N°  5,  L'échelle  de  cordes  :  Pour 
bien  indiquer  la  profondeur  et  la  durée  de  leur  amour,  je  suppose  que 
Roméo,  marié,  continue  à  se  servir  de  l'échelle  de  cordes  pour  escalader  le 
balcon  de  sa  femme.  N°  6  et  dernier,  Soirée  d'été.  Roméo  joue  de  la  mandoline 
aux  pieds  de  Juliette. 

—  C'est  charmant,  charmant!  fit  Tulipia  en  se  laissant  tomber  dans  un 
fauteuil. 

Au  même  instant  une  harmonie  suave  et  douce  emplit  la  chambre. 

—  Tiens,  lair  de  Guillaume  Tell  :  0  Mathilde,  idole  de  mon  âme!... . 
D'où  cela  vient-il? 

Tulipia  se  leva,  la  musique  s'arrêta  brusquement. 

—  C'est  dans  le  fauteuil,  dit  l'hôtelier  en  souriant. -Si  madame  veut  se 
rasseoir... 

Tulipia  obéit,  la  musique  reprit  :  0  Mathilde  idole  de  mon  âme  ! 

—  -  C'est  une  idée  à  moi,  reprit  l'hôtelier,  tout  est  à  musique,  j'ai  voulu 
mettre  de  la  poésie  partout.  Et  maintenant  que  monsieur  et  madame  sont 
installés,  je  vais  conduire  leur  ami  dans  l'aile  des  divorces. 

Dès  que  l'hôtelier  fut  parti,  le  prince  et  Tulipia  se  mirent  à  essayer  les 
fauteuils  et  les  chaises  de  la  chambre  qui  retentit  aussitôt  des  harmonies  les 
plus  variées.  —  0  bel  ange,  o  ma  Lucie f...  jouait  une  chaise.  —  Non,  ce 
n'est  pas  l 'alouette,  o  Roméo  reste  encore!  modulait  un  fauteuil.  —  Par  quel 
charme,  dis-moi,  m'as-tu  donc  enivré?  reprenait  le  fauteuil.  —  Je  voudrais 
bien  savoir  quel  était  ce  jeune  homme...  répondait  la  chaise.  —  Connais-tu  le 
pays  oh  fleurit  l'oranger?...  Jouait  avec  mélancolie  une  chaise  longue  placée 
devant  la  fenêtre.  —  L'amour  est  enfant  de  bohème!...  Toréador,  l'amour 
t'attend',  etc.,  etc. 

—  Et  dîner  !  s'écria  tout  à  coup  le  prince  en  sautant  sur  une  sonnette, 
qui,  au  lieu  de  sonner,  exécuta  l'air  : 

J'entends  le  tambour  qui  bat  et  l'amour  qui  m'appelle  I 

Une  Suissesse  rebondie,  portant  le  corsage  de  velours  noir  et  les  chaînes 
d'argent  de  l'ancien  costume  lucernois,  se  présenta  aussilût. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


449 


—  Monsieur  et  madame  dîneront-ils  en  tête- 
à-tête  dans  leur  chambre  ou  à  la  table   d'hôte? 

—  En  tête-à-tête  !  dit  le  prince. 

La  Suissesse  posa  la  main  sur  son  cœur  et  se  mit  en  devoir  de  mettre  la 
table.  Quand  tout  fut  prêt,  les  plats  apportés  et  les  dîneurs  servis,  elle  se 
dirigea  vers  un  petit  poêle-calorifère  placé  au  fond  de  la  pièce. 

—  Mais  qu'est-ce  que  vous  faites?  dit  le  prince,  il  ne  fait  pas  froid... 

—  Je  ne  fais  pas  de  feu,  monsieur,  je  mets  le  calorifère  en  communica- 
tion avec  les  tuyaux  distributeurs  de  musique... 

—  Comment  cela,  les  tuyaux  distributeurs?  ^   "    , 

—  Monsieur,  nous  avons  un  pianiste  attaché  à  l'hôtel  ;  tous  les  soirs  il  joue 
dans  un  caveau  du  sous-sol,  et  les  tuyaux  du  calorifère  vont  porter  la  musique 
dans  toutes  les  pièces  de  l'hôtel... 

Liv.  57. 


450  LA    GRANDE    MASCARADE    PARIflRNNR 


—  Mademoiselle,  vous  ferez  mes  compliments  au  maître  de  l'hôtel,  c'est 
un  vrai  poète  ! 

Après  dîner,  la  musique  continuant  à  jouer,  le  prince  et  Tulipia  s'en- 
dormirent, délicieusement  bercés  dans  leurs  fauteuils,  en  contemplant  de  la 
fenêtre  la  course  capricieuse  de  petits  nuages  blancs,  folâtrant  autour  du 
disque  de  la  lune. 

La  Suissesse  les  réveilla.  Elle  apportait  un  livre  sur  un  plateau  et  une 
veilleuse.  • 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demanda  le  prince. 

—  Monsieur,  c'est  un  volume  de  vers;  tous  les  soirs  nous  apportons  un 
poète  nouveau...  c'est  compris  dans  le  service  comme  la  bougie! 

—  Quelle  ravissante  soirée,  dit  le  prince  en  reprenant  sa  contemplation, 
et  quel  délicieux  hôtel  1  on  a  tout  prévu... 

Le  calorifère  continuait  à  jouer  une  musique  de  plus  en  plus  douce,  sem- 
blable au  murmure  mélodieux  d'une  harpe  éolienne.  Mich  et  Tulipia  se 
balançant  mollement  dans  leurs  fauteuils  exécutaient  un  duo  plein  de 
langueur. 

—  Ange  si  pur,  que  dans  un  songe 

jouait  le  fauteuil  du  prince. 

0  patronLe  des  demoiselles, 
Notre-Dame  de  Bon  Secours 
Daigne  protéger  nos  amours! 

modulait  le  fauteuil  de  Tulipia. 

Il  n'y  eut  qu'une  ombre  au  tableau;  la  lune  de  miel  du  n°  29  subissait 
probablement  une  éclipse,  car,  de  onze  heures  à  minuit,  le  prince  et  Tulipia 
entendirent  leurs  voisins  se  disputer  assez  violemment. 

—  Vous  êtes  insupportable  !  disait  une  voix  d'homme. 

—  Vous  m'ennuyez!...  je  vais  l'écrire  à  ma  mère!  répondait  une  voix 
de  femme. 

—  Taisez- vous! 

—  Non,  je  ne  me  tairai  pas  !  je  ne  me  laisserai  pas  tyranniser  sans  pro- 
tester ! Vous  m'avez  appelé  petite  sotte,  c'est  odieux! 

—  Je  ne  veux  pas  que  vous  dansiez  avec  cet  escogriffe  du  n°  19 

—  Et  si  cela*  me  plaît  !  croyez-vous  que  je  ne  vous  vois  pas  faire  les  yeux 
doux,  à  table  d'hôte,  à  cette  sainte  nitouche  du  n°  31  ? 

—  Par  exemple! c'est  vous  qui  devriez  la  regarder  et  vous  modeler 

sur  elle,  son  mari  m'a  dit  qu'elle  était  la  douceur  même 

—  Vous  êtes  un  imbécile. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


451 


On  entendit  le  bruit  d'une  gifle,  la  dame  poussa  un  cri  et  tomba  sur  un 
siège  qui  joua  aussitôt  : 

Espoir  charmant,  Sylvain  m'a  dit  :  je  t'aime! 
Et  depuis  lors  tout  me  semble  plus  beau  ! 

—  Diable!  fit  le  prince,  voici  une  lune  de  miel  à  son  cinquième  quartier. 

Tout  se  tut  bientôt  dans  l'hôtel,  la  lune  de  miel  n°  29  ne  souffla  plus  mot, 
—  on  ne  vit  plus  que  de  loin  en  loin,  sur  quelque  balcon,  un  groupe  muet 
perdu  dans  une  contemplation  extatique  du  lac  mystérieusement  éclairé  par 
la  lune,  puis  ces  groupes  disparurent  peu  à  peu  et  les  derniers  bruits  de 
musique  s'éteignirent  dans  un  calme  immense  et  profond. 

Les    belles  et  pures 


journées  !  Après  tant  de 
semaines  accidentées, 
après  tant  d'allées  et 
venues  fatigantes  de- 
puis son  enlèvement, 
Tulipia  savourait  enfin 
à  l'hôtel  de  la  Lune  de 
miel,  un  repos  bien  ga- 
gné. Elle  cessait  enfin 
d'être  victime  de  la  cou- 
leur locale,  non  pas  que 
le  prince  eût  rien  perdu 
de  son  fanatisme  pour  cette  denrée,  mais  parce  que  la  couleur  locale  au 
Lindenberg  consistait  en  douces  promenades  sur  le  lac,  en  rêveries  dans 
les  grandes  herbes,  en  longues  séances  de  farniente,  bercées  par  une  mu- 
sique que  l'on  n'avait  pas  besoin  de  faire  soi-même. 

A  tout  autre  moment  cette  existence  lui  eût  semblé  bien  monotone  et 
même  un  peu  trop  fadasse,  mais  les  dernières  courses  à  mulet  lui  avaient 
donné  une  véritable  soif  de  repos. 

Le  prince  exultait;  à  chaque  instant,  il  éprouvait  le  besoin  de  compli- 
menter l'hôtelier  pour  les  attentions  dont  il  accablait  ses  pensionnaires,  ou 
pour  ses  ingénieuses  inventions. 

Toute  la  journée  il  était  sur  le  lac,  dans  une  charmante  barque  meublée 
de  moelleux  coussins  qui  jouaient  gaiement  : 

Viens  dans  mon  léger  bateau 

ou  qui  berçaient  les  promeneurs  par  la  musique  mélancolique  du  Lac  de 
Lamartine  : 


Le  piano  des  divorceurs. 


452  LA    GRANDE   MASCARADE    l'AKlSlKNNE 


Un  soir  t'eu  souvient-il,  uous  voguions  en  silence 

Le  prince  et  Tulipia  péchaient  à  la  ligne,  distraction  éminemment  cal- 
mante, dissolvant  rapide  de  tons  les  chagrins,  plaisir  pur,  dont  la  vertu 
rassérène  en  peu  d'instants  les  âmes  ravagées  par  la  passion  et  par  toutes  les 
cruelles  déceptions  de  la  vie. 

On  prenait  les  repas  en  tète-à-tète,  ou  bien  à  la  table  d'hùte  de  l'aile 
gauche;  le  prince  avait  fait  la  connaissance  de  la  lune  de  miel  du  n°  27,  si 
remarquable  par  sa  longévité,  celle  que  le  patron  citait  avec  un  légitime 
orgueil  aux  lunes  de  miel  survenantes.  Rien  ne  faisait  présager  encore  l'ap- 
proche du  dernier  quartier,  au  contraire  à  l'œil  langoureux  de  la  dame, 
l'hôtelier,  passé  astronome  de  première  classe,  lui  donnait  encore  trois  mois 
de  durée  au  minimum.  Chose  intéressante  à  noter,  la  dame  qui  donnait  ces 
proportions  extraordinaires  aux  quartiers  de  la  lune  de  miel,  en  était  à  ses 
troisièmes  noces.  L'hôtelier  intrigué  aurait  voulu  savoir  pendant  combien  de 
temps  les  deux  premières  avaient  occupé  l'borizon  ! 

La  lune  de  miel  du  n°  29,  au  contraire,  donnait  chaque  jour  des  signes  de 
décroissance  marquée.  Un  jour  elle  se  montrait  timidement  dans  l'azur  du 
ciel,  et  le  lendemain,  de  sombres  nuages  la  voilaient  à  tous  les  yeux.  Deux 
jours  de  suite  Tulipia  entendit  un  bruit  de  gifles  et  de  vaisselle  cassée.  Le 
prince  en  fut  indigné  et  porta  le  fait  à  la  connaissance  de  l'hôtelier,  qui  pro- 
mit d'intervenir  et  de  faire  passer  le  couple  dans  l'aile  des  divorces. 

Ce  scandale  était,  paraît-il,  un  fait  unique  dans  son  genre;  l'hôtelier 
constatait  bien  souvent  de  la  froideur  entre  les  époux  à  la  fin  de  leur  séjour, 
mais  jamais,  au  grand  jamais,  on  ne  s'était  giflé  à  l'hôtel  de  la  Lune  de  miel! 
c'était  à  faire  écrouler  d'horreur  les  murailles  elles-mêmes.  —  Passe  encore 
du  côté  des  divorces  qui  en  avait  vu  bien  d'autres,  mais  du  côté  des  lunes 
de  miel! 

—  Voyez-vous,  monsieur,  disait  l'hôtelier  au  prince,  la  lune  de  miel 
du  n°  29  est  parisienne,  tout  est  là  !  Mes  plus  mauvaises  lunes  de  miel  viennent 
de  Paris;  elles  ne  dépassent  jamais  trois  semaines;  les  premiers  jours,  elles 
sont  dans  les  transports,  elles  nagent  dans  le  bleu,  puis  tout  à  coup,  dégrin- 
golade complète,  monsieur  et  madame  bâillent  comme  des  carpes  en  face 
l'un  de  l'autre,  ou  se  jettent  des  mots  désagréables  à  la  tète,...  et  l'on  demande 
la  note.  Ne  me  parlefe  pas  de-  lunes  'le  miel  parisiennes.  Voyez  au  contraire 
cette  lune  de  miel  anglaise,  là-bas,  elle  a  deux  mois  et  pas  encore  un  nuage... 
la  journée,  ils  font  des  grogs  en  se  disant  des  douceurs!...  Et  plus  loin 
lune  de  miel  allemande  ..  cette  dame  qui  bourre  une  pipe  à  ce  gros 
i;i  à  barbe  rousse...  vous  y  êtes...  eh  bien,  une  lune  de  miel  de  deux 
mois!  Pa3  un  nuage  non  plus!  De  la  poésie  toute  la  journée,  monsieur  rêve 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


453 


et  fume,  les  yeux  dans  les  yeux  de  sa  femme,  qui  confectionne  des  petites 
pâtisseries  dont  elle  va  surveiller  elle-même  la  cuisson  à  la  cuisine...  jamais 
une  lune  de  miel  parisienne  ne  m'a  donné  ces  satisfactions..,..  Je  me  rattrape 
avec  elles  sur  les  divorces. 

—  Comment  cela?  fit  le  prince. 

—  La  moitié  de  mes  divorceurs  me  viennent  de  Paris...  j'ai  même  cette 
année  des  clients  de  l'année  dernière,  venus  l'année  dernière  en  qualité  de 
lunes  de  miel,  et  revenus  ce  printemps  comme  divorceurs...  Vous  savez  que  le 
divorce  n'existe  pas  en  France? 

—  Oui,  je  le  sais,  per-  .    „^?__      ^-ry 
pétuité! 

—  Vous  l'avez  dit,  con- 
damnés à  perpétuité  là- 
bas  1  J'ai  basé  ma  spécula- 
tion là-dessus;  comme 
c'est  très  long  la  perpé- 
tuité, j'offre  aux  époux 
qui  gémissent  dans  les 
fers  le  moyen  de  les  bri- 
ser... 

—  Gela  prouve  en 
faveur  de  la  bonté  de  votre 
âme,  mais  quel  est  ce  moyen? 

—  Ayez  l'obligeance  de  venir  jusqu'à  mon  bureau...  Là!  vous  voyez  par  cette 
fenêtre  le  jardin  de  l'aile  droite  de  l'hôtel,  réservé  uniquement  aux  divor- 
ceurs... Il  est  divisé  en  petites  cases  séparées  chacune  par  une  haie... 

—  Parfaitement,  je  vois,  mais  je  ne  comprends  pas. 

—  Vous  allez  comprendre.  Le  divorce  est  permis  en  Suisse,  mais  pour 
l'obtenir  il  faut  être  citoyen  suisse...  Des  gens  accablés  sous  le  poids  des 
chaînes  du  mariage  qui  m'arrivent  pour  divorcer,  je  fais  d'abord  des  citoyens 
suisses;  je  leur  vends  par  acte  notarié  un  morceau  de  jardin  de  4  mètres 
carrés,  et  je  m'occupe  de  faire  régler  leur  affaire...  Quand  le  divorce  est 
prononcé,  ils  me  revendent  leur  carré  de  jardin  et  ils  partent  en  me  bénissant. 

—  C'est  parfait,  vous  êtes  tout  simplement  un  bienfaiteur  de  l'humanité! 

—  Quand  mes  lunes  de  miel  s'en  vont,  j'ai  coutume  de  leur  adresser  un 
petit  discours  et  de  leur  remettre,  avec  mes  souhaits  sincères  pour  leur  bon- 
heur, un  prospectus  dans  lequel  j'explique  le  mécanisme  de  mes  divorces... 
Allez,  Soyez  heureux ,  aimez-vous,  l'amour  il  n'y  a  que  ça,  et  si  ça  ne  vous  réus- 
sit pas,  si  vous  cessez  de  vous  plaire,  revenez  me  trouver,  je  me  charge  de 
vous  débarrasser  l'un  de  l'autre,  au  plus  juste  prixl 


Tulipia  prenait  un  bain  à  la  lame. 


—  A  propos!  fit  le  prince,  et  mon  ami  que  j'oubliais...  vous  savez,  le  céli- 
bataire que  vous  avez  refusé  de  recevoir  il  y  à  quinze  jours  dans  l'aile  des 
lunes  de  miel? 

—  11  est  là,  répondit  l'hôtelier,  je  l'ai  mis  aux  divorces... 

—  Je  serais  bien  aise  de  le  voir,  je  puis  aller  le  trouver  aux  divorces? 

—  Certainement,  monsieur,  je  vais  ouvrir,  la  porte  de  communication.  H 
occupe  la  chambre  n°  19  au  deuxième  étage. 

La  différence  était  grande  entre  l'aile  des  lunes  de  miel  et  l'aile  des 
divorces.  C'était  le  même  confortable,  la  même  entente  du  bien-être,  mais 
passé  la  porte  de  communication,  la  poésie  avait  les  ailes  coupées  et  tout, 
murailles  et  accessoires,  présentait  un  caractère  froid  et  désenchanteur. 

Le  prince  en  fut  surpris,  quoiqu'il  ne  s'attendît  pas  à  trouver  de  ce  côté 
les  riantes  surprises  de  l'aile  gauche.  Les  couloirs  étaient  mornes.  Au  premier 
étage,  à  la  place  de  l'aimable  salon  de  conversation  des  lunes  de  miel,  le  prince 
lut  ces  mots  sur  une  porte  :  CABINET  DE  L'AVOUÉ.  Sonnette  de  nuit. 

—  Comment?  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  demanda-t-il  à  un  garçon. 
— ■  C'est  l'avoué  de  l'hôtel,  répondit  le  garçon. 

—  Mais  pourquoi  sonnette  de  nuit,  comme  chez  les  pharmaciens? 

—  Monsieur,  répondit  sentencieusement  le  garçon,  un  avoué,  c'est  un 
pharmacien  moral!  A  l'hôtel  il  arrive  souvent  qu'il  s'élève  quelque  difficulté, 
entre  les  divorceurs,  une  vieille  querelle  mal  éteinte,  il  faut  donc  qu'à  n'im- 
porte quelle  heure  on  puisse  consulter  l'avoué  de  l'hôtel.  Il  est  toujours  très 
occupé,  si  monsieur  veut  entrer  dans  l'étude,  il  verra  par  lui-même. 

Le  prince  ouvrit  la  porte.  Le  cabinet  de  l'avoué  était  une  vaste  pièce  divisée 
en  deux  parties;  d'un  côté  l'avoué  et  de  l'autre  ses  deux  clercs,  assis  chacun 
devant  un  bureau  encombré  de  paperasses.  Des  cartons  garnissaient  les  murs 
comme  dans  toutes  les  études  du  monde. 

L'avoué  était  occupé,  un  monsieur  et  une  dame  le  questionnaient,  nerveux 
et  agités. 

—  Voyons,  monsieur,  disait  la  dame,  mon  mari  et  moi  nous  nous  éton- 
nons fort  de  voir  que  notre  divorce  tarde  autant  à  se  prononcer... 

—  Certes,  fit  le  monsieur,  on  nous  avait  parlé  de  six  semaines...  le  terme 
est  dépassé  de  quinze  jours... 

—  Un  peu  de  patience,  cela  ne  peut  plus  tarder,  répondait  l'avoué. 

—  C'est  que  l'on  s'ennuie  fort  à  Paris,  reprit  la  dame,  Edgard  m'a  encore 
écrit  hier,  il  ne  comprend  pas  que  cela  dure  si  longtemps...  il  est  jaloux, 
enfin  !  je  lui  ai  écrit  de  me  retenir  un  appartement  pour  mon  retour... 

—  Je  vous  en  supplie,  ajouta  le  monsieur,  terminez  promptement,  ma- 
dame m'assomme  avec  son  Edgard! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


455 


—  Et  vous  qui  passez  vos  journées  à  me  parler  de  cette  chanteuse  de  café 
concert! 

Le  prince  sortait  ayant  suffisamment  contemplé  l'étude,  lorsqu'un  des 
clercs  l'arrêta  : 

—  Monsieur  vient  pour  une  instance  de  divorce? 

—  Non,  répondit  le  prince,  je  suis  ici  en  amateur. 

Et  il  se  remit  à  la  recherche  de  Blikendorf.  Le  précepteur  n'était  pas  chez 

! 


Blikendorf  consolateur. 


lui;  le  prince,  après  avoir  frappé  inutilement  au  19,  héla  un  garçon  pour  lui 
demander  des  renseignements. 

—  Le  monsieur  du  19?  fit  le  garçon,  attendez,  il  est  toujours  fourré  au  27, 
je  crois  qu'il  fait  la  cour  à  la  dame...  je  vais  l'aller  chercher... 

—  Non,  inutile,  j'y  vais  moi-même. 

Ce  fut  la  voix  de  Blikendorf  qui  répondit  :  Entrez  !  quand  le  prince  frappa 
à  la  porte  du  n°  27.  Grand  fut  son  étonnement  en  voyant  le  prince,  il  balbutia 
quelques  excuses  à  une  dame  qui  faisait  de  la  tapisserie  près  de  la  fenêtre  et 
accourut  au  devant  de  son  élève. 

—  Madame,  excusez-moi,  dit  le  prince,  je  me  suis  permis  de  venir  jus- 
qu'ici relancer  mon  ami... 

—  Monsieur,  vous  êtes  le  bienvenu!  monsieur  Blikendorf  a  la  bonté  de 
venir  m'aidera  porter  le  poids  de  mes  chagrins...  Il  m'apporte  les  sublimes 


consolations  de  la  philosophie...  Ah  f  monsieur,  quelle  triste  chose  que  la  vie  1 
mariée  à  dix-huit  ans  à  un  être  grossier... 

—  Hein  ?  fit  dans  un  coin  un  monsieur  que  le  prince  n'avait  pas  aperçu. 

—  Sacrifiée  par  mes  parents  à  un  être  grossier,  reprit  la  dame,  je  passai 
mes  plus  belles  années  dans  les  larmes,  sans  que  ce  brutal... 

—  Hein?  refit  le  monsieur. 

—  Oui,  sans  que  ce  brutal  daignât  forcer  un  peu  sa  nature  pour  essayer 
de  comprendre  les  aspirations  de  mon  âme  vers  l'idéal...  Ah  1  monsieur, 
quelles  souffrances  ! 

—  J'y  compatis!  fit  le  prince  en  s'asseyant  —  Tiens!  reprit-il,  pas  de 
musique  !  ce  fauteuil  ne  fait  pas  de  musique? 

—  Je  ne  crois  pas;  du  moins,  je  ne  m'en  suis  pas  encore  aperçue!  fit  la 
dame  en  considérant  le  fauteuil  avec  étonnement.  Monsieur  aime  la  musique, 
cette  consolatrice  des  cœurs  éprouvés?  Nous  avons  dans  la  grande  salle  à 
manger,  un  piano  à  manivelle,  mais  il  ne  joue  que  des  airs  en  rapport  avec 
la  situation  de  nos  âmes,  le  Miserere  du  Trouvère,  —  0  mon  Fdgard,  tous  les 
biens  de  la  terne!  de  Lucie,  — ou  bien  :  On  dit  que  tu  te  maries,  tu  sais  que  je  vais 
en  mourir...  d'Ay  Chiquita!  C'est  navrant! 

—  C'est  navrant!  répétèrent  le  prince  et  Blikendorf  en  prenant  congé  de 
la  malheureuse  dame. 

—  Eh  bien,  Blikendorf?  dit  le  prince,  il  me  semble  que  vous  flirtez! 

—  Non,  monseigneur,  je  console! 

—  C'est  une  noble  mission.  Je  venais  prendre  de  vos  nouvelles  et  savoir 
comment  vous  preniez  votre  séjour  à  l'aile  des  divorces.  Je  suis  rassuré. 

—  Et  vous,  monseigneur,  à  l'aile  des  lunes  de  miel? 

—  Mon  ami,  c'est  un  rêve...  une  existence  céleste!  Nous  menons  une  vie 
d'archanges! 

Pendant  que  Blikendorf  faisait  au  prince  les  honneurs  de  l'aile  des 
divorces  et  lui  montrait  les  petits  jardins,  la  salle  à  manger  où  tout  le  monde 
prend  ses  repas  en  commun,  le  salon  de  lecture  où  l'on  trouve  une  belle 
collection  de  codes  de  tous  les  pays,  de  recueils  des  lois  et  arrêts  et  des 
manueJs  de  jurisprudence,  un  nuage  sombre  montait  à  l'horizon  du  prince, 
la  sécurité  de  son  existence  céleste  était  menacée! 

L'ennemi  était  dans  la  place  :  Cabassol,  que  l'on  croyait  avoir  tout  à  fait 
dépisté,  causait  avec  Tulipia  dans  la  chambre  du  prince. 

Comment  avait-il  retrouvé  la  trace  des  fugitifs  et  comment  lui,  sim- 
ple célibataire,  avait-il  pu  tromper  la  viligance  du  maître  de  l'hôtel,  cela 
serait  trop  long  à  raconter.  Une  Suissesse  de  l'hôtel  de  la  Lune  de  miel,  ache- 
tée presqu'au  poids  de  l'or,  lui  avait  livré  les  renseignements  et  l'avait  fait 
passer  en  le  donnant  pour  un  avoué  réclamé  par  une  divorceuse. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


..;:»))>*' 


Les  costumes  de  Tulipia. 


Liv.   58. 


I,a    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


W.) 


—  Encore  vousl  s'étail  écriée  Tulipia,  encore  vous! 

—  Divine  Tulipia,  voua  voyez  combien  je  vous  aime  I 

1.  i  ce  que  vous  croyez  être  le  seul/...  Tenez,  il  faut  en  finir,  j'en  al 
s  iez  de   vos  persécutions. •<  Voulez  vous  savoir  combien  je  suis  aimée? 
ez  von  dans  ce  fauteuil,  c'est  le  fauteuil  du  prince,  il  va  vous  Le  dur... 
Cabassol  obéit,  Le  fauteuil  joua  con  fuoeo  l'air  ris  la  Favorite  . 


Ali  vleoi,  vient I  Je  côdû  iperdulm 
-    Et  non  seulement,  il  m'aime,  mais  encore,  il  m'a  juré  <l<-  m'épou  er 

*s£  '■■■•'■'  -:  ■-'■/  ■ 


Tulipia  lit  |i  plaoobi  pont  !<■-»  érhor. 

_ —  i  ^  1 1  i ,  le  prince  de  Botnie,  le  fiancé  de  la  grande  duchesse  de  Klakfeld? 

—  Il  Lâche  sa  grande  duchesse  de  Klakfeld...  Dites  floue,  il  me  semble 
que  je  vaux  bien  une  Klakfeld,  un  manche  h  balai  allemand!,., 

—  o  Tulipia!  cent  mille  Klakfeld  !  1  [je  lâcherais  cent  mille  Klakfeld! 

—  Et  il  épouse  morganatiquement  sa  Tulipia!  Voila,  mon  cher,  l'avenir 
qui  m'attend  :  épouse  morganatique  du  prince  Michel  de  Bosnie  ! 

Cabas  ol  »ai  il  la  main  de  Tulipia  etla  pressa  sur  ses  lèvres. 

M. ,n  leur,  '-'-lia  Tulipia,  lortezl  Tromper  Michel, jamais!  D'abord 
non  ne  sommes  pas  encore  mariés.,,  et  apprenez  qu'alors,  je  ne  pourrai  le 
tromper   an  mé  alliance  qu'avec  des  archiducs  ! 

Cabassol  ne  sortit  pas.  Il  changeait  ses  batteries;  puisque  décidément  il 
ne  pouvait  point  enlever  Tulipia,  il  voulait  au  moins  obtenir  d'elle  la  resti- 
tution <i<;  l'album  de  la  succession  Badinard,  après  lequel  il  courait  depuis 


460  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


près  de  cinq  mois.  Il  cherchait  donc  un  moyen  d'ouvrir  les  négociations 
dans  ce  sens,  Lorsque  tout  à  coup  des  pas  précipités  retentirent  dans  le  couloir. 
Le  prince  Michel  accourait,  prévenu  par  un  garçon  de  l'aile  des  Lunes 
de  Miel,  de  l'audacieuse  intrusion  de  Gabassol.  Le  patron  de  l'hôtel  le  suivait 
pour  le  maintenir  et  modérer  au  besoin  sa  juste  colère. 

—  Encore  lui  !  s'écria  le  prince. 

—  Arrêtez]  fit  l'aubergiste  en  se  jetant  entre  eux,  arrêtez!  je  comprends, 
monsieur,  votre  indignation  ,  mais  songez  que  nous  avons  le  remède  auprès 
du  mal...  Passez  dans  l'aile  des  divorceurs,  notre  avoué  s'occupera  de  votre 
affaire  avec  la  plus  grande  diligence  et  je  vous  promets  de  faire  pronon- 
cer le  divorce  en  six  semaines  !... 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela!  allez  me  chercher  mon  ami  M.  de  Blikendorf, 
à  l'aile  des  divorces,  et  amenez-le  moi,  je  pense  que  maintenant  cela  ne 
présente  plus  un  grand  inconvénient. 

—  J'y  cours,  monsieur,  répondit  l'hôtelier. 

—  Je  sais  tout,  monsieur!  reprit  le  prince  en  s'adressant  à  Cabassol,  vous 
êtes  diplomate,  mais  il  est  aujourd'hui  inutile  de  faire  de  la  diplomatie,  je 
sais  tout,  prenez  un  siège  et  causons  !  Que  diriez-vous  si  je  vous  faisais  donner 
la  croix  de  Bosnie  de  lre  classe? 

—  Une  décoration  !  pensa  Cabassol,  que  veut-il  dire? 

—  Gela  ne  suffit  pas?  bien  !  vous  aurez  le  brevet  de  chevalier  du  Lion  de 
Bosnie,  cela  ne  se  donne  pas  à  tout  le  monde,  il  faut  les  plus  grands  mérites... 
Vous  restez   muet?...  Eh   bien,  je  vous   promets  la  noblesse  héréditaire! 

Gabassol  etTulipia  se  regardaient  sans  rien  comprendre  à  celte  distribu- 
tion de  récompenses. 

—  Eh  bien?  reprit  le  prince,  la  croix,  le  Lion  de  Bosnie  et  la  noblesse  ! 
De  plus,  je  vous  attache  à  ma  personne...  mais  vous  abandonnez  le  service 
de  mon  auguste  père,  vous  renoncez  à  essayer  de  me  séparer  de  madame  pour 
me  forcer  à  aller  à  Klakfeld,  car  tel  était  votre  plan,  je  suppose.  Est-ce  dit?  je 
vous  attache  à  ma  personne,  vous  me  suivrez  partout! 

—  C'est  dit,  monseigneur!  fit  Gabassol  en  s'inclinant. 

—  Ah  !  voici  Blikendorf! 

—  Monseigneur,  dit  Blikendorf  effaré,  c'est  encore... 

—  Monseigneur!  répéta  l'hôtelier  ouvrant  de  grands  yeux. 

—  Mon  bon  Blikendorf!  reprit  le  prince,  nous  avons  fait  la  paix.  Monsieur 
abandonne  le  service  de  la  cour  de  Bosnie,  je  l'ai  attaché  à  ma  personne,  il 
nous  suit  partout  ! 

—  Combien  je  suis  enchanté,  balbutia  Blikendorf,  monseigneur  !... 

—  Monseigneur  !  s'écria  l'aubergiste  en  s'inclinant  devant  tout  le  monde, 
monseigneur!  si  j'avais  pu  me  douter  de  l'honneur  que  votre  altesse  faisait 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


461 


à  l'hûlcl  de  la  Lune  de  Miel!...  si  j'avais  su...  si...  croyez,  monseigneur,  à 
tout  mon  respect,  à  tout  mon  dévouement!... 

—  J'y  crois,  mon  ami,  mais  nous  allons  partir,  faites  la  note. 

—  Plus  de  note,  monseigneur!  l'hôtel  de  la  Lune  de  Miel  sera  trop  payé 
si  vous  me  permettez  de  faire  placer  dans  cette  chambre  une  plaque  de  mar- 


bre avec  une  inscription  commémorative  du  séjour  de  Votre  Altesse...  une 
inscription  à  peu  près  conçue  en  ces  termes  : 


Ici,  dans  cette  chambre  de  l'hôtel  de  la  Lune  de  miel 

S.  A.  Monseigneur  le  prince  de  Bosnie 

A  passé  un  mois  de  lune  de  miel  avec 

—  Ah!   monseigneur!  s'écria  Blikendorf,  que  penserait  l'Europe!  ne 
scandalisons  pas  l'Europe,  mettez  au  moins  : 

Avec  M.  de  Blikendorf,  son  très  respectable  précepteur  1 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


IX 


A.  Dieppe.  —  Tullpia,  reine  de  la  plage.  —  Les  sept  costurae3  de  bain  de  Tulipla. 
Tulipia  austère. 


Son  altesse  monseigneur  le  prince  de  Bosnie  était  parti  pour  Paris  avec 
toute  sa  suite  et  Gabassol,  dont  il  avait  fait  son  secrétaire  intime. 

A  Paris,  Cabassol  se  crut  enfin  sur  le  point  de  réussir,  mais  le  premier 
soin  de  Tulipia,  dès  l'arrivée,  fut  de  se  débarrasser  de  lui,  en  l'envoyant  porter 
à  l'auguste  père  du  prince  une  de  ses  photographies  et  une  lettre  émue,  dans 
laquelle  Mich  sollicitait  son  pardon  d'une  façon  éloquente  et  sentimentale. 

Le  moyen  était  excellent,  Gabassol  dut  s'éloigner,  mais  il  mit  simplement 
la  lettre  à  la  poste  et  attendit  une  occasion  de  se  représenter. 

Comme  la  moitié  de  Paris  était  partie  et  que  l'autre  moitié  se  préparait  à 
partir  pour  les  plages  égrenées  sur  les  sables  des  côtes  normandes,  le  prince  et 
Tulipia  s'envolèrent  un  beau  jour  dans  cette  direction. 

Cabassol  n'eut  pas  beaucoup  de  peine  à  savoir  où  la  perfide  était  allée, 
L'article  Déplacements  et  villégiatures  des  journaux  de  Ilighli/e  le  lui  révéla 
bientôt.  Elle  était  à  Dieppe  et  déjà  on  la  sacrait  Reine  de  la  plage! 

Une  lettre  de  Bezucheux  de  la  Pricottière  lui  donna  des  détails  sur  le  sé- 
jour du  prince  et  de  la  simili-princesse. 

Mon  petit  bon, 

Affreux  Casior  qui  fuis  depuis  si  longtemps  ses  Pollux,  sache  que  nous  sommes 
ici  tous  les  cinq,  Pont-Buzaud,  Lacostade,  Bisseco,  Saint-Tropez  et  moi!  Nous 
gémissons  tous  les  cinq  depuis  l'aube  jusqu'à  la  nuit,  sur  cette  plage  moins  semée 
de  cailloux  que  le  jardin  de  notre  existence  lamentable  et  quelquefois,  depuis  la 
nuit  jusqu'à  1  aube,  nous  continuons  notre  concert  de  gémissements  sans  trouver 
la  moindre  saveur  au  petit  bac,  que  machinalement  nous  taillons  par  ci  par  là! 

Tu  connais  la  cause  du  noir  chagrin  qui  nous  mine  tous  les  cinq  et  qui 
nous  conduira  sous  peu  au  tombeau;  dès  à  présent  nous  te  chargeons  de  faire 
graver  sur  chacune  des  cinq  urnes  où  seront  nos  cendres,  ces  mots  :  Trop  fidèle 
à  l'amitié  et  à  l'amour,  il  mourut! 

La  cause  c'est  toi  et  elle!  Toi,  ami  volage' et  intermittent,  et  Elle,  maîtresse 
perfide  et  encore  plus  volage  ! 

Elle,  c'est  Tulipia,  tu  lésais,  mon  ami!  Tu  as  connu  nos  chagrins  et  tu  y  as 
compati  dans  la  mesure  de  tes  moyens,  ce  qui  ne  t'a  pas  empoché  de  chercher  à 
nous  la  souffler  à  Monaco,  quand  chacun  séparément  nous  cherchâmes  à  renouer 
avec  la  trop  séduisante  scélérate  !  Mais  ne  revenons  plus  sur  ces  jours  pleins  d'hor- 
reur où  nous  faillîmes  nous  rencontrer  rivaux,  le  fer  à  la  main  ! 

Elle  est  à  Dieppe!  Près  de  nous,  mais  loin  de  nous! 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


463 


Tulipia  n'est  plus  Tulipia,  c'est  presque  la  princesse  Michel  de  Bosnie,  la  perle 
de  la  plage,  la  reine  incontestée  de  Dieppe.  Le  précepteur  du  prince,  le  baron  de 
Glikendorf,  une  grosse  tomate  à  lunettes,  venu  d  avance  à  Dieppe,  a  loué  pour  ses 
élèves,  le  prince  et  la  princesse,  une  ravissante  villa  à  un  quart  de  lieue  de  la  mer, 
un  vrai  bijou  gothico-anglo-chino-helvético-maurcsquc,  dont  les  mâchicoulis,  les 
balcons  de  bois  découpé,  les  arceaux  alhambresques  et  les  pignons  à  girouettes 
surgissent  du  sein  d'une  plantureuse  verdure. 

Deux  jours  après,  le  prince  et  Tulipia  sont  arrivés  toutes  voiles  dehors,  j'étais  là, 
j'ai  compté  soixante-dix-huit  colis!  Le  prince  amenait  une  suite,  une  maison 
montée,  qui  se  compose  de  deux  secrétaires,  de  quatre  femmes  de  chambre,  d'un 
lecteur,  d'une  lectrice,  de  deux  dames  de  compagnie  et  de  quatre  cuisiniers. 


*^^rf<). 


Rencontre  t 


En  sortant  de  son  premier  bain,  Tulipia  dont  nous  avions  suivi  les  prouesses 
aquatiques  avec  des  yeux  émus  et  un  cœur  palpitant,  Tulipia  nous  trouva  tous  les 
cinq  en  costume,  rangés  en  ligne  auprès  de  la  planche.  0  mon  ami  !  Nous  nous 
attendions  au  moins  à  un  regard,  mais  elle  eut  la  cruauté  de  nous  le  refuser,  elle 
passa  froide  et  digne  au  milieu  de  nous  ;  le  prince  qui  la  suivait  en  maillot  rayé, 
prit  pour  lui  notre  politesse,  et  daigna  nous  faire  un  petit  signe  de  la  main  comme 
un  monarque  qui  salue  son  peuple.  Oh  !  ce  prince  !  quand  je  pense  à  lui,  j'ai  envie 
de  partir  pour  la  Bosnie,  pour  soulever  son  peuple  et  lui  abîmer  son  trône! 

Damnation  !  Était-elle  jolie,  la  cruelle,  dans  son  petit  costume  de  flanelle  rose... 
collant  et  indiscret...  était-elle  suave!  J'éprouve  quelque  orgueil  à  dire  que  c'est 
nous  qui  l'avons  mise  en  lumière,  cette  charmante  Tulipia,  ce  diamant  que  la 
Bosnie  nous  a  enlevé...  je  suis  quelque  peu  son  inventeur,  avant  d'orner  la  cou* 
ronne  de  Bosnie,  Tulipia  brilla  tout  un  hiver  au  blason  des  la  Fricottière  et  certes, 
la  fière  devise  de  notre  maison  :  ie  fricoterai,  ie  fricote,  ie  fricotais  I  ne  fut  jamais 
plus  mise  en  pratique  que  de  son  temps. 

Ce  qui  me  console,  c'est  qu'elle  n'a  pas  daigné  regarder  plus  que  moi  Lacostade, 
Pont-Buzaud,  Saint-Tropez  et  Bisseco,  ses  sous-inventeurs. 

Depuis  ce  premier  bain  elle  est  la  reine  de  la  plage,  on  ne  parle  que  d'elle,  on 
ne  pense  qu'à  elle  et  l'on  ne  rêve  que  d'elle!  Le  matin  tous  les  baigneurs  aussitôt 


464  LA    GRANDE    MASCARADE     PARISIENNE 


en  bas  du  lit  se  précipitent  sur  la  grève  pour  voir  si  la  voiture  qui  l'amène  est 
arrivée;  les  plus  nerveux  s'en  vont  sur  la  route  soupirer  sous  les  balcons  de  la  villa 
Tulipia,  les  plus  calmes  \ont  prendre  des  madères.  Quand  les  grelots  de  la  voiture 
Be  font  entendre  tout  le  monde  se  précipite.  Le  prince  ne  la  quitte  pas,  le  miséra- 
ble! Baigne-t-elle  !  il  baigne  en  même  temps.  Ne  baigne- t-elle  pas?  il  ne  baigne 
pas!  Parfois  à  marée  basse,  ils  arrivent  équipés  pour  une  partie  de  pèche,  avec  un 
Met  aux  crevettes  sur  l'épaule,  et  un  petit  panier. 

Toute  la  population  balnéaire  les  suit  à  vingt  pas.  Je  suis  au  premier  rang  avec 
Laeostade,  Pont-Buzaud,  Saint-Tropez  et  Bisseco.  Comme  nos  cinq  cœurs  battent, 
ô  mon  ami,  quand  nous  la  voyons  s'asseoir  sur  une  roche  moins  dure  que  son 
cœur,  et  retirer  ses  bas  avant  de  s'engager  dans  les  flaques  d'eau. 

O  douleur  !  ô  transports  !  ô  regrets  ! 

Dernièrement  elle  perdit  une  jarretière  dans  une  flaque,  il  y  eut  presque  un 
combat  naval  entre  baigneurs  pour  la  conquérir.  Je  pris  un  fort  bain  de  pieds,  mais 
j'eus  la  jarretière  ;  j'eus  la  lâcheté  de  mettre  sur  mon  cœur  ce  souvenir  de  la  perfide 
et  il  y  est  encore  ! 

Souvent  ces  promenades  ont  lieu  en  costume  de  bain,  Tulipia  et  le  prince 
jettent  sur  leurs  épaules  un  léger  peignoir  et  s'en  vont  ainsi  dans  les  roches.  A  ce 
spectacle,  si  je  ne  craignais  de  mécontenter  la  Bosnie,  qui  ne  m'a  rien  fait,  je 
tuerais  son  prince  ! 

En  l'honneur  de  la  divine  princesse,  les  jours  de  la  semaine  ont  été  débaptisés. 
Tulipia  possède  sept  costumes  de  bain,  un  costume  bleu  marine,  orné  d'ancre? 
au  collet,  à  la  ceinture  et  sur  les  côtés,  un  costume  bleu  clair,  semé  d'étoiles 
blanches,  un  costume  rose,  un  costume  jaune  serin,  un  costume  violet  à  barettes, 
un  costume  soleil  couchant,  un  costume  chamois.  Elle  les  porte  tous  successive- 
ment et  dans  le  même  ordre,  ce  qui  fait  que  l'on  ne  dit  plus,  c'est  aujourd'hui 
lundi,  on  dit  :  c'est  aujourdhui  bleu  marine  et  c'est  demain  bleu  clair,  etc.,  etc. 

Et  voilà,  mon  ami!  tu  sais  tout,  tu  es  au  courant  de  mes  douleurs.  Si  lu  as 
du  cœur  viens  gémir  avec  moi  ;  Bisseco,  Lacostade  et  les  autres  gémissent,  mais 
c'est  pour  leur  propre  compte,  les  infâmes  traîtres,  précurseurs  de  la  Bosnie  !  mais 
toi,  qui  n'a  pas  réussi  à  m  enlever  Tulipia,  tu  pousseras  des  gémissements  désin- 
téressés pour  ton  malheureux  ami, 

Bezucheux  de  la  Fricottière. 

Cabassol,  à  la  lecture  de  cette  lettre,  s'en  fut  trouver  Me  Taparel  à  son 
étude.  Le  brave  notaire  avait  quelques  cheveux  de  moins,  depuis  le  com- 
mencement decette  campagne  entreprise  pour  retrouver  l'album  de  la  suc- 
cession Badin4i*J,  si  inconsidérément  confié  par  lui  à  Tulipia.  Me  Taparel, 
après  cet  instant  d'oubli,  était  redevenu  vertueux,  il  avait  abandonné  le  club 
des  Billes  de  billard  et  s'était  imposé  une  réclusion  forcée  entre  Mme  Taparel 
et  ses  cartons,  tout  pour  ses  devoirs  conjugaux  et  professionnels! 

—  Je  viens  vous  chercher!  dit  Cabassol,  nous  allons  à  Dieppe I 

Me  Taparel  baissa  la  tète.  Il  était  le  coupable,  l'auteur  de  tout  le  mal,  il 
n'avait  pas  le  droit  d'élever  des  objections. 

Triste  et  résigné  il  termina  quelques  affaires,  dîna  en  compagnie  de  Ca- 
bassol  et  prit  avec  lui  le  train  de  Dieppe. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


465 


Avant  de  descendre  à  la  plage,  le  lendemain,  Gabassol  rogna  un  peu  de 
sa  barbe  et,  pour  achever  de  se  rendre  méconnaissable,  se  mit  sur  le  nez  une 
paire  de  grosses  lunettes  bleues. 


Promenade  sur  la  plage. 


Tulipia  prit  ce  matin-là  un  bain  à  la  lame  ;  Bezucheux  de  la  Fricottière 
avait  dit  vrai  ;  elle  avait  un  costume  jaune  serin  qui  la  faisait  ressembler  au 
plus  délicieux  des  canaris.  —  Le  prince  était  avec  elle.  Les  spectateurs  le 
virent,  non  sans  un  transport  jaloux,  prendre  un  petit  baquet  sur  les  galets 
et  verser  des  douches  sur  la  tête  de  l'opulente  baigneuse. 
Liv.  59. 


466  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Ah!  mon  ami!  dit  une  voix  derrière  Gabassol,  en  même  temps  qu'une 
main  se  glissait  sous  son  bras,  ah  !  mon  ami!  j'approuve  ta  précaution,  tu  as 
mis  des  lunettes  bleues  pour  contempler  ce  spectacle! 

C'était  Bezuchcux  de  la  Fricottière  suivi  de  toute  la  bande. 

—  Bonjour,  mes  enfants  !  leur  dit  Gabassol  en  leur  distribuant  des  poignées 
de  main,  vous  l'aimez  donc  toujours? 

—  Plus  que  jamais,  mon  ami,  au  point  qu'hier  au  soir  nous  avons  pris 
ensemble  la  résolution  d'en  finir  avec  la  vie...  Nous  allons  nous  marier! 

—  Et  nous  le  lui  ferons  savoir,  dit  Bisseco  d'une  voix  sourde;  puisse  notre 
souvenir  hanter  son  chevet!  puisse  le  remords  de  nous  avoir  poussé  à  cette 
extrémité  sur  nous-mêmes,  altérer  son  bonheur! 

—  Ah!  reprit  Bezucheux,  finir  ainsi  sans  vengeance!...  c'est  bien  dur... 
T^.oi  j'en  suis  altéré,  de  vengeance...  le  prince  nous  l'enlève,  eh  bien!  si  nous 
allions  épouser  sa  grande  duchesse  de  Klakfeld!... 

—  ous  vous  avouez  vaincus!  Il  est  donc  impossible  de... 

—  Ah!  mon  ami,  je  te  l'ai  dit,  Tulipia  n'est  plus  Tulipia...  elle  mène 
maintenant  une  existence  austère  !  Elle  ne  voit  que  le  prince  et  son  précepteur 
«  baron  de  Blikendorf,  ses  secrétaires,  ses  lectrices  ;  j'ai  pris  des  renseignements, 
pour  comble  d'austérité,  elle  a  augmenté  sa  maison  d'une  dame  d'honneur  que 
Blikendorf  a  fait  venir  d'une  cour  allemande... 

—  Comment?  pourquoi? 

—  Mais  pour  lui  donner  des  leçons  d'étiquette  et  de  maintien.  Ne  sais-tu 
pas  que  le  prince  va  l'épouser  morganatiquement? 

Cinq  minutes  après,  sur  un  conseil  de  Cabassol,  Bezucheux  et  compagnie, 
ainsi  que  Me  Taparel,  descendaient  en  costume  de  bain  vers  la  mer.  Tulipia 
et  le  prince  y  étaient  encore.  En  voyant  arriver  toute  la  bande,  Tulipia 
fronça  les  sourcils  et  se  mit  à  faire  la  planche  pour  les  éviter. 

—  Bonjour,  chère  madame,  dit  galamment  Me  Taparel  après  quelques 
brasses,  toujours  jolie!  toujours  charmante! 

—  Monsieur!  fit  sèchement  Tulipia  en  se  retournant  de  l'autre  côté  avec 
un  petit  bond  de  carpe. 

—  Bonjour,  chère  belle!  murmura  Bezucheux  de  la  Fricottière,  je  vous 
offre  mes  hommages  et  ceux  de  mes  amis...  si  vous  saviez  comme  je  vous 
aime. 

—  Hein  !  fit  le  prince  intervenant. 

Tulipia  furieuse  entraîna  le  prince  vers  les  galets. 

—  Quel  est  ce  monsieur?  demanda  le  prince. 

—  Le  gros?  c'est  mon  notaire. 

—  Non,  l'autre,  celui  qui  vous  disait  qu'il  vou;  .- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


4G7 


—  Mon  petit  Mich,  c'est  un  monsieur  qui...  m'a  demandé...  ma  main  au- 
trefois et  que  j'ai  envoyé  promener... 

:  Le  prince  fronça  les  sourcils  et  ne  dit  plus  un  mot.  Tulipia,  toute  boudeuse, 


Leçon  de  natation. 

rentra  dans  sa  cabine  pour  s'habiller.  Un  papier  que  l'on  avait  sans  doute 
jeté  par  la  petite  fenêtre  de  la  porte  frappa  ses  regards. 
Elle  le  ramassa  et  lut  en  frémissant  ces  simples  mots  : 

La  paix  ou  la  guerre  !  Accordez-moi  une  dernière  entrevue  pour  affaire  ou  je  dis 
tout  au  prince  !  Ce  soir  neuf  heures  derrière  le  Casino.  Cabassol. 


Horrible  découverte! 


Dans  le  jardin  de  sa  villa,  pendant  que  le  prince  savourait  une  petite  sieste 
après  déjeuner,  Tulipia  prenait  une  leçon  d'étiquette,  avec  la  baronne  Lipps- 
koffel,  ancienne  dame  d'honneur  de  cette  même  grande  duchesse  de  Klakfeld 
que  le  prince  avait  abandonnée  pour  elle. 

—  Quelle  attitude,  demandait  Tulipia,  l'épouse  morganatique  d'un  prince 
doit-elle  tenir  à  la  cour  vis-à-vis  de  son  mari?... 

—  Distinguons!  répondait  la  baronne,  il  y  a  d'abord  l'altitude  grande 
froideur  et  raideur  suprême,  pour  les  grandes  réceptions,  les  soirées  officielles 
et  toutes  les  cérémonies  d'apparat  ;  puis  l'attitude  froideur  digne  et  simple  rai- 
deur pour  les  réceptions  d'été,  les  soirées  semi- officielles;  puis  l'attitude 


468  LA    GRANDE    MASCARADH    PARISIENNE 


simple  froideur  et  demi-raideur  pour  les  soirées  ordinaires,  les  bals  de  minis- 
tères:  puis  pour  les  soirées  intimes... 

—  Pour  les  soirées  intimes,  ça  me  regarde,  je  n'ai  pas  besoin  de  rensei- 
gnements, je  l'appelle  mon  petit  Mich... 

—  Ciel!  y  pensez-vous ,  devant  l'auguste  père...  Non,  madame,  pour  les 
soirées  intimes,  nous  avons  la  froideur  enjouée. 

—  Ma  chère  baronne,  auriez-vous  l'obligeance  de  m'écriro  tout  cela  : 
grande  froideur,  froideur  digne,  etc..  Puis,  si  vous  voulez,  nous  répéterons 
les  attitudes  pour  que  je  ne  me  trompe  pas... 

La  leçon  fut  alors  interrompue  par  le  prince.  La  sieste  ne  lui  réussissait 
pas,  car  il  arrivait  avec  le  front  sombre  et  la  moustache  hérissée. 

—  Si  je  le  tuais?  dit-il  brusquement  à  Tulipia. 

—  Tuer?  qui  ça?  demanda  Tulipia  stupéfaite. 

—  Ce  jeune  homme  qui  a  eu  l'audace  de  vous  demander  en  mariage! 

—  Tuer  Bezucheux  de  la  Fricottière,  par  exemple!  mais,  mon  petit  Mich, 
c'est  l'année  dernière  qu'il  sollicitait  ma  main! 

—  N'importe!  il  me  gêne.  Vous  le  préviendrez  de  ma  part  que  si  jamais 
il  ose  mettre  les  pieds  en  Bosnie,  je  le  fais  condamner  aux  travaux  forcés  à 
perpétuité!...  Je  vous  ai  dit  que  j'étais  d'une  jalousie  féroce!...  allonsl  con- 
tinuez votre  leçon  d'étiquette  avec  madame  la  baronne! 

—  Zut!  répondit  Tulipia. 

Et  la  pauvre  enfant  courut  s'enfermer  dans  un  délicieux  boudoir  oriental, 
pour  y  fulminer  à  son  aise  contre  l'outrecuidance  des  princes  et  les  mauvais 
procédés  des  Bezucheux  et  des  Cabassol.  —  On  ne  fît  pas  ce  jour-là  de  prome- 
nade dans  les  cailloux  à  marée  basse.  Toute  la  population  flottante  de  la  ville 
bâilla  sur  les  routes  ou  sur  la  plage,  en  proie  à  une  noire  mélancolie.  — 
Le  diner  fut  lugubre.  La  maîtresse  d'étiquette  parla  toute  seule,  sans  que  Tu- 
lipia parût  écouter  ses  savantes  leçons. 

Le  prince  ne  quitta  pas  la  table,  il  fit  apporter  six  bouteilles  de  Champa- 
gne et  demanda  à  Blikendorf  de  lui  apporter  un  livre  en  rapport  avec  la 
situation  de  son  âme. 

—  Je  ne  vois  guère  que  les  grands  philosophes  qui  puissent  apporter 
quelques  soulagements  à  l'âme... 

—  A  l'âme  malade  et  meurtrie!  acheva  le  prince.  Mais  ils  endorment  le 
malade  en  même  temps  que  la  douleur...  Je  ne  veux  pas  dormir,  je  veux 
souffrir...  Ah!  voilà  ce  qu'il  me  faut  :  Othello,  le  farouche  Othello! 

Tulipia  s'était  retirée  dans  sa  chambre  àlafois  furieuse  contre  le  prince  et 
enchantée  d'avoir  un  instant  de  liberté.  Elle  connaissait  Mich,  son  accès  de 
jalousie  allait  durer  aussi  longtemps  que  les  bouteilles  de  Champagne,  ensuite 
il  dormirait  et  se  réveillerait  rasséréné. 


LA  GRANDE  MASCARADE   PARISIENNE 


469 


Il  fallait  profiter  de  ce  moment  de  tranquillité  pour  en  finir  avec  Cabassol; 
l'heure  approchait,  cet  obstiné  persécuteur  devait  se  trouver  au  rendez-vous 
derrière  le  Casino.  Tulipia  jeta  sur  ses  épaules  un  manteau  sombre,  prit  un 
de  ces  larges  chapeaux  à  l'abri  desquels  on  peut  braver  la  pluie  et  le  regard 
des  gens  de  connaissance,  et  s'enveloppa  encore  la  tête  d'un  voile  épais  et 
flottant  —  Cela  fait,  à  peu  près  sûre  de  l'incognito,  elle  descendit  sans  bruit 
dans  le  jardin  et  marcha  vers  la  plage. 


Promenades  sur  le  sable  à  marée  basse. 


A  peine  Tulipia  eut-elle  fait  quelques  pas,  qu'un  homme  mystérieux  la 
rejoignit.  Cet  homme  était  Cabassol. 

—  Eh  bien,  monsieur,  dit  Tulipia,  je  suis  venue,  qu'avez-vous  à  me  dire  ? 

—  Charmante  et  trop  cruelle  Tulipia,  si  de  Monaco  je  vous  ai  suivie  à 
Naples,  à  Venise,  à  Lucerne,  c'est  que... 

—  Ne  parlons  pas  de  cela,  je  ne  suis  plus  libre  1  Vous  êtes  au  courani 
de  la  situation,  vous  savez  que  Mien  m'adore,  sachez  de  plus  qu'il  vient 
d'écrire  à  la  grande  duchesse  de  Klakfeld  pour  lui  présenter  ses  respects  et 
ses  excuses...  Donc,  si  c'est  pour  m'offrir  votre  cœur  et  me  demander  le  mien, 
inutile  de  continuer! 

—  Mille  fois  hélas!  je  vais  donc  être  obligé  de  garder  mon  cœur!  je  suis 
à  la  fois  navré  etenchanté,  l'amoureux  est  navré,  mais  l'ami,  si  vous  voulez 


470  I.A    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 

me  permettre  de  me  dire  votre  ami,  mais  l'ami  est  enchante  de  voir  la  belle 
des  belles  sur  le  point  d'escalader  le  vieux  trône  de  Bosnie! 

—  Alors  c'est  fini? 

—  Non,  ce  n'est  pas  fini!  Vous  me  refusez  votre  cœur,  soit,  je  suis  déses- 
péré, mon  àme  est  dévorée  par  le  chagrin,  cependant  je  m'incline  et  je  vous 
demande  autre  chose  1 

—  Quoi  donc?  fit  Tulipia  étonnée. 

—  Vous  allez  le  savoir!...  vous  connaissez  M0  Taparel? 

—  Me  Taparel!  fit  Tulipia,  oui...  c'est  mon  notaire... 

—  C'est  aussi  le  mien  —  Or  il  avait  entre  les  mains  certain  album  de  pho- 
tographies, très  précieux  pour  moi,  très  curieux  peut-être...  Il  vous  l'a  mon- 
tré et  sans  doute  parmégarde,  vous  l'avez  emporté...  Voilà  tout  simplement 
ce  que  je  viens  vous  demander,  non  pas  hélas,  votre  cœur,  je  le  vois  bien,  la 
Bosnie  le  possède  tout  entier,  mais  notre  album  ! 

—  Votre  album,  permettez  !...  J'ai  emporté  un  album  qui  m'appartenait... 

—  Pardon,  qui  m'appartenait  à  moi  en  qualité  de  légataire  universel,  vous 
voyez  que  je  précise,  de  M.  Timoléon  Badinard,  un  cousin  millionnaire  qui 
m'a  légué  toute  sa  fortune  sous  certaines  conditions,  pour  l'exécution  des- 
quelles cet  album  m'était  nécessaire... 

—  Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  me  dire,  cet  album  m'appartenait... 

—  Comment,  l'album  vous  appartenait  !  l'album  de  Mme  Badinard,  l'album 
qui  renferme  les  portraits  des  soixante-dix-sept  personnes  qui  ont  causé  les 
chagrins  conjugaux  de  mon  respectable  cousin... 

Pour  le  coup,  Tulipia  rougit. 

—  Qu'est-ce  que  vous  me  racontez-là...  mon  album... 

—  Oui,  madame!  les  soixante-dix-sept  portraits  que  renferme  cet  album 
sont  ceux  de  vils  séducteurs  qui,  tous,  ont  plus  ou  moins  fortement  compro- 
mis Mme  Badinard,  l'épouse  volage  de  mon  infortuné  cousin...  Oui,  oui,  oui, 
cela  doit  vous  pénétrer  d'horreur,  vous  si  fidèle  à  la  Bosnie,  mais  c'est  la 
vérité...  je  puis  bien  vous  le  dire,  puisque  vous  ne  connaissez  pas  Badinard... 

—  Mais  si...  je  l'ai  connu...  Timoléon  Badinard,  un  vieux  rat... 

—  Comment!  vous  avez  connu  Badinard?... 

—  Pas  si  haut!  si  quelqu'un  vous  entendait...  Tenez,  j'aime  mieux  tout 
vous  avouer,  il  y  a  erreur,  Mme  Badinard  n'a  jamais  trompé  M.  Badinard... 
parce  que...  l'album  m'appartient!... 

—  Comment!  Comment!  Comment!  Voulez-vous  dire  que... 

—  Oui,  mon  ami,  dit  Tulipia  en  baissant  les  yeux,  ces  soixante-dix-sept 
portraits...  VOUA  êtes  sûrs  qu'il  y  en  a  soixante-dix-sept? 

—  Oui,  soixante-dix-sept;  allez  toujours,  je  suis  suspendu  à  vos  lèvres! 

—  Ces  suixante-dix-sept  portraits  sont  des  souvenirs  d'amis  à  moi. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


471 


—  Que  dites- vous  là!  et  les  dédicaces? 

—  De  petites  galanteries  mises  par  mes  amis  au  bas  de  leur  portrait... 

—  Je  tombe  de  mon  haut!  alors,  ils  n'ont  jamais  offensé  M.  Badinard... 

—  Non...  si...  c'est-à-dire  pas  dans  le  sens  que  vous  supposez,  ils  n'ont 
pas  attenté  à  la  tranquillité  conjugale  de  M.  Badinard,  voilà  tout.  C'était  mon 
album  aux  sou-  ,^~-4  ^ 

venirs,  une  fai-  .    * 

blesse...  j'ai  tou- 
jours été  faible. 

—  Quelle  ré- 
vélation! s'écria 
Cabassol,  quoi 
cetalbumdeMma 
Badinard  pour 
lequel  j'avais 
soixante-dix- 
sept  vengeances 
à  exercer... 
mais,  permettez, 
comment  se 
trouvait-il  en  la 
possession  de 
Mme  Badinard...? 

M.  Badinard  l'a  trouvé  dans  le  secrétaire  de  sa  femme...  à  la  vue   de  ces 
soixante-dix-sept  portraits,  si  compromettants,  j'ose  le  dire,  il  a  cru... 

—  Mon  ami,  ne  me  perdez  pas  !  ne  m'accablez  pas!...  j'avoue  tout...  atten- 
dez, je  crois  comprendre  comment  cet  album  s'est  trouvé  en  la  possession  de 
Mme  Badinard,  j'ai  eu  des  soupçons  quand  je  me  suis  aperçue  de  la  disparition 
de  mon  album,  mais  maintenant,  j'ai  une  certitude  !  Mmo  Badinard  était  jalouse, 
elle  soupçonnait...  ou  plutôt  elle  savait...  bref,  elle  corrompit  ma  femme  de 
chambre  et,  pour  avoir  une  arme  contre  moi,  pour  prouvera  son  mari  que... 
j'avais  des  faiblesses...  elle  fit  enlever  mon  album  aux  souvenirs! 

—  Je  commence  à  comprendre,  murmura  Cabassol. 

—  Elle  comptait  donc  se  servir  de  mon  album,  si  compromettant,  vous 
venez  de  le  dire,  pour  détacher  de  moi  M.  Badinard,  mais  les  choses  ont  tourné 
contre  elle,  M.  Badinard  ayant  découvert  l'album  dans  la  chambre  de  sa 
femme,  en  a  conclu  que  les  soixante-dix-sept  personnages  photographiés 
avaient  attenté  à  son  honneur  conjugal!... 

—  Je  suis  confondu  !  Quelle  catastrophe  !  Vous  ne  pouvez  pas  vous  douter 


W — v 

Séchage  sur  la  plage. 


472  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


de  la  quantité  d'événements  et  de  malheurs  qui  ont  découlé  de  cette  erreur  de 
M.  Badinard!  Non,  vous  ne  pouvez  vous  en  douter!  Il  faut  absolument  que 
vous  fassiez  ces  aveux  par-devant  notaire... 

—  Par-devant  notaire  !  s'écria  Tulipia  terrifiée. 

—  Il  le  faut...  c'est  indispensable,  allons  bien  vite  trouver  M*  Taparel,  le 
notaire  de  la  succession  Badinard. 

—  Ah  !  mon  Dieu,  il  faudra  répéter  tout  cela  devant  Taparel? 

—  Il  faudra  dire  tout!  et  même  signer  vos  déclarations! 

—  Hélas!  fit  Tulipia,  je  suis  cruellement  punie  d'avoir  poussé  le  culte  des 
souvenirs,  jusqu'à  collectionner  les  photographies  de  mes  erreurs!... 

—  Croyez  bien,  madame,  que  je  regrette  amèrement  de  ne  pas  figurer 
dans  la  collection...  je  le  regretterai  toute  ma  vie...  mais  il  nous  faut  l'album... 
ce  malencontreux  album...  Ne  craignez  rien,  il  vous  sera  fidèlement  restitué, 
dès  que  les  affaires  de  la  succession  Badinard  seront  arrangées...  Je  vous 
demande,  je  vous  supplie  de  nous  le  donner  dès  ce  soir!... 

—  Je  vais  aller  le  chercher,  car  j'ai  hâte  d'être  tranquille... 

—  Je  vais  vous  accompagner  jusqu'à  votre  villa,  et  quand  vous  aurez  l'al- 
bum, nous  irons  tout  dire  à  Me  Taparel! 

Tulipia  cacha  soigneusement  sa  figure  sous  les  plis  d'une  mantille  épaisse 
et  prit  le  bras  que  lui  offrait  Gabassol.  Le  trajet  se  fit  en  silence.  Gabassol, 
encore  sous  le  coup  de  la  révélation  inattendue  qu'il  venait  d'arracher  à  Tu- 
lipia, trouva  à  peine  quelques  médiocres  galanteries  à  dire  à  celle  dont  il  tenait 
enfin  le  bras  sous  le  sien. 

Tulipia  le  laissa  sous  un  arbre  et  revint  cinq  minutes  après,  tenant  enfin 
sous  son  manteau  l'album,  cause  de  tant  d'événements. 

—  Enfin,  nous  le  tenons!  fit  notre  ami  avec  un  soupir  de  soulagement, 
courons  vite  trouver  Me  Taparel! 

A  l'hôtel,  M6  Taparel  était  couché  et  dormait  d'un  sommeil  hanté  par  le 
souvenir  de  Tulipia  et  bourrelé  par  le  remords,  Cabassol  entra  sans  façon  dans 
la  chambre  du  notaire  et  lui  frappa  sur  l'épaule. 

M8  Taparel  ouvrit  brusquement  les  yeux. 

—  Elle!  balbutia  le  notaire  en  regardant  Tulipia  avec  une  stupéfaction 
voisine  du  complet  ahurissement,  elle!... 

—  Inutile  de  vous  frotter  les  yeux,  dit  Gabassol,  vous  ne  rêvez  pas... 
quand  vous  saurez  ce  qui  me  fait  introduire,  au  mépris  des  vulgaires  conve- 
nances, Mme  Tulipia  dans  votre  chambre,  vous  bondirez  d'étonnement... 

—  Grand  Dieu!...  je  ne  me  permettrai  pas  de  bondir,  les  convenances 
me  l'interdiraient...  mais  dites  vite-!... 

Ceet  de  la  bouche  de  Mme  Balagny,  que  vous  allez  entendre  les  éton- 
nantes rév  •ations  qui  m'ont,  tout  à  l'heure,  sur  la  plage,  pétrifié  de  surprise!... 


LA  GftANDE   MASCARADE   PARISIENNE 


Liv.  60. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


475 


—  Prenez  un  siège,  et  parlez!  prononça  Mc  Taparel  avec  solenni'é. 

—  Je  n'oserai  jamais...  dit  Tulipia. 

—  M  Taparel,  reprit  Gabassol,  faites  appel  d'avance  à  tout  votre  sang- 
froid,  revètissez  votre  cœur  d'un  triple  airain!  M"  Taparel,  en  ce  moment, 
vous  êtes  plus  qu'un  notaire,  vous  êtes  un  confesseur! 

—  C'est  cela,  dit  Tulipia,  vous  êtes  un  confesseur!... 

—  Vous  m'épouvantez!  fît  M"  Taparel. 

—  M«  Taparel,  reprit  Gabassol,  êtes-vous  prêt?.,  avez-vous  dépouillé 
l'homme  privé  et  vous  sentez-vous  bien  maintenant  notaire  et  rien  que  notaire? 

—  Je  m'accuse,  dit  Tulipia,  d'avoir  été  faible... 

—  Je  le  sais,  dit  le  notaire. 

—  Pardon,  fit  Cabassol,  comme 
homme  privé  vous  pouvez  le  sa- 
voir, mais  comme  notaire  vous 
devriez  l'ignorer...  d'ailleurs, 
vous  ne  savez  pas  jusqu'à  quel 
point    madame  a  poussé  la  fai- 

--    .  vous  allez  voir... 

—  J'ai  été  faible,  très  faible, 
trop  faible  !...•  je... 

—  Je  vois  que  je  dois  venir  à 
votre  secours,  dit  Cabassol  —  ma- 
dame a  été  faible,  c'est  entendu, 
entre  autres  faiblesse?,  elle  avait 
celle  de  la  photographie,  mon  Dieu!  je  ne  saurais  l'en  blâmer  ;  poussant 
au  plus  haut  degré  le  culte  de  l'amitié,  elle  aimait  à  conserver  pour  les 
revoir  de  temps  en  temps,  les  petits  cartons  sur  lesquels  les  collaborateurs 
du  soleil  avaient  fixé,  avec  ou  sans  retouches,  les  traits  aimables  des  person- 
nes chères  à  son  cœur.  Vous  me  comprenez? 

—  Non. 

—  Tous  comprendrez  tout  à  l'heure...  Ce?  photographies  de  se?  ami? 
MmP  Tulipia  les  avait  réunies  dans  un  album  coquet  de... 

—  Je  comprends  de  moin?  en  moins...  laissons  l'album  aux  souvenirs  de 
Mne  deBalagny  et  parlons  de  l'album  de  la  succession  Badinard 

—  0  perspicacité  notariale!  tu  n'es  qu'un  mot!...  Vous  ne  devinez  pas? 
N<>n?...  Eh  bien,  sachez  donc  que  l'album  Badinard  et  celui  de  Mmp  de  Ba- 
lagnyj  ne  sont  qu'un  seul  et  même  album!...  Mmc  Tulipia  vient  de  m'en  faire 
l'aveu,  .ces  portraits  ne  compromettent  d'autre  personne  qu'elle  et  M.  Ba- 
dinard n'avait   aucune    vengeance  à  tirer  des  originaux! 

Me  Taparel  p<  >u-sa  des  exclamations  entrecoupées  et  se  livra  pour  exprimer 


M*  Taparel  ouvrit  les  yeux. 


sa  stupéfaction,  à  une  pantomime  des  plus  animées  —  Cabassol  continuant  la 
confession  de  Tulipia,  mit  le  digne  notaire  au  courant  des  événements,  pen- 
dant que  Tulipia  cherchait  à  prendre  l'attitude  éplorée  et  touchante  d'une 
Madeleine  en  proie  à  un  repentir  qui  n'exclut  pas  la  coquetterie. 

—  Mme  Tulipia  touchée  par  la  grâce,  nous  rapporte  l'album,  acheva  Ga- 
bassol,  et  j'ai  promis  en  votre  nom  une  absolution  complète. 

—  Ouf!  lit  le  notaire,  l'émotion  me  suffoque!...  une  pareille  erreur!...  c'est 
un  fait  inouï  dans  les  annales  du  notariat...  Savez-vous,  madame,  savez-vous 
bien  quelles  conséquences  terribles  a  fatalement  amenées  l'erreur  de  M.  Badi- 
nard, erreur  dont  toute  la  faute  retombe  sur  vous?...  Savez-vous  que  nous 
avons  poursuivi  de  notre  vengeance  de  simples  innocents,  de  braves  gens  qui 
jamais  n'avaient  causé  la  moindre  petite  brèche  à  l'honneur  conjugal  de  feu 
Badinard?...  Savez-vous... 

—  N'en  parlons  plus,  j'ai  promis  l'absolution,  dit  Cabassol,  remercions 
madame  au  contraire,  de  nous  avoir  arrêtés  dans  l'œuvre  de  vengeance  que 
nous  poursuivions!...  et  félicitons  aussi  Me  Taparel,  notaire  fragile,  d'avoir  été 
en  quelque  sorte  l'instrument  providentiel  de  la  découverte  !  sans  vous,  sans 
votre  bonne  pensée  de...  communiquer  notre  album  à  madame,  je...  faisais 
de  nouveaux  malheurs! 

—  Madame,  dit  enfin  M0  Taparel,  soyez  tranquille,  cet  album  vous  sera 
restitué I  laissez-le  entre  nos  mains,  je  vous  prie,  jusqu'à  la  fin  de  la  liquida- 
tion de  la  succession  Badinard... 

—  Ma  foi,  gardez-le,  je  n'y  tiens  plus  guère,  répondit  Tulipia...  vous  com- 
prenez, dans  ma  nouvelle  situation,  il  pourrait  devenir  gênant!...  j'aime  autant 
qu'il  soit  en  dépôt  chez  vous. 

—  Ah!  fit  Cabassol,  qui  feuilletait  l'album  après  lequel  il  avait  tant  couru 
depuis  six  mois,  heureusement,  grand  Dieu,  que  nous  savons  à  quoi  nous  en 
tenir...  Voyez  donc,  cher  monsieur  Taparel! 

Et  il  indiqua  du  doigt  au  notaire  une  des  dernières  photographies  de 
l'album. 

—  Mon  portrait!  s'écria  Me  Taparel  en  prenant  subitement  la  rougeur  du 
homard  après  la  cuisson. 

—  Et  maintenant,  chère  madame,  reprit  Cabassol,  voulez-vous  avoir  l'obli- 
geance d'écrire  les  quelques  lignes  que  je  vais  vous  dicter... 

Je  soussignée, 

Ayant  appris  qu'un  album  dans  lequel  f  avais  réuni  les  photographies  de 

quelques  amis,  était  tombé  par  suite  d'une  erreur  déplorable,  entre  les  mains  de 

M.  Timoléon  Badinard  et  avait  causé  dans  le  mér,a/je  dudit  sieur,  un  trouble 

sérieux,  revendique  solennellement  par  ces  présentes  la  propriété  dudit  album  et 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


477 


proclame  la  parfaite  innocence  de  Mme  Badinard  mise,  bien  à  tort,  en  doute,  par 
feu  Timoléon  Badinard. 

Fait  à  Dieppe,  le...  en  présence  de  Me  Taparel,  notaire  à  Paris,  qui  atteste 
l'authenticité  de  ma  signature. 

Tulipia  achevait  de  parapher  lorsqu'un  coup  violent  frappé  à  la  porte  la 
fit  tressaillir. 

•—  Aïe!  c'est  le  prince!  s'écria  Tulipia... 


Séance  de  philosophie. 


—  N'entrez  pas  !  cria  Me  Taparel. 

La  porte  venait  de  s'ouvrir  et  un  homme  était  debout  sur  le  seuil. 

—  L'Américain  !  s'écria  Gabassol. 

—  Je  vous  retrouve  enfin,  dit  gravement  Palamède  en  s'adressant  à  Ca- 
bassol.  Eh  bien,  et  Lucrezia,  la  pauvre  Lucrezia  qui  gémit  en  attendant  que 
vous  fassiez  honneur  à  votre  signature?... 

—  Hélas,  répondit  Gabassol,  je  crains  d'être  obligé  de  la  laisser  gémir 
encore  longtemps... 

—  Et  votre  promesse  de  mariage?  vous  rappelez-vous  :  à  première  réqui- 
sition, je  m'engage  à  épouser  Mlle  Lucrezia  Bloomsbig... 


478  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Faites-la  protester. 

—  C'est  votre  dernier  mot? 

—  Oui,  cher  monsieur  Palamède! 

—  C'est  bien,  dit  Palamède,  dous  avons  des  tribunaux,  nous  plaiderons, 
el  nous  obtiendrons  des  dommages  et  intérêts...  songez-y! 

—  Un  instant,  dit  Tulipia  à  Cabassol,  vous  souvenez-vous  de  notre  excur 
BioD  au  Vésuve  et  de  la  souscription  au  profit  des  indigents  de  la  Calabre? 

—  Si  je  m'en  souviens!  ô  Tulipia!  vous  portiez  en  descendant  un  costume 
de  pêcheur  napolitain,  qui  m'a  révélé  des  lignes  et  des  contours  qui  sont 
restés  gravés  dans  mon  cœur... 

—  Eh  bien,  vous  vous  souvenez  que  pour  obvier  à  la  légèreté,  de  ce  cos- 
iime  napolitain,  mon  prince  avait  volé  à  nos  voleurs  un  ulster  volé  la  veillo- 
à  d'autres  voyageurs? 

—  Je  m'en  souviens! 

—  Eh  bien,  cet  ulster  était  probablement  celui  de  ce  monsieur,  Car  j'ai 
trouvé  dans  une  poche  un  petit  écrit  ainsi  conçu  :  je  soussigné,  etc.,  à  pre- 
mière réquisition,  je  m'engage  à  épouser  miss  Lucrezia,  etc. 

—  Aïe!  fit  Palamède  avec  une  forte  grimace. 

—  Et.  ce  billet,  demanda  Cabassol,  qu'en  avez-vous  fait? 

—  Le  voici!  dit  Tulipia  en  tirant  de  sa  poche  un  papier  qu'elle  alluma  à 
la  bougie. 

—  Allons  dit  Palamède  avec  le  plus  grand  flegme,  négociations  inutiles, 
je  vois  que  miss  Lucrezia  va  encore  me  rester  cette  fois-ci...  By  godl  que  va 
penser  de  moi  la  grande  agence  de  mariages  transatlantiques!  depuis  dix  ans 
que  je  voyage  pour  elle,  c'est  la  première  fois  que  j'opère  si  difficilement  le 
placement  de  nos  clientes...  Je  suis  déshonoré! 

—  Je  regrette  infiniment,  cher  monsieur  Palamède,  de  vous  causer  cette 
petite  déconvenue,  mais  tranquillisez-vous,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne 
trouviez  bientôt  à  placer  Mlle  Lucrezia  avantageusement! 

—  Affaire  manquée !  je  suis  deshonoré,  vous  dis-je!  et  ce  ne  serait  rien 
si  je  ne  perdais  pas  ma  prime...  du  moment  où  je  n'ai  pas  opéré  le  place- 
ment  de  miss  Lucrezia  dans  le  temps  voulu,  l'agence  paye  une  indemnité  et 
naturellement,  je  ne  touche  aucune  prime...  Une  idée!...  Si  j'épousais  moi 

même?  je  sauverais   la  prime C'est   cela,  j'épouse  miss  Lucrezia!  ail 

fight\ 

—  Allrightl  fit  Cabassol,  el  tous  mes  compliments  I  Hurrah! 

—  Bonsoir  et  -ans  rancune!  dit  Palamède,  je  vais  avertir  tout  de  suite 
mis=  Luerezia,  von-  -ave/.,  -i  vous  changiez  d'avis  d'ici  demain,  nous  habi- 
tons aussi  cet  hôtel,  au  même  étage  n°  31... 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


479 


—  Présentez  tous  mes  compliments  à  miss  Lucrezia  et  agréez  tous  les 
souhaits  que  je  forme  pour  votre  bonheur  à  tous  deux! 

Pâlamède  salua  et  sortit. 

—  Je  me  sauve  aussi,  dit  Tulipia,  enchantée  de  vous  avoir  rendu  ce  petit 
service...  je  compte  sur  votre  discrétion! 

Le  prince  ne  s'était  pas  même  aperçu  du  départ  de  Tulipia.  —  Tout  entier 
à  sa  lutte  contre  les  soupçons  jaloux,  le  jeune  et  séduisant  Michel  de  Bosnie 
entamait  sa  troisième  bouteille  de  Champagne,  en  tête  à  tête  avec  Blikèndorf. 


Et  la  pauvre  Lucrezia  qui  gémit  en  attendant  que  vous  fassiez  honneur  à  votre  signature  ! 


Le  bon  précepteur  aidait  son  élève  dans  sa  lutte,  il  lui  prodiguait  les  conso- 
lations de  la  pure  philosophie  et  altéré  par  ses  discours,  terminait,  lui,  sa 
troisième  bouteille. 

—  Eh  bien,  mon  petitMich,  dit  Tulipia,  ètes-vous  encore  jaloux,  méchant? 

—  Non,  ô  Tulipia,  j'avais  tort,  vous  êtes  délicieuse  !  je  ne  suis  plus  jaloux 
de  ce  M.  de  la  Fricottière  qui  a  osé  aspirer  à  votre  main... 

—  Soyez  tranquille,  je  le  rembarrerais  solidement  s'il  se  permettait  de 
se  représenter  sous  mes  yeux... 

—  C'est  bien,  je  lui   pardonne,   oublions-le!...  Voyons,   Tulipia,    laites 
venir  votre  maîtresse  d'étiquette  pour  que  je  l'interroge  sur  vos  progrès? 

L'ancienne  dame  d'honneur  de  la  grande  duchesse  de  Klakfeld  exécuta  en 


entrant  dans  Le  grand  salon  la  plus  ooble  révérence  sans  s'offusquer  des  bou- 
teilles  de  Champagne  Rangées  en  bataille  sur  un  guéridon. 

—  Madame  la  baronne,  dit  Le  prince,  je  vous  ai  priée  de  venir  pour  vous 
demander  si  vous  êtes  satisfaite  des  progrès  de  madame? 

—  Très  satisfaite!  répondit  la  dame  d'honneur,  madame  avait  des  dispo- 
sitions évidentes  que  mes  leçons  ont  bien  vite  développées...  madame  était 
née  pour  faire  l'ornement  des  cours...  elle  avait  l'intuition! 

—  Très  bien  !...  Et  les  quatorze  manières  de  faire  les  révérences  de  petite 
cérémonie? 

—  Madame  les  a  répétées  ce  matin  encore,  elle  tient  les  révérences  de  petite 
cérémonie. 

—  Et  les  dix-huit  révérences  de  grande  cérémonie?  les  révérences  de  gala? 

—  Elles  vont  admirablement...  Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  que  je  me  per- 
mettrai de  reprocher  à  madame...  une  chose  capitale! 

—  Quoi  donc? 

—  Madame  a  conservé,  dans  la  conversation,  certains  tours,  certaines  ex- 
pressions dont  le  purisme  de  la  cour  s'effaroucherait  peut-être,  madame  dit 
souvent  flûte  ou  même  zut  ! 

—  En  effet,  dit  le  prince,  mais  c'est  moins  important  que  vous  ne  pensez, 
le  parti  rétrograde  de  la  vieille  cour  s'en  offusquerait  peut-être,  mais  la  jeune 
cour  admettra  parfaitement  ces  interjections... 

—  Et  puis,  en  Bosnie,  fit  Tulipia,  ils  ne  comprendront  pas  exactement, 
vous  pourrez  dire  que  ça  signifie  :  Juste  ciel! 

—  Très  bien!  s'écria  le  prince,  madame  la  baronne,  continuez  vos  leçons, 
dans  huit  jours  nous  partons  pour  la  Bosnie,  il  est  temps  que  j'essaye  de 
fléchir  mon  auguste  père... 

—  Et  en  passant  par  Paris,  dit  Blikcndorf,  nous  traiterons  d  un  léger  em- 
prunt —  grâce  à  mon  habileté,  j'ai  obtenu  de  bonnes  conditions...  dix-huit 
pour  cent  et  des  renouvellements  possibles!... 

—  Ne  nous  laissons  pas  abattre  par  les  coups  de  l'adversité!  disait  pendant 
ce  temps  Gabassol,  allons  à  Paris,  et  liquidons!...  j'ai  hâte  de  réparer  nos 
torts  envers  Mm"  Badinard  si  cruellement  outragée! 


1 
] 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


UN     PROCES 


HORRIBLEMENT    SCANDALEUX 


665-82  —  IMPRIMERIE    D.    EARD1N    ET   Ce,    A    SAINT-GERMAIN. 


LA  GRANDE  MASCARADE  PARISIENNE 


UN     PEOOB8 
HORRIBLEMENT  SCANDALEUX 


TEXTE    ET    DESSINS 


^.     ROBIDA 


PARIS 

LIBRAIRIE    ILLUSTRÉE  !        LIBRAIRIE  M.  DREYFOUS 


7,    RUE    DU    CROISSANT. 


FAUBOURG    MONTMARTRE,    1 3. 


LA    GRANDE    MASCARADE    F^RISIENNF 


Grand  émoi  au  Palais  de  justice. 


QUATRIÈME    PARTIE 


UN   PROCÈS  HORRIBLEMENT   SCANDALEUX 


Affaire  Badinard  contre  Cabassol.  —  Où  l'on  fait  connaissance  avec  M"  Mitaine, 
avoué  de  Mmt  Badinard. 


Le  train  du  lundi  soir  ramenant  de  Dieppe  à  Paris  deux  ou  trois  cents 
maris  enchantés  de  leur  excursion  dominicale  à  la  plage  embellie  par  mes- 
dames leurs  épouses,  contenait  dans  les  flancs  d'un  de  ses  compartiments 
de  première  portant  l'étiquette  caisse  louée,  deux  hommes  littéralement 
accablés  sous  le  poids  des  chagrins  les  plus  amers. 
Liv.  61. 


«82  LA    GRANDE   MASCARADE    PARISIENNE 


Enfoncés  chacun  dans  un  des  coins  du  susdit  compartiment  —  qu'ils 
avaient  retenu  pour  cacher  leur  douleur  à  tous  les  yeux  —  ils  regardaient 
d'un  œil  morne  et  fixe  les  valises  et  les  parapluies  déposés  dans  le  filet, 
comme  pour  prendre  ces  objets  insensibles  à  témoin  de  l'effroyable  férocité 
du  sort  à  l'égard  de  leurs  propriétaires. 

Tandis  que  tous  les  maris,  dans  le  train,'  paraissaient  se  réjouir,  les  uns 
pour  le  jour  passé  près  de  leur  femme,  et  les  autres  pour  les  six  journées 
de  la  semaine  à  passer  encore  loin  d'elle,  les  deux  voyageurs  du  comparti- 
ment retenu  songeaient,  en  proie  aux  plus  noires  préoccupations. 

Ces  deux  voyageurs,  on  les  a  reconnus  sans  doute,  étaient  notre  héros 
Antony  Cabassol  et  Me  Taparel,  à  la  fois  son  ami,  son  notaire  et  son  complice. 

La  découverte  de  la  véritable  propriétaire  de  l'album  aux  soixante-dix- 
sept  photographies  les  avait  atterrés!  Sans  une  minute  de  retard  ils  avaient 
quitté  la  ville,  où  cette  révélation  les  avait  foudroyés,  pour  revenir  en  toute 
hâte  aviser  à  Paris  à  la  conduite  à  tenir. 

Ils  arrivèrent  à  la  gare  Saint-Lazare  sans  avoir  prononcé  une  parole. 
Les  deux  ou  trois  cents  maris,  leurs  compagnons  de  route,  se  dispersèrent, 
les  uns  pour  courir  à  leurs  affaires,  les  autres  pour  aller  déjeuner  avec 
des  dames  répondant  aux  noms  les  moins  sérieux  du  calendrier,  et  disposées 
à  faire  le  possible  pour  adoucir  l'amertume  de3  séparations  conjugales 
momentanées. 

Gabassol  et  Mc  Taparel  prirent  silencieusement  un  fiacre  et  descendirent 
silencieusement  à  la  porte  de  l'étude.  Tous  deux  gagnèrent  le  cabinet 
notarial  et  se  laissèrent  tomber  chacun  dans  un  fauteuil. 

—  C'en  est  donc  fait  !  murmura  Cabassol. 

—  C'en  est  donc  fait!  répéta  Me  Taparel. 
— Qu'est-ce  qui  est  fait?  s'écria,  terrifié,  M.  Miradoux  quilesavait  suivis. 

—  C'est  fini  !  fit  M0  Taparel. 

—  C'est  fini!  répéta  tragiquement  Cabassol. 

—  Qu'est-ce  qui  est  fini?  redemanda  Miradoux. 

—  L'affaire  Badinard  !  répondirent  à  la  fois  les  deux  hommes. 

—  Comment  cela?  fit  Miradoux;  en  si  peu  de  temps,  auriez-vous  achevé 
de  venger  feu  Badinard  de  ses  soixante-dix-sept  ennemis  de  l'album? 

—  Non!  répondirent  Cabassol  et  Taparel,  il  n'est  plus  question  d album 
ni  de  vengeances;  les  soixante-dix-sept  individus  do  l'album  peuvent  dormir 
tranquilles,  personne  ne  songera  plus  à  troubler  leur  félicité  conjugale  ou 
extra-ce:) jugale!  Qu'ils  vivent  en  paix! 

—  Alors  vous  renoncez  à  accomplir  les  volontés  de  M.  Badinard? 

—  Si  j'y  renonce!  s'écria  Cabassol. 

—  S'il  y  renonce  !  s'écria  Mc  Taparel. 


LA   GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


483 


—  Sachez  donc,  reprit  Cubassol,  que  je  n'ai  plus  de  vengeances  à  exercer 
parce  qu'une  révélation  extraordinaire  nous  a  été  faite,  parce  que  nous  avons 
acquis  la  preuve  que  la  pauvre  Mmc  Badinard  avait  été  affreusement  calomniée 
par  son  mari,  parce  que  cette  dame  infortunée  n'a  jamais  été  coupable  ;  en 
un  mot  parce  que  l'album  aux  soixante-dix-sept  photographies  compromet- 
tantes ne  lui  a  jamais  appartenu  1 


Qu'elle  reste  seule  avec  son  prince  I 


—  Est-il  possible  !  exclama  Miradoux. 

_  Oui  mon  ami,  oui!  voilà  quinze  mois  que  nous  errons!  quinze  mois 
que  nous  persécutons  des  innocents,  que  nous  nous  efforçons  de  faire  de  la 
peine  à  des  gens  qui  n'ont  jamais  compromis  M»«  Badinard  1  Au  lieu  d'être 
les  exécuteurs  fidèles  de  légitimes  vengeances,  nous  sommes  presque  des 

criminels! 

—  Quel  abîme!  gémit  l'honnête  W  Taparel. 


434  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Oui,  M"*  Badinard  était  innocente;  oui,  le  cruel  Badinard  l'a  calom- 
nie. L'album  était  tout  amplement  le  musée  des  souvenirs  d'une  cocotte 
perfide,  l'album  et  les  soixante-dix-sept  photographies  appartenaient  à 
TulipiaBalagny! 

Miradoux  courut  chercher  un  troisième  fauteuil,  l'amena  devant  la  table 
et  se  laissa  tomber,  accablé  lui  aussi  par  cette  révélation. 

Enfin,  dit-il  après  avoir  pendant  quelques  minutes  serré  sa  tête  entre 

ses  mains;  enfui,  que  reste-t-il  à  faire? 

—  Liquidation  !  gémit  Mc  Taparel. 
Liquidation  rapide  et  complète  !  acheva  Gabassol.  Je  suis  un  homme 

d'honneur,  messieurs,  et  puisqu'il  nous  est  maintenant  prouvé  que  Mme  Badi- 
nard n'était  pas  coupable,  je  considère  le  testament  par  lequel  M.  Badinard 
me  léguait  ses  millions  et  ses  soixante-dix-sept  vengeances,  comme  absolu- 
ment nul,  et  je  suis  prêt  à  renoncer  à  la  succession  ! 

Bravo,  jeune  homme,  je  n'en  attendais  pas  moins  de  vous,  fit  Me  Ta- 
parel eh  secouant  la  main  de  Cabassol. 

—  Donc,  nous  allons  liquider,  dit  Miradoux,  il  nous  faut  d'abord  avertir 
Mme  Badinard. 

Où  est-elle,  cette  pauvre  et  innocente  dame?  demanda  Gabassol. 

Après  la  mort  de  son  mari,  elle  est  allée  habiter  une  jolie  propriété 

qu'elle  possède  aux  environs  de  Fontainebleau  ;  elle  vit  fort  retirée,  dit- 
on,  et  assez  tristement  malgré  la  fortune  rondelette  qu'elle  possédait  en 
propre... 

—  Pauvre  dame!  l'avoir  crue  coupable...  soixante-dix-sept  photogra- 
phies!... Quelle  horreur!  Jamais  je  n'oserai  me  présenter  devant  elle!... 

—  Elle  a  laissé  à  Paris  un  chargé  de  pouvoirs,  Me  Mitaine,  avoué  près 
le  tribunal  civil. 

—  Écrivez  à  Me  Mitaine,  reprit  Gabassol,  dites-lui  la  vérité,  toute  la 
vérité.  Chargez-le  de  présenter  à  Mme  Badinard  l'expression  de  mes  remords 
et  informez-le  que  je  renonce  au  bénéfice  du  testament  de  feu  Badinard... 

—  C'est  entendu,  fit  Me  Taparel,  je  vais  demander  une  entrevue  à 
Me  Mitaine. 

Cabassol  donna  encore  quelques  instructions  au  digne  notaire  et  quitta 
ensuite  l'étude,  soulagé  d'un  grand  poids.  En  se  promenant  sur  le  boulevard 
pour  achever  de  dissiper  l'affreuse  migraine  que  ses  tracas  d'héritier  lu 
avaient  suscitée,  il  eut  la  bonne  fortune  de  se  jeter  à  travers  Bezucheux  de 
la  Fricottière  fils,  qui  errait,  le  nez  baissé,  avec  une  mélancolie  visible,  en 
compagnie  de  ses  quatre  inséparables,  Lacostade,  Bisseco,  Pontbuzaud  et 
Saint-Tropez. 

—  Comment,  revenus  aussi!  s'écria  Cabassol. 


A    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


485 


—  Oui,  mon  ami,  revenus  aussi,  répondit  Bezucheux,  le  train  des  maris 
a  ramené  cinq  célibataires  bien  éprouvés...  Tulipia  va  partir  pour  la  Bosnie  ; 
Tu  comprends  que  nous  ne  pouvions  rester  sans  elle  sur  les  galets  de  Dieppe, 
ces  galets  qui  ont  été  foulés  par  elle  moins  cruellement  que  nos  pauvres 
cœurs! 


Amende  honorable  à  Mmo  Badinard. 

Nous  sommes  revenus  pour  nous  étourdir,  qu'elle  reste  seule  avec  son 

prince  !  dirent  en  chœur  Lacostade,  Pontbuzaud,  Saint-Tropez  et  Bisseco. 

—  Étourdissons-nous!  murmura  mélancoliquement  Gabassol. 

Pendant  que  Gabassol  et  ses  amis  ouvraient  une  discussion  sur  les  moyens 
à  employer  pour  dissiper  les  soucis  moroses;  M0  Tarparel  prévenait  le  man- 
dataire de  Mrae  Badinard  du  changement  apporté  dans  l'affaire  de  la  succes- 
sion, par  la  révélation  de  Tulipia. 


Mon  cher  maître  Mitaine, 


Une  grande  nouvelle  !  L'album  aux  soixante-dix-sept  portraits  compromettants 
n'appartenait  pas  à  Mme  Badinard,  mais  bien  à  une  hétaïre  du  demi-monde,  dont 
je  ne  saurais  stigmatiser  trop  cruellement  la  légèreté  coupable.  M™  Badinard  n'a 


4S6  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


jamais  été  compromise,  du  haut  du  ciel  sa  demeure  actuelle,  teu  Badinard  doit 
regretter  ses  injurieux  soupçons! 

.M.  Cabassol,  le  légataire  universel  de  feu  Badinard,  après  avoir  exécuté  déjà 
quelques-unes  des  77  vengeances  imposées  par  le  testament  de  mon  client,  s'est 
arrêté  brusquement  dans  sa  tâche.  11  n'hésite  pas,  il  renonce  au  bénéfice  de  ce  tes- 
tament basé  sur  une  erreur  du  testateur. 

Informez-en,  je  vous  prie,  madame  Badinard,  et  dites-lui  combien  nous  sommes 
heureux  de  voir  son  innocence  éclater  au  grand  jour. 

Muni  de  tous  les  pouvoirs  de  M.  Cabassol,  je  viens  vous  demander  une  entrevue, 
à  l'heure  que  vous  jugerez  convenable,  dans  mon  étude  ou  dans  la  vôtre,  pour  que 
nous  arrêtions  ensemble  les  bases  d'une  transaction  amiable  et  discrète,  qui  per- 
mettrait à  M.  Cabassol  de  réparer  dans  une  certaine  mesure  ses  torts  envers  les 
personnes  injustement  soupçonnées  par  feu  Badinard,  et  qui  en  môme  temps 
remettrait  tous  ayant  droits  en  possession  du  reste  de  l'héritage. 

Je  ne  doute  pas,  mon  cher  maître,  qu'en  présence  du  beau  trait  de  désintéresse- 
ment de  M.  Cabassol,  vous  ne  partagiez  mon  admiration  pour  ce  jeune  homme, 
et  j'attends  votre  réponse. 

Agréez,  je  vous  prie,  l'assurance  de  ma  haute  considération, 

Tapahel. 

La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre,  le  liquidateur  de  la  succession  Badinard 
reçut  le  lendemain,  à  la  première  poste,  la  lettre  suivante: 

Mon  cher  maître, 

Personne,  n'en  doutez  pas,  ne  professe  plus  d'admiration  que  moi  pour  l'héroïque 
désintéressement  de  M.  Cabassol,  votre  client;  personne  n'est  plus  disposé  que 
votre  serviteur  à  s'incliner  devant  un  trait  digne  de  la  morale  en  actions  ! 

Hais  les  affaires  sont  les  affaires! 

Vous  vous  souvenez  que,  par  un  premier  testament,  feu  Badinard  avaitlégué  toute 
sa  fortune  à  la  dame  Badinard  son  épouse;  ce  testament  a  été  annulé  par  celui  qui 
instituait  M.  Cabassol  légataire  universel  de  la  fortune  et  des  vengeances  de  M.  Ba- 
dinard. Or,  si  comme  vous  le  reconnaissez,  ma  cliente  Mmc  Badinard  a  été  victime 
d'une  erreur,  le  second  testament  qui  l'injurie  si  gravement  doit  être  déclaré  caduc 
et  toute  la  succession  doit  revenir  à  ma  cliente  suivant  les  termes  et  dispositions 
du  premier  testament. 

Cela  est  parfaitement  limpide.  En  conséquence,  j'ai  l'honneur  de  vous  prévenir 
que  je  rejette  au  nom  de  ma  cliente  toute  proposition  de  transaction  et  que 
j'intente  dès  ce  jour,  à  M.  Antony  Cabassol,  un  procès  en  nullité  de  testament  et  en 
captation  d'héritage,  devant  le  tribunal  civil  de  la  Seine. 

Daignez  agréer,  mon  cher  maître,  l'hommage  de  ma  considération  la  plus 
distinguée. 

Mitaine. 

A  la  lecture  de  cette  déclaration  de  guerre,  Me  Taparel  tomba  foudroyé 
dans  son  fauteuil.  Il  s'attendait  à  des  démonstrations  d'un  étonnement  admi- 
ratif,  à  des  exclamations,  à  de  chauds  remerciements  et  voilà  que  le  man- 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


487 


dataire  de    Mme  Badinard  répondait  à  des  propositions  de  restitution  bé- 
névole parla  menace  d'un  procès  rigoureux! 

—  C'est  abominable  !  s'écria-l-il  enfin  en  retrouvant  assez  de  forces  pour 
donner  un  grand  coup  de  poing  sur  son  bureau,  allons  trouver  cet  implacable 
Mitaine  ! 

Et  saisissant  son  chapeau,  il  traversa  son  étude  comme  un  ouragan  pour 
se  rendre  rue  Dauphine,  à  l'étude  de  l'avoué. 

L'élude  de  Me  Mitaine  répondait  bien  à  l'idée  que  l'on  peut  se  faire  d'un 
antre  de  la  chicane  ;  elle 
était  située  au  deuxième 
étage,  au  fond  de  la  deu- 
xième cour  d'une  vieille 
et  sombre  maison.  Après 
un  escalier  sale  et  som- 
bre, on  rencontrait  une 
porte  sombre  et  sale 
portant  sur  une  plaque 
de  cuivre  les  mots  : 

JULES    MITAINE 

AVOUÉ 
Près  le  tribunal  civil  de  la  Seine. 
Tournez  le  bouton  S.V.P. 


Me  Taparel  tourna 
le  boulon.  Une  demi- 
douzaine  de  clercs, cour- 
bés devant  les  fenêtres 
d'une  grande  pièce  som- 
bre, paperassaient  avec  fureur;  l'un  d'eux  leva  la  tête,  mit  sa  plume  entre 
ses  dents  et  daigna  recevoir  le  visiteur. 

—  Maître  Mitaine  e3t  chez  lui?  demanda  M0  Taparel. 

—  Il  est  au  Palais  1  répondit  le  clerc. 

—  Au  Palais,  déjà!  s'écria  le  notaire. 

—  Affaire  urgente  ! 

—  Affaire  urgente!  j'ai  besoin  de  le  voir  pour  une  affaire  urgente  aussi... 
je  suis  Me  Taparel. 

—  Ah!  monsieur,  justement  M0  Mitaine  est  allé  au  Palais  pour  entamer 
Bans  relard  l'affaire  Badinard  contre  Gabassol. 

—  Déjà  !  s'écria  Me  Taparel. 

—  Oui,  monsieur,  et  vous  voyez,  nous  sommes  tous  occupés  pour  Badi- 


Les  cœurs  de  Bezucheux,  Laoostade  et  entres  foulés  par  Tulipia. 


488  LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


iiaitl  contre  Gahassol  :  mémoire  aux  juges  pour  Mme  Badinard,  requêtes,  si- 
gnifications, assignations  et  autres  menues  pièces  de  procédure. 

—  Me  Mitaine  ne  perd  pas  de  temps!  dit  amèrement  M°  Taparcl,  mais 
j'espère  encore  arrêter  tout  cela  ;  envoyez,  s'il  vous  plait,  quelqu'un  au  Palais 
pour  avertir  M°  Mitaine  de  ma  présence  ici,  et  pour  le  prier  de  venir  conférer 
un  instant  avec  moi,  avant  de  passer  outre. 

Un  clerc  s'empressa  de  courir  chercher  M*  Mitaine  au  greffe  du  tribunal . 
civil.  Ce  fut  l'affaire  d'une  demi-heure,  M0  Mitaine  arriva  bientôt  sur  les  pas 
de  sod  clerc. 

C'était  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  au  profil  anguleux  et 
chafouin,  aux  yeux  très  mobiles  clignotant  derrière  un  lorgnon  à  verres 
bleus,  à  cheval  sur  un  nez  presque  malicieux  ;  sa  bouche  pincée  et  ses  pom- 
mettes saillantes  étaient  encadrées  de  longs  favoris  beurre  frais  reliés  à  une 
chevelure  de  la  même  couleur,  disposée  avec  des  prétentions  à  l'élégance. 

11  aborda  M*  Taparel  avec  de  chaleureuses  poignées  de  main  et  l'entraîna 
dans  son  cabinet. 

—  Enchanté,  cher  maître,  de  l'honneur  de  votre  visite  !  dit-il,  comme  je 
vous  l'avais  annoncé,  je  m'occupais  de  notre  affaire,  j'étais  allé  au  Palais 
pour... 

—  C'est  aller  un  peu  vite  en  besogne,  et  vous  auriez  pu  me  voir  avant  de 
commencer  le  feu.  Voyons!  est-il  possible  que  vous  songiez  sérieusement  à 
nous  attaquer  devant  le  tribunal  civil,  quand  mon  client,  de  lui-même,  vient 
renoncer  à  la  succession  de  M.  Badinard... 

—  Comme  homme,  j'admire  ce  beau  trait,  mais  comme  avoué  je  ne  dois 
pas  me  laisser  arrêter  par  des  raisons  sentimentales  !  Mandataire  de  Mm9  Badi- 
nard, je  ne  vois  qu'une  chose  :  feu  Badinard,  obsédé  par  d'injurieux  soup- 
çons contre  la  dame  son  épouse,  lègue  par  un  testament  que  je  qualifierai 
seulement  d'étrange  et  de  bizarre,  sa  fortune  à  un  parent  éloigné,  à  la  condi- 
tion expresse  que  ce  jeune  homme  le  vengera  de  77  personnes  qu'il  accuce 
d'avoir  compromis  la  dame  son  épouse.  Le  legs  était  subordonné  à  l'exécu- 
tion de  ces  vengeances,  puisque,  dans  un  dernier  paragraphe,  feu  Badinard 
dit  qu'en  cas  de  non-exécution  dans  un  certain  délai,  toute  sa  fortune  servira 
à  l'édification  «  dans  un  endroit  sain  et  désert,  d'un  Refuge  pour  les  maris 
maltraités  par  le  sort.  » 

—  C'est  vrai,  dit  Je  notaire. 

—  Donc  puisque,  par  suite  de  la  découverte  de  l'innocence  absolue  de 
Mmc  Badinard,  le  légataire  de  feu  Badinard  reconnaît  n'avoir  aucune  ven- 
geance à  exercer,  le  legs  fait  par  M.  Badinard  tombe  de  lui-même.  —  11  en 
est  de  même  de  la  disposition  de  feu  Badinard  pour  le  cas  où  les  vengeances 
imposées  ne  pourraient  être  exercées,  —  feu  Badinard  n'ayant  pas  eu  de 


LA    GRANDE   MASCARADE   PARISIENNE 


Liv.  62. 


M"  Jules  Mitaine,  avoué  de  M"  Badinard. 


LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE  491 


déboires  conjugaux,  n'a  pas  à  faire  élever  de  «  Refuge  pour  les  maris 
maltraités  par  le  sort.  »  C'est  limpide  1  trouvez-vous  mon  raisonnement 
limpide  ? 

—  Parfaitement,  mais... 

—  Je  n'ai  pas  fini.  Ce  testament  étrange  et  injurieux  annulé,  le  précédent 
testament,  par  lequel  feu  Badinard  léguait  tous  ses  biens  à  son  épouse, 
reprend  toute  sa  force... 

—  Parfaitement,  mais... 

—  Attendez!  or,  pendant  quinze  mois  M.  Cabassol  a  été  en  possession  de 
la  succession,  il  a  usé,  dépensé... 

—  Beaucoup  !  fit  le  notaire,  je  pourrais  dire  énormément!  mais  ce  sont 
des  dépenses  pieuses,  faites  uniquement  dans  le  but  d'exécuter  promptement 
les  volontés  du  testateur.  En  ma  qualité  d'exé- 
cuteur testamentaire,  j'avais  pour  instruction 
de  feu  Badinard  de  fournir  toutes  les  som- 
mes nécessaires  à  la  prompte  réalisation  des 
soixante-dix-sept  vengeances... 

—  Comme  mandataire  de  ma  cliente  je 
proteste  contre  ces  dépenses.  Mm*  Badinard 
reconnue  innocente,  doit  être  remise  en  pos- 
session de  tous  les  capitaux  provenant  de  la 
succession,  c'est  limpide  ! 

—  Non  !   S'écria  Me  Taparel.  Beiucheux  accablé  par  le  chagrin. 

—  Pardon,  la  limpidité  de  mon  raisonne- 
ment n'est  pas  discutable  !  Je  reprends...  Mme  Badinard  reconnue  innocente, 
doit  être  remise  en  possession,  etc.,  plus  les  intérêts  depuis  quinze  mois... 

—  Par  exemple  ! 

—  Rien  de  plus  juste  !  je  suis  sûr  que  le  tribunal  abondera  dans  mon 
sens...  plus... 

—  Encore  I 

— -  Naturellement!  plus  les  dommages  et  intérêts  qu'il  plaira  au  tribunal 
de  nous  accorder  et  que  moi,  avoué,  mandataire  de  Mme  Badinard,  j'évalue 
très  modestement  à  la  somme  de  trois  cent  cinquante  mille  francs,  et  ce,  sous 
les  plus  expresses  réserves  de  tous  nos  droits  à  indemnités  non  prévues  encore. 

—  Trois  cent  cinquante  mille  francs  de  dommages  et  intérêts  !  s'écria 
Me  Taparel,  mais  c'est  odieux!...  Mon  client  a  montré  la  plus  entière  bonne 
foi;  s'il  a  accepté  le  legs  de  feu  Badinard,  c'était  avec  l'intention  de  remplir 
convenablement  les  conditions  à  lui  imposées.  Il  reconnaît  l'erreur  du  testa- 
ment, mais  il  ne  doit  pas  en  être  rendu  responsable  puisqu'elle  est  du  fait 
du  testateur,  M.  Badinard?  Cela  aussi  est  limpide? 


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LA    GRANDE    MASCARADE    PARISIENNE 


—  Le  tribunal  appréciera.  Mon  cher  maître,  l'affaire  est  entamée,  nous 
allons  avoir  un  joli  petit  procès  Badinard  contre  Gabassol.  Gaptation  d'héri- 
tage, nullité  de  testament,  etc.,  etc.. 

—  Voyons!  ne  pourrait-on  pas  transiger?  il  n'est  pas  possible  que  vous 
soyez  assez... 

—  Oh!  aucune  transaction  n'est  possible.  Nos  droits  sont  limpides,  le 
tribunal  ne  peut  manquer  de  faire  droit  à  de  si  légitimes  revendications! 

M*  Taparel  partit  furieux.  Cabassol  prévenu  déjà  par  ministère  d'huis- 
sier, l'attendait  chez  lui,  accablé  parées  nouveaux  soucis. 

—  Plaidons,  puisqu'ils  le  veulent  !  s'écria  Me  Taparel,  vous  allez  constituer 
avoué  et  réclamer  six  cent  mille  francs  de  dommages  et  intérêts  pour  les 
dérangements  et  tracas  occasion